Aile cassée, ballon délogé

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« — Ce n'est pas une discussion facile ni agréable pour nous à avoir, mais nous avons décidé de ne pas vous renouveler pour l'année à venir.

(Assise là, en face de ce qui était en train de devenir mon passé, je sentais l'anxiété monter en flèche.

Nous y voilà, murmurait le moi négatif, je te l'avais bien dit !)

— Je ne comprends pas, ai-je répondu à la place, avec dans la voix autant de calme et de dignité que possible. (Fermer les yeux, lever les yeux au ciel, cligner, rouvrir : c'est compliqué, ce manège de retenir les larmes dans des situations critiques comme celle-là.) Hier, monsieur N. m'avait dit qu'il pensait répartir mes heures de travail sur trois jours, pour permettre plus de travail pédagogique, des heures de soutien scolaire... »

L'oreille bourdonnante, comme à moitié présente, je l'entendis parler, captais les mots (débat houleux, qualités, mismatch, difficile) sans vraiment les digérer. Peur anxiété colère ressentiment se mélangèrent, à ma liste de tâches infinie (linge sale à amener à la laverie colis à récupérer passeport à renouveler l'appartement à ranger et nettoyer soutenance de mémoire à préparer) venait de se rajouter la charge colossale que de me trouver un nouvel emploi pour la fin de l'été. Exit, les plans de détente avec la routine rassurante à retrouver à la rentrée et l'équipe fidèle au poste.

Dans la bouche un goût d'amertume, plomb dans le coeur, ce qu'on prend pour acquis finit toujours par se défaire. Au delà du deuil d'un été calme et sans heurts, je devais surtout faire le deuil d'un cadre de travail qui me plaisait, de collègues avec qui les fous rires étaient quasi quotidiens, du jour au lendemain.

Je n'allais pas pouvoir remplir ma promesse à mes élèves que de continuer mon atelier non plus... Elles allaient m'en vouloir de leur avoir menti, ai-je pensé.

« Nous ne voulons pas que vous venez au travail la boule au ventre », quelle blague ! Etait-ce donc là l'impression que je leur donnais, d'être une petite chose apeurée se traînant au travail tous les matins boulet au pied à cause d'enfants tyranniques ? Quelque part, hormis le sentiment d'échec perçu d'être pour ainsi dire virée ou l'agacement de se faire dire une chose puis son contraire, ce fut cette compassion, ou plutôt cette commisération, qui me mettait en colère. Que pouvais-je répondre à ça ?

« Oui, j'ai des problèmes d'anxiété chronique mais je vis avec depuis l'adolescence et vous venez d'empirer les choses en me retirant ma routine » ? Bien sûr que non, je tenais à sauver la face, à rester adulte, avec tous les codes de non-dits qu'un tel statut exige. Sentiment de défaite, dans le pied droit le coeur qui bat sous l'angoisse. Faire de son mieux n'avait pas servi, même si mon moi adulte me sommait d'arrêter de faire la gamine, qu'un non-renouvelement de CDD avec lettre de recommandation et offre d'accompagnement était à des lieues d'un licenciement professionnel pour faute. Vois ça comme une page qui se tourne, du nouveau qui s'annonce, arrête de chouiner pour rien et comporte-toi en adulte, mais j'ai toujours détesté les départs, les nouveaux débuts. Avec seize déménagements en vingt-deux ans de vie à la clé et une enfance-adolescence passée sur trois continents, j'en ai tiré une haine du déracinement, une volonté viscérale de stabilité, une peur profonde du changement.

J'ai toujours été comme ça, partagée en un moi émotif à fleur de peau et un moi logique qui tente de gérer par la répression. Les larmes qui montent pour un rien et l'agacement qui accompagne inévitablement derrière, pour de la colère, de la peine, durant les crises d'angoisse, les pics d'anxiété, la joie même, j'en ai les coins des yeux perpétuellement foncés comme par du fard à paupière brun à force de les avoir frotté.

À fleur de peau, c'est l'expression juste.

De fait, c'est cette fameuse peau qui porte les stigmates de mon hypersensibilité. Je rougis pour peu, ai hérité de ma mère une maladie qui fait que les bleus s'accumulent comme autant de marques de doigt sur un fruit trop mûr (j'en dénombre douze sur la jambe gauche aujourd'hui). Sur la main et sous le pied droits de l'eczéma rêche qui ne part jamais (faire la vaisselle se laver les cheveux marcher longtemps bref faire sa vie piquent et font saigner, fatalement), la cuticule des ongles perpétuellement arrachée par un tic depuis l'enfance et qui me dégriffe, voilà comment je me cartographierais sur ce plan-là. Pourtant je souffre davantage d'être perçue comme faible à cause de ces caractéristiques, de mon anxiété. Toujours cette volonté de me prouver, de surmonter les défis rencontrés, révéler une force insoupçonnée juste sous la peau. Voilà pourquoi une moitié lasse me rappelle, pendant que les larmes montent une fois seule (fatalement), qu'il va falloir s'y mettre à cette lettre de motivation, à ce CV à rafraîchir, se rendre à la laverie avec le linge sale, que tout ça c'est bien beau mais qu'il y a une vie d'adulte à vivre derrière et qu'elle n'attendra pas la fin de mes angoisses infantilisantes.

La main me brûle, les yeux aussi tout au long du retour à la maison - tenir face, je tiens bon, regarde le sol, remarque les abeilles écrasées, une coccinelle sur le point de l'envol évanouie sous la chaleur, le pigeon sale et ébouriffé à l'aile cassée qui se traîne misérablement, tentant de picorer les poussières du trottoir parisien. Au parc, je m'allonge tête sur le sac à dos, dans une flaque de lumière sur l'herbe ; à regarder les nuages traîner dans le ciel et les laisser passer sans identifier leurs formes. J'écoute le chant d'oiseaux, le rire d'enfants et de familles, douloureusement consciente de mon comportement mélodramatique jusqu'à ce que des garçons tapent leur ballon trop haut et ne le fassent s'accrocher à une branche d'arbre à deux mètres de là.

Le faire tomber de là prit bien une demi-heure et les efforts collectifs d'une douzaine de personnes rassemblées autour du geôlier végétal : secouer la branche à plusieurs, grimper à tour de rôle, jeter des projectiles à l'objet, trouver un très long bâton, tout se soldait par un échec. Mais quand le père d'une petite fille non loin s'aventura à grimper dans l'arbre et délogea la balle de quelques coups d'un bâton bien placés, que le ballon retomba et que les applaudissements éruptèrent autour de l'homme et du petit garçon tout sourires, je me dis (à contrecoeur) que ce ne serait pas si insurmontable que cela.

Fatiguant oui, un contretemps très certainement, une perte d'une routine rassénérante définitivement, mais ce ne fut pas les larmes qui rendirent la balle à l'enfant.

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