L'ancre de Marine

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   Marine se souvient encore de la première fois qu’il est arrivé dans leur vie, dans la maison qui allait devenir leur première maison de famille, les premières racines de leur existence de nomades modernes. L’immense pièce de séjour avec ses tommettes de terre cuite d’une chaude couleur orangée était à peine meublée de quelques poufs, d’une table basse au large plateau de cuivre et de selles de chameau en cuir tanné tendu par des clous dorés. Comme un campement arabe. Un immense tapis syrien tramé d’étoiles vert amande, d’ifs bleu roi et de fleurons, selon des motifs complexes sur un champ rouge feu, recouvrait le sol devant la baie vitrée. Ce tapis, parsemé de châles, de livres et de jouets, de poupées et de vinyles éparpillés dans un désordre chaleureux, était devenu le centre de la maison. Sous l’escalier, elle avait tendu des couvertures avec ses sœurs, c’était leur tente, leur cabane, emplie de leurs secrets d’enfants. La pièce en L, qui regroupait la future salle à manger, le salon et cet espace vide et lumineux donnant sur un jardin infini, était un terrain de jeu inépuisable et agissait comme un aimant chez tous ceux qui venaient chez eux, les adultes comme les jeunes. Ils avaient aussitôt envie de s’asseoir là pour se laisser caresser par la lumière du soleil d’hiver renvoyée par la grande baie vitrée et ils se mettaient à adopter un comportement étrange, inhabituel chez eux, toujours pressés, à savoir qu’ils s’y sentaient tellement bien qu’ils pouvaient rester là pendant des heures sans rien faire, comme sous l’emprise d’un charme mystérieux, à rêver d’un Orient imaginaire ou aux contes de leur enfance. Détendus, ils se mettaient à jouer avec leurs enfants qui se roulaient sur le tapis. On déposait un plateau avec des verres, des boissons et des biscuits, par terre dans un coin, et chacun se servait, retrouvant une sensation d’insouciance qu’ils croyaient perdue, semée, oubliée le long de leur chemin vers l’âge adulte.

   A l’époque, peu de maisons disposaient d’un tel espace sans fonction définie. Généralement, les pièces étaient distribuées de part et d’autre d’un couloir ou d’une entrée, les salles à manger solennelles et froides où trônaient une table en chêne massif, six ou huit chaises et un buffet ciré étaient souvent fermées, réservées aux invitations à dîner officielles. Les salons étaient encombrés de gros fauteuils et canapés, de commodes imposantes recouvertes de photos de famille encadrées, et jouaient un peu le rôle de salle d’exposition, de témoins de l’image que l’on souhaitait montrer de soi aux visiteurs. La véritable vie quotidienne s’organisait généralement dans la cuisine, plus informelle, moins ordonnée, plus généreuse, les cahiers de devoirs côtoyaient le journal contenant les épluchures de légumes pour la soupe, les restes du goûter, les factures, les livres de recettes, des jouets étaient éparpillés sur le sol, un chat se prélassait dans un coin, sur un chandail volé à son propriétaire, sous une table ou au soleil près de la fenêtre. Pas d’odeur d’encaustique dans ces cuisines chauffées par la cuisinière et les conversations.

   Lorsqu’il était jeune, le père de Marine voulait devenir architecte. Il n’avait pas pu suivre ces études alors trop longues et onéreuses. Mais là il avait assouvi son rêve. Il avait passé des nuits entières à dessiner au millimètre près les plans de leur future maison sur de grandes planches remplies d’annotations et de formules mystérieuses. Des flèches et des arcs de cercle, des chiffres et des symboles, des couleurs, un savant labyrinthe de lignes pleines ou en pointillés, des perspectives étourdissantes. Plans de niveau, de masse, d’élévation, de coupe… Enfant, il avait dévoré les romans de Jules Verne et avait été fasciné par les illustrations à la fois détaillées, minutieuses et fantastiques de Léon Benett dans les ouvrages rouge, bleu nuit et or des éditions Hetzel reçus comme prix à l’école. Il se souvenait encore précisément de la description complexe du Nautilus de Vingt mille lieues sous les mers ou de l’aérostat de Cinq semaines en ballon. Est-ce Le Tour du monde en 80 jours qui l’a poussé plus tard à aller enseigner les sciences et les mathématiques aux quatre coins de la planète ? Toujours est-il qu’en observant ces plans de la future maison, Marine s’était mise à imaginer elle aussi une construction fantastique pleine de recoins secrets qui serait à la fois un cocon aussi doux et subtilement élaboré qu’un nid de Marsupilami et un terrain d’aventures et d’explorations à n’en plus finir, ne serait-ce que dans sa tête.

