Emportée par la houle

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Ère Genryaku 2, 24e jour du 3e mois

(24 avril 1185)


Avait-elle connu pire de toute sa vie ? L'impératrice douairière Kenrei n'en était pas sûre. Fille de Taira no Kiyomori, elle fut adoptée par l'empereur Go-Shirakawa à dix-sept ans. Ce dernier abdiqua et devint bouddhiste, laissant à son septième fils, Takakura, le pouvoir impérial. Douze jours après son adoption, Kenrei – alors appelée Taira no Tokuko – fut élevée dans la hiérarchie impériale et devint impératrice consort en épousant Takakura.


Jusque là, tout était plus ou moins bon. Elle avait atteint le rang le plus élevé et s'occupait maintenant de donner une descendance à son mari, tout en le regardant se faire manipuler par l'empereur retiré et son propre père, Kiyomori, alors régent.


Regarder les autres épouses donner naissance avant elle ne fut pas la partie la plus amusante de sa vie mais Kenrei tint bon. Elle était l'impératrice, son fils deviendrait empereur à la suite de son mari. Un peu de patience fut tout ce qu'on lui demanda : en 1178, elle donna naissance à un fils.


Un an plus tard, le grand-père de l'enfant poussa l'empereur à abdiquer en faveur de sa descendance. Takakura accepta et son fils, Antoku, devint empereur à son tour tandis que Kiyomori, lui, devenait son régent.


C'était à ce moment que tout avait basculé. L'arrivée au pouvoir du jeune héritier avait réveillé un ennemi de taille : le fils de Go-Shirakawa, Mochihito qui désirait le pouvoir impériale pour lui-même. Ce dernier fit appel au clan Minamoto pour le soutenir et le pays entier plongea dans la guerre.


Peut-être que si son père n'était pas mort l'année suivant le début de la guerre, les choses se seraient passées différemment. Kenrei ne savait pas, personne ne pouvait le savoir. Kiyomori avait passé sa vie entière à offrir le pouvoir aux Taira et constatait, avant sa fin, que tout tombait en ruines.


En 1183, les Taira fuirent la capitale sous la menace du clan Minamoto et son fils se vit forcé d'abdiquer en faveur de son demi-frère, Go-Toba.


Le drame ne s'arrêta pourtant pas là et les voici aujourd'hui, le 24 avril 1185.




Aurait-elle pu croire, un jour, qu'elle assisterait à une bataille navale ? Elle se tenait sur le pont, les mains serrées sur sa veste courte. Le vent marin lui amenait en plein visage le sel, le sang et les bruits de la bataille qui faisait rage à quelques mètres à peine de là. Par moments, apeurée par la fureur des combats, Kenrei baissait les yeux vers son fils et posait une main tremblante sur sa tête. À sept ans, il allait mourir et elle ne pouvait rien faire pour l'empêcher.


Depuis combien de temps se battaient-ils ? Elle avait perdu le compte des heures depuis le début de la bataille. Peu importe les romans qu'elle avait pu lire à ses heures oisives, rien ne l'avait préparée à cela.


S'appuyant sur leurs connaissances navales, les Taira avaient cru pouvoir remporter cette bataille, là où ils avaient perdu toutes les autres. C'était sans compter sur le changement soudain de la marée, amenant les Minamoto à reprendre le dessus. Tout était perdu, Kenrei s'en rendait compte encore plus qu'avant.


Terrorisée, écrasée par son destin tragique, l'impératrice douairière se retourna vers sa mère, Tokiko, qui se tenait quelques pas derrière. Comme elle, elle tremblait et fixait ses yeux écarquillés sur les bateaux détruits et les corps transpercés de flèches et de coups d'épées. Impuissantes, elles assistaient à la fin du clan Taira et l'avènement de celui des Minamoto.


Le pire n'était pourtant pas arrivé. Kenrei abandonnant l'espoir de trouver du soutien dans le regard de sa mère, reporta son attention sur la bataille. Le choc lui coupa la respiration et son cœur manqua quelques battements en découvrant que l'un des généraux Taira menait son bateau contre les siens, les prenant à revers. Un revirement qui lui arracha quelques larmes de désespoir et la força à serrer son fils tout contre son corps.


Une telle trahison paraissait impardonnable et surtout, elle mettait en danger l'impératrice et sa famille. Cela paraissait presque trop évident. Jusque là, les Minamoto s'étaient contentés de répondre à l'attaque des Taira, sans viser de bateau en particulier. Maintenant, ce général allait s'empresser d'indiquer à l'ennemi l'emplacement exact du jeune empereur Antoku. Le bateau sur lequel elle se trouvait en ce moment-même. Il n'y avait plus rien à faire : c'était terminé.


En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, les archers ennemis cessèrent d'importuner les bateaux Taira pour concentrer leurs tirs sur les rameurs du navire impérial. Aucune fuite n'était possible, il n'y avait plus que la mort.


Horrifiée, Kenrei constata alors que les soldats Taira abandonnaient les combats pour se jeter à la mer, préférant se noyer que de tomber aux mains de l'ennemi. Jusque là figée, Tokiko s'approcha de sa fille et s'empara de l'empereur Antoku. Elle le serra très fort dans ses bras et suivit les autres soldats vers leur perte : elle enjamba le bastingage et emporta son petit-fils dans la noyade.


L'impératrice douairière aurait voulu rattraper son fils, croire qu'il existait encore une échappatoire. Il n'y avait pourtant rien de tel et les Minamoto massacraient les siens sans pitié. Ils n'hésiteraient pas à la tuer, la déshonorer même, s'ils la trouvaient immobile sur le navire impériale.


Kenrei fit donc comme tous les autres et sauta par-dessus bord, se laissant emporter par la mer agitée. Quoi de plus facile que de noyer son corps et les nombreuses couches de vêtements qu'elle portait ? Son destin, pourtant, n'était pas celui d'une impératrice noyée et elle le comprit à ses dépens. Alors que la mort venait à elle lentement, sa longue chevelure noire s'emmêla dans un râteau qui la ramena jusqu'au rivage.


De là, elle put constater avec horreur qui était son sauveur : le clan Minamoto.

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