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PARTIE 1

« I'm at my desk before nine, and I go all day.

I'm not necessarily productive all day, but really, who is?»

- Jonathan Tropper -


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- Juin 2020 -

Sur le point de jouir, je me retiens de pousser un râle si fort qu’il serait susceptible d’être entendu par les hommes en train d’uriner. Ma main gauche plaque violemment la cloison grise bourrée de germes et autres bactéries tandis que la droite agrippe fermement l’épaule de mon partenaire, courbé en avant. De peur de perdre mon érection et mon orgasme imminent, je fais abstraction de l’odeur nauséabonde qui émane du box. Par chance, mon cockring, un anneau en silicone noir, maintien fortement mon sexe et mes bourses, offrant un effet garrot qui permet de faire durer l’érection et de rendre le plaisir plus intense. Concentré sur ma petite affaire, un puissant jet tapisse la capote et noie ma queue dans une marre de sperme chaud. Toujours coincé à l’intérieur de mon partenaire, celui-ci se masturbe énergiquement et éjacule dans l’eau jaunie de la cuvette des toilettes. Je me retire lentement et frissonne en raison de chatouillis lorsque j’ôte le préservatif de mon sexe. Je fais un nœud de façon à ne pas répandre de liquide partout, puis remonte mon slip blanc ainsi que mon jean alors que mon partenaire arrache quelques feuilles de papier toilette pour essuyer de manière disgracieuse le surplus de lubrifiant entre les cuisses. Pas un mot de sa part. Il se contente de se rhabiller sans prendre la peine de me saluer au passage. Non pas que j’attende quoique ce soit de lui, mais au minimum un sourire serait le bienvenue. Je n’ai plus qu’à attendre seul pour ne pas attirer les regards indiscrets pendant que la voix d’une hôtesse de l’air résonne à travers les hauts parleurs, annonçant les derniers passagers d’un vol à destination de Phoenix. C’est la première fois que je baise avec un inconnu rencontré dans un aéroport. Ça fait bien longtemps que je n’avais pas tiré mon coup en douce dans des toilettes. J’ai abandonné cette vie de célibataire il y a quatre ans, durant une courte durée. C’est-à-dire à partir de mon trentième anniversaire, jusqu’à mes trente-et-un ans. Ce fut ma seule et unique relation sérieuse, qui fut, je dois l’avouer, terriblement brève. Je n’ai pas supporté de devoir abandonner une partie de ma vie pour un homme et je n’avais pas envie de me regarder dans le miroir un matin en ne me reconnaissant plus, tout ça parce que mon couple aurait fait de moi un homme que je n’aurais jamais soupçonné devenir un jour. Comme après n’importe quelle rupture, j’ai mis du temps avant de me reconstruire, à la recherche de l’homme que je voulais réellement être et non pas celui qu’on voulait que je sois. C’était en février 2017, et il m’a fallu une bonne année avant de pouvoir me remettre en selle. Je me comporte peut-être en cliché ambulant qui se contente d’accumuler les histoires sans lendemain pour ne pas retomber dans les méandres de la vie à deux, mais après tout, c’est ce que je suis. Je ne dis pas que ça n’arrivera plus, mais juste que le concubinage n’est pas à l’ordre du jour. Adossé contre le mur cradot du box, je me surprends à repenser à mon ex, l’architecte, ce qui arrive rarement, pour ne pas dire jamais. Aux dernières nouvelles il est à Chicago. Nous étions censés nous y installer peu de temps avant notre rupture. Voilà maintenant que je m’imagine ce qu’aurait été ma vie si je l’avais suivi avant que tout éclate. J’ignore si c’est le fait d’avoir pris mon pied qui me rend soudainement nostalgique, mais il faut vite que je sorte d’ici. Je quitte le box en prenant soin de jeter discrètement la capote usagée dans une poubelle, puis me place devant un des lavabos pour ôter toute odeur suspecte de mes mains. Autour de moi, les hommes vont et viennent. Je prends mon temps à savonner scrupuleusement mes doigts et mes poignets, un vieux réflexe d’infirmier et des protocoles d’hygiène. Le miroir ne me met guère en valeur. Ça doit probablement venir d’un effet déformant ou de la lumière blanche des néons. Si autrefois les gens avaient tendance à me rajeunir, mes trente-quatre ans sont désormais marqués sur mon visage et les quelques rides qui apparaissent au coin des yeux et les plis persistants sur mon front sont là pour me rappeler le temps qui passe. Quelques cheveux gris que je chasse régulièrement d’un coup de tondeuse dominent sur les tempes ainsi que dans ma barbe coupée court où le noir reste néanmoins prédominant. J’ai pris également quelques kilos avec l’âge, lesquels par chance, s’harmonisent plutôt bien grâce au peu de masse musculaire que j’entretiens. Je secoue énergiquement les mains au-dessus du lavabo et ôte le surplus d’eau sous un sèche main dont la puissance de l’air est telle que ma peau forme de légères vagues. Le liquide s’évapore petit à petit de mes doigts mais aussi de mes bras tatoués. La musique sur les oreilles, le groupe The Basics reprend Have Love Will Travel, un classique de The Sonics. Les premiers riffs de guitares résonnent, et donnent une toute autre dimension au décor qui m’entoure. C’est le genre de musique qui vous fait sentir puissant, vous donne des ailes et vous redonne confiance, d’autant plus lorsque vous venez de tirer votre coup.