   L’idée de génie de son père, une idée novatrice alors, a été d’avoir abattu toutes les cloisons entre les différentes zones de la vie domestique. Et surtout d’avoir imaginé cet espace vide, sans nom, qui pouvait se transformer au gré des jours, des saisons ou de leurs envies. C’est là que se finissaient les soirées, sur le tapis de Damas, ses parents mettaient des disques, les invités dansaient. Marine et ses sœurs se pelotonnaient dans leurs pyjamas sur un des poufs et se faisaient toutes petites pour ne pas se faire remarquer et envoyer au lit, loin de cette incandescence joyeuse. Ses parents rayonnaient, ils avaient toujours aimé les fêtes, réfléchissant de longues heures au menu, au nombre d’invités, à la décoration des tables, les fleurs, les lumières. Sa mère éparpillait ses robes dans la chambre et se préparait longuement comme une reine, reine qu’elle devenait vraiment à mesure que la soirée avançait, pétillante, radieuse, dégageant une sorte d’aura lumineuse qui attirait les hommes et femmes présents, comme des phalènes. Les petites filles adoraient les voir ainsi, heureux, souriants, diserts, distribuant et répandant le plaisir comme des princes généreux. Leurs amis se souvenaient toujours des soirées chez eux, comme d’une parenthèse enchantée qui leur faisait entrevoir une autre vie, légère, pleine de couleurs et d’odeurs d’un ailleurs fantasmé.

   Et puis la maison s’est meublée. Petit à petit. Et la famille s’est un peu plus enracinée. Même si ce n’était que pour quelques mois, les quelques mois qu’ils revenaient au pays, vivant une vie presque normale aux yeux de leurs amis de passage, qui s’effaçaient et changeaient chaque fois qu’ils repartaient à l’étranger.

   C’est alors qu’il est entré dans leur vie. Il n’était pas seul, ils étaient deux, accompagnés d’un canapé. Un cuir fin, souple et doux de la plus belle qualité. Des coussins rebondis, des assises larges et confortables qui leur ouvraient des bras généreux. Ils étaient comme trois gros animaux endormis, imprégnant la pièce de leur présence paisible. L’un des fauteuils présentait un léger défaut, de minuscules piqures de sel en forme d’abeille incrustées sur la fleur fauve de l’un des accoudoirs. C’est lui que Marine a choisi. Plus tard, elle s’en est souvenue lorsque, adolescente, elle avait acheté un collier à un vendeur ambulant africain. Le bijou était entièrement formé de petites perles noires et blanches, mais sur le pendentif tissé qui dessinait un symbole astral, deux perles, une jaune et une rouge, détonnaient dans cette constellation bicolore. Le vieux marchand lui avait dit que c’était voulu, que vouloir atteindre la perfection était une preuve d’orgueil, comme si l’on voulait se mesurer à Dieu. La beauté parfaite n’existe pas disait-il, elle n’est pas humaine, ce sont les défauts qui émeuvent.

   L’arrivée du fauteuil et de ses compagnons a marqué un changement déterminant dans leur façon de s’approprier l’espace de la maison dont le centre de gravité s’est alors déplacé du tapis-campement-porte de l’imaginaire vers le salon, devant la cheminée et la télévision toute neuve. C’était une révolution pour Marine, elle qui n’avait jamais eu de télévision et se sentait souvent démunie lors des discussions avec ses cousins, dont les allusions lui échappaient, ignorante des séries, films et émissions auxquels ils faisaient référence.

   Puis Marine et ses sœurs ont grandi. Les fêtes ont continué, naviguant du salon au tapis, et vice versa. Les fêtes de leurs parents. Les leurs, plus tard. Avec cette même attirance inconsciente pour l’espace vide qu’ils remplissaient de rires et de rêves. Parfois quelqu’un déplaçait le fauteuil, le retournait vers le tapis, l’incluant dans l’univers qu’ils s’étaient créé pour la soirée. Leurs enfants qui sont arrivés ensuite ont aussi débuté leur vie sur le tapis de Damas puis ils ont grimpé sur le fauteuil, sont allés jouer à leur tour dans une nouvelle tente sous l’escalier, ont culbuté inlassablement sur les poufs avant de revenir sur les bras du fauteuil pour grignoter du chocolat, un chat ou une poupée dans les bras.

