La vérité vraie

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La télé bouge. J’en suis sûr. Elle plane, voltige haut dans le salon à tire d’ailes. Elle s’élève puis redescend. Elle zigzague entre les meubles, se cogne contre les murs, les lustres, le plafond. Elle titube un instant sur le sol. Revient à sa position. Elle grésille. S’éteint. S’allume. Se joue de moi lorsque je change de chaîne, un sourire rémanent illuminant faiblement l’écran.

Je la fixe, bouche bée, et je me bois une nouvelle flute fissa, pour avaler la pilule.

Je refuse de croire que tout ceci est faux. Non, l’alcool que j’ai avalé à coups de magnums de champagne n’y est pour rien. Non, l’herbe ne donne pas ces effets-là. La télé bouge et vole et zigzague et titube et j’en suis sûr.

C’est un fait avéré. La preuve en est que je la vois de mes yeux. Et ils sont bien ouverts.

Faut croire que la réalité dépasse vraiment la fiction. Cet effet spécial de malade, ce tour de magie impensable, personne n’en est capable.

Cette fois, c’est certain, je vis un changement. Quelque chose de fou. Je suis témoin d’un miracle. Faut que je la filme, cette télé qui se balade dans toutes les pièces. Ouais, je vais la filmer et, après, je la balance sur youtube. Je vais sûrement me faire un pactole avec ça. Je crois que je commence à sentir l’odeur de l’argent. La sensation de ma main caressant les billets. La gueule déconfite de mon banquier quand il procèdera à un virement sur mes livrets.

Puis du coup, avec ma thune, je m’achèterai une vraie télé. Genre 150 pouces. 4k et tout. Ou alors, je m’achète un cinéma rien qu’à moi. J’y projetterai le film de ma télé qui bouge. Ça va faire un carton !

Ouais, la télé bouge et vole et zigzague et titube et je vais être riche.

Sauf que là, faut préciser qu’après s’être fait la malle et avoir parcouru mon appartement en jubilant, elle s’est éteinte, la saloperie. Elle s’est moquée de moi, m’a snobé comme un seigneur qui croiserait un paysan dans une fête du village.

Je la regarde, lui parle, lui demande poliment de se rallumer et de se bouger le cul. Je lui envoie quelques tapes amicales, quoique virulentes sur certains coups — faut pas abuser.

Que dalle ! Pas la moindre réponse. Elle me témoigne l’intérêt quasiment néant d’une caissière scannant les code-barres les uns après les autres.

C’est quoi ce délire ? Faudrait pas qu’elle me la mette à l’envers. Elle a bougé, puisque je l’ai vue de mes yeux ouverts. J’l’ai suivie du regard. Moi, par contre, j’ai pas bougé. J’ai pas bronché, mais ça gueulait à l’intérieur de moi. À m'en crever les tympans.

Mais pour être riche, faut quand même me laisser le temps de me préparer pour réunir les preuves.

Maintenant que c’est fait, maintenant que j'ai mon portable en mains, prêt à immortaliser l'instant, il ne manque plus qu’elle s’envole encore une fois.

Bordel ! Allez quoi ! C’est pas bien compliqué, non ? Tu l’as déjà fait, alors tu t’y remets fissa !

Je vais l’aider, tiens. Je vais la bousculer un peu. Faut dire que c’est une vieille machine. Écran cathodique bombé et prise péritel rafistolée maintes fois. Une vraie antiquité comme mémé n’en a plus.

Allez, j’y vais, j’appuie sur le bouton.

Merde, pas de réaction. Bon, faut peut-être jouer un peu avec la prise. Elle aussi, je l’ai bricolée plusieurs fois.

Aïe, coup de jus. Fallait s’en douter. Elle a décidé de m’énerver.

Elle bouge et vole et zigzague et titube et s’éteint, et maintenant, elle se fout de moi.

Logique.

Allez, allume-toi saleté ! Tu ne t’en tireras pas de toute façon. T’as bougé, je t’ai vue. Je ne te laisserai plus tranquille.

Tiens, j’vais m’reprendre une flute. Sûr que ça ira mieux après.

Le champagne est tiède. Il n’a plus aucun goût. La bouteille pue. Comme un relent de vomis.

Bon, c’est la dernière. Faut que j’la termine.

Hé, c’est quoi ce bruit ? On dirait qu’y a un truc qui s’est brisé. C’est fou c’que j’entends mal. J’ai la tête embrouillée ou quoi ?

Putain, c’est encore elle….

La télé est tombée.

L’écran a éclaté.

Y a du verre partout.

Finis les rêves et l’argent et la gueule de chien battu de mon banquier.

Hélène jaillit dans la chambre. Faut toujours qu’elle se mêle de tout celle-là. Elle ferait mieux de m'ignorer comme elle en a l’habitude.

— Merde, Matt ! qu’elle meugle. Qu’est-ce que t’as foutu avec cette télé ? T’es soûl ? T’es encore en train de boire ? Tu ne t’arrêteras jamais ?

Quatre questions en moins de trois secondes, la moyenne habituelle avec elle. Putain, moi qui croyais devenir riche et m’en débarrasser. Mais comme j’suis trop honnête, je vais encore lui avouer toute la vérité, comme d’hab. Et comme d’hab, elle ne me croira pas.

— C’est pas moi, Hélène. C’est cette foutue télé. Elle s’est envolée, elle a foutu le bordel, et elle s’est éteinte ! Puis après, elle est tombée.

Je crois voir des larmes dans ses yeux. Elle me dévisage. Détourne son regard. Puis elle s’en va. Elle quitte l’appart’, et j’ai comme la bonne impression que je ne la reverrai plus.

Ça m’aura coûté une télé, mais ça en valait la peine.

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