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— Vous êtes célèbre, me dit-il, vous irez loin.

J'avance prudemment sur les marches quand j'entends ces paroles. Paroles d'augure mal-aisé ; le bâton n'avait pas découpé, dans mon ciel, un temple glorieux. Non, le ciel m'était tombé sur la tête et mon cerveau fuyait des souvenirs, des images, des petites gouttes de choses floues.

D'abord il y avait Maman, et les dents de Maman extra-blanches comme de l'Ivoire. Je profite de chaque occasion pour saisir, entre la porte de ses lèvres, ce pur éclat éléphantin dans l'obscurité de sa bouche et de sa langue tapissée de noir. J'en ai mal aux yeux comme c'est éblouissant de blanc.

(Elle sourit souvent, heureusement.)

Elle joue du piano et c'est là qu'elle sourit le plus, toutes dents dehors. Elle fait Beethoven et sourit au son des sonates appliquées, passionnées, pathétiques ; une blanche, une noire ; une blanche, une noire ; mais c'est bientôt l'heure du Dodo, malheureusement.

Et tout à coup le souvenir disparaît, il s'en retourne à la cité de cervelle ramollie, aux égouts tout percés, dispersés, déversés.

— C'est par là, me dit-il.

C'est mon agent qui me montre la belle entrée ; autour, des guirlandes d'éclairs jupitériens — des photographes — expulsent d'infinis jets de blanc. Infinis parce qu'il pénètrent mon oeil et y restent pendant de longues secondes ; jaunis, rougissant, puis éclatant de nuit — j'en deviens aveugle et c'est mon agent qui me prend le bras pour me guider, levant le bras, levant la main au bout de son bras et levant les doigts de sa main pour signifier à tous les bulbes lumineux que l'on a eu son compte.

La projection a lieu dans une salle immense et cramoisie de sièges en velours. Un brouhaha excité emplit les murs de murmures rebondissant partout, jusque dans mes oreilles, et j'entends, au passage, des commentaires sur la programmation, les pronostics, les probabilités. Des récompenses il y en aura pour tout le monde, évidemment ; enfin, tout le monde qui le mérite. En fais-je partie, ou non, je ne me suis jamais posé la question. J'agis — je fais —, c'est tout, et j'ai le droit de voir mon image projetée sur grand-écran en compagnie de centaines de spectateurs.

Comme je ne connais pas le numéro de mon siège, c'est mon agent qui me fait asseoir sur un fauteuil gravé E-87 ou E-78, je n'ai pas le temps de voir.

87 ans c'est l'âge où Grand-Père est mort, et 78 c'est l'année de ma naissance. Mon grand-père s'appelait E... , comme moi. Sur ce fauteuil instable se mélange deux correspondances, deux vies. C'est assez pour sentir les mains calleuses, puis les ongles de Grand-Père lorsque je fait glisser ma paume sur le velours hirsute et opaque jusqu'aux accoudoirs d'ébène verni.

La corne de ces doigts secs et durs a fait jaillir un autre souvenir, d'autres images, et la projection de ce film intérieur coincide avec le rai allongé de lumière poussiéreuse qui vient inonder l'écran de cinéma : celui que je vois, ce n'est pas moi. C'est lui. Et la femme qui m'accompagne à l'écran, ce n'est pas une actrice ; c'est ma mère, alors que les deux corps s'unissent sur une immense, imminente image en noir et blanc.

Lyon, le 4 décembre 2021.

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