Chapitre 11 (1/2)

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  Le feu craquait dans la nuit, lançant ses étincelles, petites lueurs éphémères dans l’obscurité.

 Hemrik s’étala sur le dos à côté des flammes, déviant de son épée la lame qui s’abattait sur lui. D’une roulade, il évita la seconde attaque et commença à se redresser, mais l’acier siffla à nouveau et il n’eut que le temps de se jeter sur le côté pour esquiver. Il sentit soudain le froid du métal glisser sur la peau fragile de son cou et il s’immobilisa.

 Sans un mot, Drya enleva son arme de la carotide du jeune homme et la rangea. Elle s’assit près du feu et secoua le bois brûlant avec une branche, renforçant les flammes et multipliant les étincelles. Hemrik se releva en haletant. Il était à bout de souffle après la séance d’entraînement, alors que la jeune femme semblait n’avoir fourni aucun effort. Il se laissa tomber en tailleur de l’autre côté du feu. Un regard de reproche de la guerrière le fit se remettre debout et il exécuta les étirements qu’elle lui avait appris.

 Deux neuvaines plus tôt, l’Erdrelien cassait toujours les roches de Malrayel à la recherche de minerais précieux, et maintenant il voyageait aux côtés de la combattante taciturne, sans trop savoir où ils allaient. Il n’était jamais sorti de Ragorna avant cela, et n’avait jamais pris la peine de consulter des cartes.

 À la sortie des galeries, Drya ne lui avait pas laissé le temps de se réhabituer à la lumière du jour. Le jeune homme avait creusé une tombe pour sa sœur pendant qu’elle montait la garde. Le vent portait l’odeur de fumée et de sang jusqu’à eux, chargeant l’air d’un parfum âcre de mort. Il avait voulu dire quelques mots devant le petit amas de terre sous lequel dormira sa sœur pour l’éternité, mais il ne savait quoi dire. Alors les deux compagnons avaient tourné le dos à la Ville d’Or et étaient partis vers le nord, loin des combats, en longeant l’Axis.

 Les premiers jours furent difficile pour Hemrik qui n’avait jamais voyagé et survécu dans la nature. Cependant, il s’accrochait. Pour sa sœur. Pour ne pas qu’elle soit morte en vain en venant le libérer. Les journées étaient chaudes, les nuits froides. Ils ne rencontraient que des villages désertés et brûlés par la guerre. Une fois, ils virent au loin un petit groupe de réfugiés, mais ne s’en approchèrent pas. À un autre moment, ils croisèrent un pendu, recouvert de corbeau, et Hemrik remit le peu qu’il avait sur l’estomac, sous le regard mi-désapprobateur mi-inquiet de Drya.

 La seule nourriture qu’ils trouvaient était des baies et des racines, et la faim tenaillait leur ventre. Ils parvenaient parfois à se nourrir dans les champs abandonnés, mais les moissons n’étaient par encore arrivées et les aliments loin d’être consommables. Des animaux avaient croisé leur route, quelques lapins et beaucoup d’oiseaux. Néanmoins, les deux affamés avaient beau avoir un arc et des flèches, aucun des deux ne pouvait s’en servir, l’un par inexpérience et l’autre par incapacité physique. Hemrik voyait bien que Drya souffrait toujours de son épaule qu’elle gardait immobile. De son œil droit aussi, qu’elle avait masqué avec un bout de tissu.

 L’Erdrelien n’arrivait pas à comprendre cette femme. Elle ne parlait pas beaucoup, semblait toujours perdue dans ses pensées et surtout il avait l’impression qu’il était de trop pour elle, et qu’un matin il allait se réveillé seul. Cependant, elle était plus que prévenante à son égard, lui laissant presque toute la nourriture et prenant une bonne partie des tours de garde pendant la nuit. Elle ne l’entrainait pas encore autant à ce moment-là, les longues journées de marche le laissant trop exténué. Elle lui montrait cependant de multiples mouvements, surtout d’échauffement et d’étirement. La jeune femme avait une énergie incroyable, et même si la fatigue se lisait sur son visage, elle ne s’arrêtait jamais, ne se plaignait jamais.

 Sept jours auparavant, les deux compagnons de voyage étaient enfin tombés sur un village toujours habité, même si les affres de la guerre avaient laissé des séquelles visibles. Là, malgré la méfiance évidente des résidents, et surtout grâce à la bourse bien remplie volée à feu le roi Tolsten, ils avaient pu s’acheter des vêtements corrects, ainsi que de la nourriture et dormir dans un bon lit à l’auberge. Hemrik serait bien resté au moins un jour de plus dans le village, pour se reposer, mais Drya ne l’entendait pas de cette oreille et ils avaient repris leur route à travers les prés et les champs à nouveau occupés par les paysans et leurs bêtes, vers l’ouest.

