Le monde sain promis

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« La muselière tombée, l'homme ne s'était pas rendu compte qu'une autre réalité le condamnait encore au silence »

- Quelqu'un avant le printemps 2080


Printemps 2080 Lundi 04 avril


Après des années tortueuses, Clarisse respire à plein poumon. Rien n'obstrue plus ses narines et ses lèvres tremblantes. Plus de masque. Plus de confinement. Plus de cette solitude oppressante qui a dévoré sa vie et celle des siens depuis trop d'années déjà. Cette salle vide isolée du reste du monde où elle s'est vue mainte et mainte fois mourir. Seule.


Une larme ronde et claire se déroule sur sa joue.


La voix robotisée résonne au dessus d'elle en boucle d'une bienveillance tendre : « Bienvenue dans le monde sain promis ».


Les chiffres des condamnés à mort se sont figés. Sur le grand tableau noir des mauvaises nouvelles la flèche hostile des décès est retombée se briser sur l'autel des Victoires humaines. La maladie s'est engluée sur elle-même. La pandémie était vaincue. Elle était morte. Seule.


Été 2082 Mercredi 12 août


Clarisse referme sa bouche sur le fruit qui éclabousse ses joues creuses. Des perles sucrées s'accrochent à ses lèvres. Sa peau claire aspire les rayons d'un soleil matinal. Un vent léger caresse les boucles désorganisées de ses cheveux.


Le gamin arrose Elizabeth avec un sceau d'eau. La fillette rit aux éclats. Mathéo s'avance dans sa direction mimant une démarche monstrueuse. Elizabeth court à la rencontre de Clarisse. Elle attrape ses bras et se cache derrière ses longues jambes blanches. Sa tête dépasse à peine ses genoux. Ses petites mains juvéniles contre sa chair nue.


La poire s'échappe de ses mains. Le parfum de vanille de la petite fille emplit ses narines. Elle finit par la serrer très fort contre elle humant plus encore l'arôme fugace de l'enfance.


Au loin la voix robotique comme dans un murmure étouffé résonne à travers les champs irradiés de soleil : « Le monde sain nous protège de la pandémie »


Printemps 2090 Mercredi 04 mars


Blottie dans le fauteuil du salon contre Mathéo qui joue avec ses légos les images à la télévision défilent. Un concert réuni presque 3 000 personnes dans la capitale. Un spot publicitaire vend les mérites d'une purée bio sans aucun conservateur. Des étudiants dansent dans des rues bondées alors que la braderie de Lille s'installe peu à peu sous les commentaires experts des journalistes. Des montagnes de moules s'amassent à l'entrée des restaurants. Les premiers clients s'installent en terrasse. Des jeunes arborent des tee-shirt bleu pâle avec écrit en blanc et en toutes lettres « Un monde sain ». Ils glapissent de joie à l'approche de la célébration des 10 ans de l'ère sans COVID.


Dans la cuisine, le mari de Clarisse et son fils sortent le poulet du four :


- On verra si ma purée faite maison sera meilleure que celle de Mama-téloche lance le plus âgé des deux hommes d'un air de défi.


Clarisse entend le plus jeune le taquiner. Un nouveau spot publicitaire rugit des courbes géométriques de Mama-téloche : « un monde sain prolongé ? Contactez les infirmières de vie et travaillons ensemble à la guérison du monde . » L'image d'une mer radieuse au cœur des tropiques remplace l'information du gouvernement et Clarisse se met à rêver d'eau turquoise en compagnie de son époux.


Printemps 2090 Mercredi 04 mars


Les photos des malades emportés par la maladie tapissent les murs les plus proches mais plus personne ne les voit vraiment. Des masques brûlent au cœur d'un brasier géant. La foule rit et danse à la chaleur bienheureuse. Les plus jeunes sont déguisés en petits infirmiers. L’alcool rougit les visages. Clarisse trinque avec Rose. Le champagne lui monte doucement à la tête.


Le souvenir du COVID flambe avec les masques d'une autre époque. La maladie ne brise plus personne. Les applaudissements aux fenêtres se sont tus.


Hiver 2093 Jeudi 15 décembre


Les lumières se rallument. Sur l'écran géant la blonde voluptueuse et son ami disparaissent derrière les noms de leurs interprètes. La bande son est couverte par des applaudissements éparses. Le reste de la salle comble semble encore retenir son souffle. Clarisse éponge ses paupières. Du coin de l’œil elle constate que son amie a également les yeux brillants. La salle se vide. Une flot continu de badauds émerveillés commencent à quitter l'obscurité heureuse du cinéma.