   Et puis les enfants ont grandi à leur tour.

   Et la maison a été vendue.

***

   - Tiens, le vieux fauteuil a retrouvé sa place ? Je croyais que vous aviez acheté un nouveau salon !

   - Oui je sais Laura. Je sais, il est tout tâché, l’assise est effondrée, et un jeune fauteuil tout fringant est prêt à prendre sa place ! Mais c’est sentimental ! Je n’arrive pas à m’en débarrasser, j’y suis attachée !

   Il a plus de trente ans, il était déjà chez ses parents dans la maison de vacances. Il est comme ces bijoux et meubles de famille que l’on se transmet de génération en génération ! Il a connu les postérieurs de tellement d’amis ! Les enfants ont grandi avec, sauté dessus avec leurs cousins, il a survécu aux biberons régurgités, aux cacahuètes, chips et brûlures de cigarettes des invités maladroits ou distraits, emportés dans leurs discussions sans fin pour refaire le monde. Il a tendu généreusement ses bras aux corps des échoués de fêtes trop arrosées, qui y ont dormi comme des bébés. Les chiens et chats qui se sont succédé dans sa vie y ont laissé leurs marques de griffes. Les enfants se sont souvent endormis aussi, lors d’autres fêtes, dans le creux douillet de ce trône paisible et hospitalier au milieu du salon, rattrapés par le sommeil contre lequel ils avaient lutté le plus longtemps possible et qui les avait saisis en plein jeu. Ils gisaient de travers, dans une pose abandonnée, leur doudou bien calé contre le dossier. Une main bienveillante venait de temps en temps rajuster un plaid, une couverture ou un manteau sur leurs petits pieds nus dépassant du siège comme des fleurs fragiles, plus tard d’autres bras tendres venaient cueillir les petits corps tièdes pour les ramener dans leur lit. Pourtant la musique qui s’éternisait, de plus en plus fort, les tintements des verres, les chants et les rires, les danseurs maladroits trébuchant sur l’obstacle inattendu, rien ne pouvait les réveiller. Ils étaient à leur place, rassurés, bien au centre, au cœur même de l’âme de la maison.

   Ce fauteuil est si large et si profond qu’on peut s’y assoir à trois voire quatre, sur l’assise trop basse, sur le dossier, sur ses bras informes mais toujours accueillants, et on s’y réchauffe. Marine se pelotonne dedans, toujours avec bonheur, elle s’enfouit sous des châles moelleux, la minette en écharpe. Elle aussi l’a adopté. Marine doit souvent partager sa place avec elle, dès qu’elle se lève, la chatte se fourre sous les coussins et la jeune femme manque à chaque fois de s’assoir sur elle. Elle y retrouve de vieux jouets cachés dans ses entrailles. Une famille de mulots y a même élu domicile avec la bénédiction de la minette et en le soulevant un jour Marine a trouvé un nid dans les ressorts, des croquettes volées et des bouchons de laine arrachés du tapis. Il lui rappelle aussi tous les livres qu’elle a lus, enfoncée confortablement dans ce cocon de cuir patiné par les années. Il est peut-être tâché, mais chaque tâche a son histoire et elle se souvient de l’histoire de chacune de ces mouchetures qui forment un faisceau de souvenirs, une carte de sa mémoire. S’il pouvait parler, il retracerait trente ans d’une vie, ce n’est pas rien. Alors oui, ce n’est plus un objet, c’est plus qu’un meuble, il est devenu un membre de la famille.