 Après cette escale, la guerrière avait commencé à l’entraîner sérieusement. Ce n’était pas fameux. Même avec un bras inerte elle le mettait à terre en quelques secondes. Il se doutait bien que quelques jours d’apprentissage ne feraient pas de lui un bretteur émérite, mais la manière dont elle le vainquait à chaque fois, sans efforts, sans une once de sollicitude ou d’encouragement était assez frustrante. La jeune femme lui avait pourtant semblé sympathique et conciliante lors de leur première rencontre. Cependant, elle ne lui laissait aucun répit, l’exerçant sans relâche pendant près d’un quart de cadran chaque soir, l’attaquant dès qu’il se relevait après une défaite.

 Hemrik soupira en regardant Drya. Les flammes se reflétaient dans son œil brun, lui donnant l’air farouche. La jeune femme ne le terrifiait pas, loin de là, mais il la craignait. Il avait parfois l’impression de ne pas marcher à côté d’une humaine, mais d’un loup, imprévisible et mortel.

  — Lorsque tu as accepté que je t’accompagne, tu as dit qu’ainsi le voyage serait moins monotone, commença-t-il prudemment. Je pensais que tu étais contente d’avoir un compagnon de route et de ne pas te retrouver seule. Mais je me trompais n’est-ce pas ? Si tu ne veux pas de moi, dis-le une fois pour toute. Je n’en peux plus de cette situation.

  — J’ai une dette envers ta sœur.

  — Encore ! explosa l’Erdrelien. Tu n’as que cette phrase à la bouche ! Dis autre chose pour une fois, explique-moi !

 La jeune femme sembla vouloir parler, mais elle se ravisa en se levant et disparaissant dans la nuit, laissant Hemrik seul avec les flammes.

 Drya marcha quelques minutes, écoutant les grillons, sentant les chauves-souris voleter autour d’elle. L’obscurité l’enveloppait. Hemrik lui avait crié après, l’avait intimé de revenir pour s’expliquer, de ne pas encore fuir devant la discussion. Elle s’arrêta et jeta un coup d’œil derrière elle, mais il ne la suivait pas. La guerrière regarda le garçon dont la silhouette se découpait nettement dans les ténèbres.

 Les visages de tous ceux qu’elle avait aimés dansaient dans sa tête sans s’arrêter. N’Bewe, Kaly, Gard, Erik,… tous les Loups Ardents qui l’avaient acceptée comme leur sœur d’arme, dans leur famille. Elle repensa à la petite Maïly qu’elle respectait malgré le peu de temps passé avec elle. La gamine aurait pu devenir une formidable guerrière avec le caractère qu’elle avait. Quel plaisir elle aurait eu à l’entraîner ! Mais ils étaient tous morts, les Loups, Maïly, même les mineurs qui seraient peut-être toujours en vie si elles ne les avaient pas libérés. Et maintenant ce garçon. Elle ne voulait pas s’attacher à lui. Elle avait peur de s’attacher à lui. Comme si ne pas l’apprécier le protégeait d’une mort certaine. La malédiction d’être aimé par Drya.

 — Quelle idée stupide… persifla Louve.

 La jeune femme avait d’abord essayé l’indifférence, de ne le considérer que comme un individu marchant à côté d’elle, juste quelqu’un allant dans la même direction, à la même vitesse et s’arrêtant aux mêmes endroits. Sans succès. Alors elle avait tenté de le haïr. Si l’absence de sentiments n’était pas envisageable, elle s’en créerait de mauvais. Cela n’avait pas non plus été une grande réussite, il faut bien l’avouer. Il y a avait quelque chose dans ce garçon, comme chez sa sœur, une force de caractère qui n’avait pas encore éclot. Dans sa manière de marcher, de se battre, de continuer malgré les défaites et les difficultés, elle voyait l’âme d’un guerrier. Pourtant, à leur rencontre, elle l’avait pris pour un faible à pleurer autant sur le corps de sa sœur. La tristesse pour elle devait être intérieure et non pas déborder ainsi. C’était pour elle un signe de fragilité. Elle se rendait compte à présent qu’elle s’était trompée sur toute la ligne.

 — Oh pitié, arrête de te lamenter ainsi ! Si tu ne veux pas prendre le moindre risque, laisse-moi ta place et va pleurnicher aux fins fonds de ton esprit, tu n’auras plus à te préoccuper de rien au moins…

 — Bien essayé Louve, mais je ne suis pas déprimée à ce point.

