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Albert n'avait jamais fait de prison de sa vie.

Une grande première, donc, lorsque les policiers en cuir le conduisirent dans sa cellule - sorte de frigo où se bousculaient du jambon et des bouteilles de lait. Au milieu du froid il se rapellait sa femme, ce qui lui donna un peu chaud ; l'atmosphère devint tiède.

L'image qu'il se construisit d'elle n'avait jamais été si désirable, si aimante, si belle. Il regrettait maintenant les serments devant l'autel, voulait tout revivre de A jusque Z, prendre un nouveau départ dans la course effrénée du mariage qui tend au bonheur et à l'allégresse de deux êtres. Seul dans ses pensées, il aimait Annette ; mais il se souvint du goût insipide de ses sentiments chaque fois qu'elle avait mis au monde un fils, ou bien chaque fois qu'elle cuisinait un plat de femme au foyer. Ce n'était pas son épouse qu'il chérissait, c'était Annette.

Les hauts-parleurs de la prison diffusèrent Rhapsody in Blue de Georges Gershwin. Les barreaux se balancèrent, tandis que les gardiens entamaient une danse furieuse devant les cellules. Albert héla l'un d'eux.

 - Qu'est-ce qu'on fête ?

 - Le 100ème prisonnier.

Il vit en effet une femme trappue accrocher une plaquette en or, où était gravé :

"Se trouve ici la cellule qui accueillit A. Nard-Lhermite, centième prisonnier de la prison Delta."

 - Je suis le centième incarcéré ? s'étonna Albert.

 - Ouais, prend pas la grosse tête, rétorqua le garde.

 - Il faut que je l'annonce à ma femme !

 - En temps voulu, pour l'instant, ferme ta gueule.

Albert se tut et s'assit au fond de sa cellule-frigo. On lui annonça quelque temps après qu'il pouvait passer un coup de fil.

Il s'empara du cordon puis frappa le mur pour composer le numéro d'Annette. Il approcha le fil de son oreille : le téléphone sonnait. Un coup. Deux coups. Une voix répondit, il lança :

 - Annette ? C'est toi, Annitounette ?

 - Non.

 - C'est qui ?

 - Deckard.

 - Ah, vous... Mais qu'est-ce que vous faites chez moi ?

 - Annette et moi... célébrons la réussite de notre affaire.

 - Vous voulez dire, de votre acoquinage.

 - Ca existe ça, comme mot ?

 - Peu importe. Passez-moi ma femme. Je veux lui parler - seul.

 - Elle est occupée.

 - Désoccupez-la.

 - C'est-à-dire que... Il faudrait qu'elle...

 - Qu'y a-t-il ? fit Annette d'une voix lointaine.

 - Annie, te voilà ! gémit Albert.

 - Pousse-toi, Deckard... Que me veux-tu, homme ?

 - Je t'aime.

 - C'est trop, et puis zut, tu m'as fait un coup très sale.

 - Si j'avais eu le temps de t'expliquer...

 - Un vol d'anicode, ça ne s'explique pas. C'est du barbarisme, et tu m'as menti.

 - Je regrette.

 - C'est ça, et puis quoi encore.

 - Tu me manques.

 - Arrête.

 - Annette...

 - Arrête, j'ai dit.

 - Je t'ai pris ton anicode...

 - ARRÊTE !

 - ... pour te sauvegarder.

 - Quoi ?

 - Tu as toujours détesté l'idée de la reproduction codée. Jamais je n'aurais pu te demander d'inscrire tes chiffres à l'hôpital...

 - Comment ça ? Pour quoi faire ?

 - Pour te faire revivre, quand tu seras morte.

 - Mais c'est dans longtemps !

 - Et alors ? On est jamais trop prudent. Un code génétique jeune aurait plus de chance de conclure à de bons résultats... Tu n'avais pas changé ton anicode depuis la veille de notre mariage. L'échéance venait dans quelques mois. Je voulais garder cette Annette dont je suis tombé amoureux.

 - C'est romantique, sans l'être. Tu m'annonces que tu ne m'aimes plus ?

 - Je t'annonce que je t'aime, mais il y a dix ans.

 - Goujat.

 - Je sais. Maintenant je vais purger ma peine.

Il s'appuya contre le mur, frotta ses yeux au niveau de l'arrète du nez, et souffla :

 - Au fait... Je suis le centième prisonnier.

Lyon, le 25 septembre 2018.

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