   - Mais tu sais, lui dit Laura, il faut savoir se débarrasser des choses au bout d’un moment, ne pas toujours regarder en arrière, pour pouvoir avancer. S’alléger de son passé. A chaque fois que l’on ferme une porte, d’autres portes s’ouvrent ! Quand j’ai divorcé, j’ai quitté une immense longère de 275 mètres carrés entourée de plusieurs hectares de terrain pour une petite maison de 80 mètres carrés avec un jardin mouchoir de poche. J’avais mes trois enfants, les deux chats et le chien ! Il a bien fallu faire des choix, dire adieu à une partie de ma vie et fermer des portes. En l’occurrence ici vu la différence de taille entre les deux logements, tu imagines bien que les choix ont été draconiens ! Et là tu apprends à ne pas trop t’attacher, t’alourdir. L’essentiel était là ! Puis Pierre est arrivé dans ma vie avec son fils, une nouvelle porte s’ouvrait ! Je lui ai dit : « Tu peux amener deux sacs, pas plus, il n’y a pas la place pour plus, à six dans un petit appartement ». Vu que c’est un sportif il est donc venu avec son sac de sport contenant ses chaussures high-tech pour courir et tous ses accessoires de marathonien, et puis un deuxième sac. Et tu sais ce qu’il y avait dedans ? A part sa brosse à dents, il n’y avait pas moins d’une trentaine de tee-shirts, tous ses tee-shirts fétiches qui lui rappelaient une période de sa vie, genre I love New York, AC/DC, Che Guevara ou autres Jack Daniels !!!

   - C’est sûr, c’est moins lourd et moins gros qu’un fauteuil ! J’ai bien essayé de le vendre, quand on a acheté les nouveaux meubles du salon. Mais je n’ai pas réussi à m’en séparer. C’est comme un cordon ombilical. Le canapé est parti, l’autre fauteuil aussi. Mais celui-ci, le plus abîmé, celui qui a accueilli mes chagrins d’adolescente, mes nuits blanches devant une vieille série télévisée pendant que je donnais le biberon à mes filles, les griffes de mes chats, les bagarres joyeuses des enfants petits avec leurs cousins, emmêlés les uns dans les autres comme un bouquet de bonbons multicolores, celui-ci je l’ai gardé. A vrai dire, je le conserve par fidélité à mes souvenirs et peut-être parce que je n’ai pas été confrontée au choix de tout quitter. Il fait partie de ma vie. Je sais que c’est un symbole d’immobilité par excellence. Et un symbole un peu encombrant, d’accord ! Mais pour l’instant cela me rassure d’être immobile. Comme je vis en ce moment une période de désordre émotionnel et d’incertitude, il représente sans doute dans mon inconscient la stabilité que ma famille et mes amis m’offrent. Il est en quelque sorte mon ancre dans la réalité, une réalité peuplée des gens que j’aime et qui tous un jour ou l’autre ont occupé ce fauteuil.

   Son fauteuil, elle l’a trainé dans tous ses déménagements, même si les copains râlaient, préférant même porter le frigo qui lui, au moins, passait par la porte, tandis qu’ils devaient tourner et retourner le mastodonte dans tous les sens avant de se résigner à le faire entrer par la fenêtre. Mais finalement, c’était la seule difficulté vu que sa maison est meublée du strict minimum. Contrairement à Laura qui a passé des mois à casser les murs de sa nouvelle maison, à rénover, poncer, peindre, puis à chiner inlassablement du mobilier et des objets décoratifs un peu partout, elle est peu intéressée par la décoration intérieure, pourvu que le lieu soit chaleureux. Des étagères débordantes de livres, de la musique, des tapis épais sur le parquet, des coussins colorés, cela lui suffit. Et un vieux fauteuil de cuir fauve. Et chaque fois elle l’installe à la lisière d’un espace vide qu’elle a toujours eu à cœur de ménager également, même dans les plus petits appartements qu’elle a pu connaître, cet espace à tapis sans fonction définie qu’elle remplit de ses humeurs du jour et qui attire autant qu’il dérange les invités de passage. La peur du vide ? De ce qui n’est pas nommé ? Comme si nommer les choses leur donnait une réalité. Quand elle y songe, Marine se dit qu’il est plutôt étrange, paradoxal de s’attacher à la fois à ce trop plein qu’est son fauteuil, aussi large et lourd qu’un éléphant, abimé et devenu tout de même bien inconfortable avec son assise affaissée et ses bras avachis, mais dont les moindres creux et imperfections lui sont familiers, de s’attacher donc à la fois à ce trop plein et aussi à ce vide vêtu seulement d’un large tapis. Pourquoi s’accrocher à un gros fauteuil, alors qu’il est tellement plus facile de recréer l’espace vide qui lui est associé ? Peut-être qu’elle touche là, inconsciemment, à une notion primordiale de l’existence. Le vide et le plein. Le vide, l’essence et l’essentiel, matrice universelle, qui ne se conçoit pas sans le plein, son opposé. Le fauteuil est tourné vers le tapis, en poste d’observation privilégié et rassurant. Le plein est ouvert sur le vide propice à l’imagination, qui crée à partir de l’intangible. Qui saisit le rythme de l’espace et du temps pour le transformer. Comme si elle voulait expérimenter la résistance de la vacuité originelle, source de toutes les images et les formes, dont tout découle et où tout retourne, de ce point immobile et immuable au milieu du tournoiement infini de l’univers. Ou alors, comme si elle tentait de recréer en chaque lieu un microcosme, un monde en miniature dans lequel elle pourrait s’exercer et répéter son rôle avant de se jeter sur la grande scène de la vie et d’apprivoiser sa peur de la réalité.