Une légère odeur de pop-corn sucré plane encore dans la rue lorsque les deux femmes attendent le taxi. Le rouge à lèvre de Rose brille comme un feu sous les décorations de Noël :


« Quel film émouvant ! S'enthousiasme Clarisse en portant ses mains contre son cœur.


- Cela faisait longtemps.
.

- Une décennie je crois !


Elles éclatent de rire. Le taxi se gare à leur hauteur.


- Tu ne peux pas rester un peu ? Questionne Rose.

- Désolé ma biche. Ce soir on fête les 13 ans de Mathéo un peu en retard !

- On se dit à l'année prochaine alors ou ça te fait trop juste ?

- Même mois, même jour !

- Bonne soirée saine ! Lance Rose dans un grand sourire avant d'ouvrir la porte de la voiture.

- Bonne soirée saine à toi aussi ! »


Hiver 2099 Vendredi 24 décembre


Les paquets cadeaux couvrent le parquet du salon. Des serpentins dorés dessinent des arabesques compliquées sur le tapis moelleux. Elizabeth retire sa nouvelle poupée de l'emballage avec de petits cris excités. Mathéo pianote sur sa console. Le petit Lucas d'à peine 2 ans dort sur le canapé dans les bras de ses parents. Un Disney à la télévision s'achève sur le chant endiablé de Mickey et ses amis. Le fils de Clarisse regarde sa propre mère avec une tendresse infinie alors qu'elle aide Elizabeth à coiffer son jouet neuf.


Les guirlandes du sapin clignote. Sur la table à manger la bûche de Noël fond sur la nappe et l'oncle Manu enclenche une nouvelle fois le homard dansant sous les visages ravis des petits neveux et nièces.


Le mari de Clarisse passe tendrement ses bras autour de sa taille. Elle a vieilli. Lui aussi. Il caresse du bout des doigts son visage ridé. Elle porte la broche d'hirondelle qu'il lui a offert quelques minutes plus tôt. L'hirondelle qui nous quitte chaque hiver pour revenir parfaite la saison suivante : aux heures plus clémentes de la vie.


« Clarisse. Clarisse. Résonne la voix robotique au dessus de la scène comme figée dans le temps. Il est l'heure.


- Déjà fini ? Demande surpris le vieux Monsieur qui prend de l'âge loin d'elle.

- Maman ! S'alerte le bon fils en réveillant son enfant brusquement.

Le gamin hurle de mécontentement. Sa mère fait mine de ne pas entendre la conversation.


- Si c'est une histoire d'argent je peux vous offrir plus de jours dans le monde sain à toi et Papa.


- Va...va... garde ton argent pour voir grandir les petits. A bi... »


Hiver 2099 Vendredi 24 décembre


L'infirmière de vie masquée retire délicatement le casque des yeux de Clarisse. Les lumières clignotent autour d'elle mais l'arbre de Noël a disparu.


- Ça va comme vous voulez ? Demande l'infirmière en s'éloignant précautionneusement de la vieille femme.


Clarisse s'entend acquiescer d'une voix perdue.


- J'ai posé votre plateau repas sur la table. Pour respecter la distanciation physique demain je fais comme d'habitude et le glisserai par l'ouverture de la porte c'est bien entendu ? S'il vous faut quelque chose n'hésitez pas à poser votre bon de marchandises dans l’entrebâillement.


La petite chambre semble un peu plus petite qu'à l'ordinaire.


- Votre prochaine visite dans le monde sain ? Interroge l'infirmière de vie.

- Dans 5 ans, même mois, même jour. Ma petite retraite ne me permet pas plus. Merci.

- Bonne journée saine Madame.

- Bonne journée saine.

L'infirmière sort de la chambre. Le verrou se referme. La fenêtre de Clarisse renvoie sur une ligne d'immeubles aux chambres tout à fait semblables à la sienne. Leurs occupants collés aux vitres. Les rues sont vides. Parfois une infirmière de vie en cosmonaute passe d'un immeuble à l'autre. Quelque part son mari poursuit sa fête de Noël. Demain son fils reprendra consciencieusement le télé-travail. La vieille femme pose sa tête contre les carreaux frais. Le ciel n'a pas d'étoile ce soir. Cinq ans c'est long. Elle risque de s'ennuyer dans cette chambre. Elizabeth va encore pousser trop vite.


Clarisse soupire de quiétude pourtant : isolés les uns des autres les humains ont vaincu la maladie.


Bonne journée saine à tous.

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