 — Alors comporte-toi comme une femme, apprécie-le ou pas, qu’importe, mais arrête de te torturer avec ça, ton état d’esprit déborde sur le mien et cela me rend dingue !

  Drya sourit. Louve était peut-être de trop dans son corps, mais elle avait au moins le mérite de l’aider à mettre au clair ce qu’elle ressentait.

 — Excuse-moi Hemrik, fit la guerrière en allant se réinstaller sur sa couverture, j’avais besoin de me resituer.

 — Par les dieux ! Une phrase de huit mots ! Cela change des sept habituels, répliqua-t-il, cynique. Peut-être que maintenant tu vas enfin faire l’effort de m’expliquer où on va ? Si tant est que nous ayons un endroit où aller et que nous ne marchons pas depuis deux neuvaines pour le plaisir.

 — Il y a bien un endroit oui, une forêt près d’un lac, au sud de Nenntela, là où j’ai rencontré les Loups Ardents. Le voyage va être long car il nous faut éviter les lieux où la guerre a fait des ravages. Les batailles en font souvent des endroits dangereux remplis de pillards et d’opportunistes. À deux, avec toi inexpérimenté et moi blessée, ça ne sert pas à grand-chose de prendre des risques inutiles. Dans quelques jours, nous obliquerons vers le sud-ouest, puis vers le sud. Nous dépasserons ainsi les grands champs de bataille.

 — Et pourquoi allons-nous là ? demanda Hemrik, non plus en colère, mais à présent intrigué.

 — Parce que c’est là que se situent mes premiers souvenirs. Je suis amnésique, je ne me souviens de rien avant ces cinq dernières années, à part quelques flashs dans mes rêves qui n’ont ni queue ni tête. La seule chose dont je sois sûre sur mon passé, c’est qu’on m’a entraînée au combat, et bien entraînée.

 — Et tu penses qu’il y aura là-bas des indices ? Après cinq années ?

 — J’espère. Je n’ai pas d’autres pistes. Une autre chose aussi que tu mérites de savoir…

 — Ne lui dit pas ! l’interrompit Louve.

 — Et pourquoi donc ?

 — Je suis curieuse de voir sa tête la prochaine fois que je prendrais le contrôle.

 — … Nous ne sommes pas que nous deux à voyager, continua Drya en levant les yeux au ciel.

 — Sale garce…

  — Pardon ?

 Hemrik regarda autour de lui, tentant de percer les ténèbres insondables. Drya rit légèrement.

 — Non, ne t’inquiète pas, personne ne nous observe tapi dans le noir. La troisième personne n’a pas de corps à elle. Louve vit en moi.

 Lentement, l’Erdrelien remit ses yeux bleu foncé sur sa compagne de voyage. Drya connaissait bien ce regard, celui où ne se lisait qu’une seule question : était-elle folle ? Elle s’était elle-même souvent posé la question, et la réponse était invariable. Non, elle ne l’était pas. Deux consciences vivaient dans ce corps. Deux être biens distincts.

 — Je savais que tu me fixerais comme cela. Il y a beaucoup de chose dans ce monde que je ne m’explique pas, et cela en fait partie. Tu ne me croiras sans doute pas tant que tu ne l’auras pas vue de tes propres yeux. Cela devrait arriver à un moment ou un autre, elle prendra le pas sur moi et pendant quelques temps c’est avec Louve que tu voyageras, et non plus avec moi. Elle est violente, et très dangereuse, mais elle ne te fera aucun mal.

 — C’est rassurant… marmonna Hemrik, pas tout à fait convaincu. Ça fait plaisir tu sais, de savoir que tu peux aligner plus de quelques mots.

  — Cela me fait plaisir de les aligner, sourit Drya.

  — Dors, je prends le premier tour de garde, parler autant a dû te fatiguer.

 La jeune femme ne se fit pas prier, elle était en effet exténuée. Pas d’avoir parler cependant, non, c’était son épaule qui l’affaiblissait ainsi. Elle savait rester impassible devant Hemrik, mais elle souffrait énormément. Les fragments d’os bougeaient sous sa peau et entre ses muscles, se remettant d’eux-mêmes à la bonne place. La guérison allait, comme elle le pensait depuis le début, être complète, mais, en attendant, la douleur restait omniprésente. Elle s’endormit rapidement et rêva à nouveau, mais plus des formes floues habituelles. Non, son rêve était bien net cette fois. Parler de la forêt et du lac avait fait remonter des souvenirs à la surface.

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