   Laura ne ressemble pas du tout à Marine. C’est sans doute pour cela qu’elles sont amies. Elles sont voisines, et lorsque Laura a emménagé, elle est tout de suite venue sonner à sa porte avec son large sourire et son débit étourdissant pour lui offrir un plein panier de prunes de son jardin. Elle s’est présentée à Marine, comme à tous les autres voisins qui ne se fréquentaient pas et qui, grâce à elle, se sont mis à se saluer, se découvrir et pour finir à s’inviter de temps à autre. Tous les soirs, Marine pouvait voir Laura promener sans laisse son vieux labrador aux longs poils crème avec son doux regard mouillé, qui se laissait caresser par tous les enfants du quartier. Derrière eux gambadait invariablement un jeune chat avec une queue en panache, ébouriffée et très fournie, ondulante comme une flamme. Puis la jeune femme se mettait à courir, s’envolait, libellule légère, suivie par le chien une peluche baveuse coincée dans la gueule, puis le chat et sa queue feu follet, cortège insolite. Un jour, Marine a retrouvé le petit chat dans sa maison, il se roulait sur le tapis, cherchant les caresses. Il est resté un moment, il la suivait partout, silencieusement, a repéré le fauteuil, l’a testé. Puis il est reparti. Le lendemain, il était encore là, à l’attendre dans l’entrée. Les jours suivants il a commencé à prendre ses aises, en s’installant sur le dossier du fauteuil dont il a désormais fait sa place de prédilection. La minette de Marine, étrangement, tolérait cet intrus, ils se côtoyaient sans se toucher, suivant des chemins alambiqués personnels et secrets, se partageant le fauteuil à des heures différentes. Comme si les deux félins avaient passé un accord tacite. Bref, le jeune chat de Laura avait élu domicile chez elle. De temps en temps, Marine trouvait un sac de croquettes devant sa porte et elle devinait que c’était Laura qui souhaitait compenser cette garde partagée. Puis le chat s’est avéré être une chatte, qui a commencé à s’arrondir doucement puis à grossir à vue d’œil. Une nuit que Marine était seule dans la maison, elle a senti que la petite se glissait contre elle sur le lit. Vers quatre heures du matin elle a entendu des miaulements déchirants qui l’ont réveillée en sursaut. La petite était en train de mettre bas sur le lit. Elle était affolée et plongeait son regard suppliant et confiant dans celui de Marine, poussant des petits cris plaintifs et ronronnant bruyamment comme pour tenir à distance la douleur et l’apaiser. Elle avait dû l’aider à sortir les derniers chatons aveugles pour les poser sur son ventre et leur montrer comment téter. Le lendemain Laura et elles se tenaient toutes deux émues devant la nouvelle portée, une Laura silencieuse pour une fois. C’est alors qu’elles sont devenues amies. Le chat avait décidé pour elles.

