Un gigot en cuisson lente embaumait l’appartement. Nous étions au début du week-end de l’ascension. Un week-end de trois jours s’arrose comme il se doit. Un bon verre de vin, ma fiancée à mes côtés et les effluves du bon repas en devenir.

Tout était parfait et la soirée s’annonçait torride. Je me voyais déjà, après les plaisirs du palais, continuer par les plaisirs de la chair. Rien ne pouvait perturber ce décor magnifique, ou du moins c’est ce que je pensais.

Le téléphone se mit à sonner. Mais chez moi ce n’est pas le signe de problème en perspective. Mon numéro est en liste rouge et je suis un loup solitaire, un peu rustre. Mes amis se comptent sur les doigts de la main et personne ne m’appelle jamais sur mon fixe. Mail, sms et autres réseaux sociaux sont mes moyens de communication.

Quand le fixe sonne chez moi c’est une erreur ou un démarcheur. J’hésitai même à décrocher.

Avec le recul…

C'était mon ex-femme, la deuxième. Alors oui je vois bien. Lorsque l’on parle de sa deuxième ex-femme il y a toujours un sentiment mitigé pour celui qui reçoit cette information. Inutile de se cacher derrière un pseudo savoir vivre. J’ai expérimenté cette situation à de nombreuses reprises. Un rictus, souvent discret, parfois très mal dissimulé. Dans ces cas là, même sans parole, la tronche en face te dit.

Sérieux? T’a deux ex-femmes? Tu dois être vraiment un sale con!

Les plus fins, ou les plus fines qui sentent que leur expression les a trahis, se fendent d’un…

Non mais je ne te juge pas! Des fois la vie...

Intérieurement je rigole presque à chaque fois. Il est vrai qu’aujourd’hui, hormis les stars, le pékin moyen ne se paie pas le luxe de deux ex-femmes et trois enfants.

Peu importe, au moins je sais qui me déteste et lorsque l’on a autant de mal à se faire aimer, il est bon de se faire détester, car au final ça reste un sentiment.

Mais revenons à cet appel.

Salut c’est moi!

Une chance que je reconnaisse sa voix même après un certain temps. Le ton est froid et sec, il n’augure rien de bon. Elle a des tons et des expressions qui peuvent te glacer le sang. Son amour pour les films d’horreur peut-être.

Mais là ces trois mots claquent comme un retour à l’ère glaciaire. Je dois avoir bredouillé un vague, oui salut, et la suite à claqué comme un coup de fouet, comme un uppercut.

S.... est mort! Désolé!

Assis sur le canapé, sonné, je n’ai pas compris. J’ai retenu le prénom et mort.

S...... est mon fils aîné et sa mère ma première ex-femme. Nous n’étions pas dans les meilleurs termes, et je ne l’avais plus revu depuis son adolescence. Il avait 22 ans et à ce moment là, je ne réalisais pas encore que je ne le reverrais plus jamais.

Tout le reste, le pourquoi, le comment, que s’est il passé, devient anecdotique.

Ce n’était pas un accident, ni une maladie. Partis de ce constat c’est le rôle de parent qui est directement mis en cause. Je mets parent au singulier, car je ne peux parler que pour moi. De ce sentiment terrible d’un échec évident. Forcément dans l’erreur, forcément mauvais, forcément déficient, je dois porter la responsabilité de sa disparition. C’est mon chagrin et il est totalement égoïste.

Mais il n’y a pas que ça. Face à cette épreuve terrible et cette histoire, je suis conscient du fardeau qui est le mien. A savoir vivre avec cette tragédie. Mais ce n’est pas une malédiction car ça nous a permis collectivement de trouver une nouvelle raison de vivre, dans l’amour de nos proches que nous avons compris vulnérables. Dans l’adversité, grand seigneur, je me suis placé au dessus de la mêlée du chagrin de la rancoeur et des fantômes du passé. Ma modestie était un total sentiment de supériorité. Celle du chef de meute, qui reste à l’écart ce qui rend sa présence encore plus imposante.

Mais il n’y avait pas de calcul dans cette attitude, juste de la réaction face à une situation hors-norme. Aucun parent ne devrait voir partir son enfant. Par définition c’est contre nature.

Alors dans cette situation comment juger cet appel. Comment ne pas se dire que l’ignorance est le secret du bonheur. Exilé sur une île déserte, sans moyen de communication je serais resté dans l’ignorance de cette douleur sans nom. Mais il aurait aussi fallu que cet exil dure sans fin, ou tout au moins jusqu’à ma fin pour que mon bonheur reste intact. Mais tout cela est-il vrai, est-il possible? Car au final rester dans l’ignorance c’est travestir sa vie avec le voile du mensonge ou de l’omission. Ce n’est donc pas du bonheur.

Le bonheur est une quête. Il faut aller le chercher, le provoquer mais aussi savoir le trouver. Pour chacun il apparaît de manières et de formes différentes.

Pour moi, avec ma troisième épouse, il a pris la forme d’une petite fille avec un sourire qui fait chavirer mon univers!