   Marine aime le côté optimiste de Laura et sa façon d’avancer dans la vie sans se retourner. Son métier de médecin lui a appris à prendre des décisions importantes en un quart de seconde tout en s’armant contre le remords ou le regret. Elle est rapide, directe, énergique et fonceuse, drôle et bavarde, aussi expansive et extravertie que Marine est réservée et rêveuse. Mais même si elle parle beaucoup, son débit est proche de celui d’une mitrailleuse à plein régime, difficile de l’arrêter parfois, elle a un grand sens de l’écoute et énormément d’empathie pour les autres, bien qu’elle s’en défende. A l’entendre, la vie est simple, il suffit d’avoir envie de mordre dedans. Les souvenirs ne servent qu’à nous alourdir dit-elle, mais Marine sait qu’elle garde une petite valise chez elle, précieusement cachée et remplie de l’essentiel, qu’elle détaille volontiers quand on le lui demande : passeports, carnets de santé, de vaccination, papiers divers de banque, d’état civil, d’assurances ou d’emploi, diplômes… Peut-être des clés USB, un peu d’argent. Et puis elle arrête généralement là son énumération. Marine la soupçonne d’y conserver aussi des photos de ses enfants petits et des peluches usées. Entre autres. Ses souvenirs lui appartiennent. Rien d’aussi encombrant qu’un fauteuil évidemment !

   Aujourd’hui, Laura est venue lui rendre visite, inquiète pour son amie qui depuis quelque temps ne quitte guère son fauteuil et s’aventure rarement à l’extérieur, comme si sa maison était perchée au bord du monde et qu’elle risquait d’être aspirée dans un sombre infini si elle ouvrait la porte. Marine traverse une mauvaise passe et navigue sans visibilité, ballotée, submergée par des vagues incontrôlées d’émotions paralysantes. Elle n’a plus d’énergie, chaque mouvement ou parole lui demandant un immense effort de volonté. Elles sont toutes les deux assises par terre sur le tapis, observant le siège de cuir fatigué sur lequel se prélassent les deux chattes, à distance diplomatique. Laura lui dit qu’elle le trouve magnifique et attendrissant bien sûr, avec toutes ses rides et ses cicatrices. Et là Marine reconnait bien celle qui travaille auprès de personnes âgées et malades en leur infusant jour après jour sa terrible énergie de vivre. Finalement Laura se tourne vers son amie :

   - Si tu veux mon avis, tu devrais le donner, ou le vendre, ou le jeter. Enfin prendre une décision drastique et définitive sur laquelle tu ne pourras pas revenir. Ta vie n’est pas derrière toi, elle est devant toi. Ensuite enfin tu oseras peut-être sortir de ta maison, je devrais dire de ton cocon. Comme je te le disais, n’oublie pas que quand tu fermes une porte, il y a toujours d’autres portes qui s’ouvrent...

   Marine sait qu’elle est capable d’ouvrir de nouvelles portes, mais elle n’a pas envie pour autant de fermer celle-ci. Pas encore. Elle se dit que les ancres ne servent pas seulement à immobiliser un bateau, à l’empêcher de dériver vers les écueils. Il existe aussi des ancres flottantes, un peu l’équivalent de parachutes dans le domaine maritime. Son fauteuil-ancre ne l’alourdit pas, il la protège. Fidèle et solide, il l’enracine dans la réalité, il est son axe, sa partie stable, celle qui l’empêche de se laisser submerger par le flot souvent incontrôlé de ses émotions. L’ancre est parfois le seul soutien des marins dans la tempête et les remous traitres, leur espérance. Elle sait bien qu’un jour son fauteuil disparaitra de sa belle mort et qu’elle devra le laisser partir. Elle sait bien que si, comme Laura, elle devait partir en n’emportant que le nécessaire, elle devrait lui dire adieu pour de bon. Mais d’une certaine façon ce serait aussi un adieu à tout ce qu’elle a construit puisqu’elle partirait. Ce serait un départ vers l’inconnu. Pas forcément un inconnu angoissant, une chute, cela pourrait être un renouveau, la création d’une nouvelle vie. Elle se demande ce qu’elle emporterait avec elle. Toute nouvelle construction repose sur des bases, des fondations, comme son passé qui l’a formée telle qu’elle est aujourd’hui avec ses souvenirs bons ou mauvais. Son passé est un fanal qui éclaire son avenir. Elle ne peut pas ne pas l’emmener avec elle. Que choisir ? Ses albums photos peut-être ? Avec une photo de son fauteuil… Ou alors juste la photo de son fauteuil, sa madeleine à elle. Elle sait qu’il lui suffira de la regarder pour s’en nourrir et reprendre des forces dans ses moments de doute, d’incertitude ou d’appréhension devant la nuit de l’inconnu, et alors tout lui reviendra dans les moindres détails, toute une vie concentrée dans les rides et la constellation magique des tâches et griffures de son ancre parachute.

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