« Have love, will travel. If you need lovin’, oh baby I’ll travel. »

Sans réelle envie particulière, je déambule à travers les boutiques de l’aéroport. Je ne suis pas quelqu’un de dépensier et fais rarement les magasins. Je suis plutôt du genre à me contenter de garder les mêmes fringues pendant plusieurs années jusqu’à ce que le trou au niveau de l’entrejambe de mon Levis soit trop important pour continuer de le porter. Idem pour mon MacBook, un vieux modèle de couleur noir que je considère comme ma muse en matière d’écriture et qui aurait grandement besoin d’être changé. Non seulement parce que le processeur n’est plus de première jeunesse, mais aussi parce que ma bécane est capable de planter à n’importe quel moment et que j’ai tendance à oublier de sauvegarder mes écrits, bons ou mauvais, sur un disque dur externe ou une clef USB. J’ai beau me dire qu’il faut que j’assure mes arrières, je ne le fais jamais. À croire que j’attends le jour de la panne pour me maudire d’avoir été si négligent. L’un de mes plus gros investissements remonte à l’époque où j’habitais Toronto. J’avais acheté cette maison sur Harbord Village, une maison que j’ai revendue après avoir quitté la grande mégalopole il y a un an et demie. Je venais d’avoir trente ans et me sentais prêt à m’endetter pour les vingt-cinq prochaines années. En soit, cette baraque fut une affaire si on considère son prix comparé à la surface. J’étais persuadé qu’en effectuant un prêt et en ayant un toit et des murs bien à moi je me sentirais plus adulte et responsable. Visiblement ça ne m’a pas aidé. La preuve puisque ma relation avec l’architecte s’est soldée dans la foulée. Après être passé devant une parfumerie dont le mélange des fragrances m’agresse les narines, je fais un tour dans une librairie. Le meilleur moyen de faire sortir mon ex de la tête. Mon narcissisme me pousse vers mon livre soigneusement rangé dans un rayon. Je souris en découvrant l’ouvrage dont la couverture représente le skyline de Vancouver. Mon nom d’auteur, Dick James, est noté en haut à droite, tandis que le titre Gay’s Anatomyest marqué d’une police d’écriture imposante. C’est un automatisme que j’ai à chaque fois que je tombe sur mon « bébé ». Je le prends, le fixe longuement avec un sourire béat, et reste là à le regarder, les yeux brillants, à lire avec nostalgie la quatrième de couverture.

« Maître dans l’art de la procrastination, Jim Nightingale, infirmier dans un service de psychiatrie au Vancouver General Hospital , passe son temps à fuir ses responsabilités. Aujourd’hui, sa vie ressemble à une plaie béante sanguinolente qu’il s’est contenté de panser durant les dix dernières années. Mais à force de repousser l’inévitable, comme cette famille et cette vie passée dont il veut se détacher, Jim voit ressurgir tout ce qu’il ne souhaitait pas régler avant son trentième anniversaire. Pas de bol, la merde a trois ans d’avance. »

Longtemps, j’ai cru que pour être un bon écrivain il fallait être un grand lecteur. Je ne dis pas que je ne lis pas beaucoup, mais je préfère de loin écrire que lire. Tout comme j’ai du mal à m’accrocher à un homme, il en est de même quand je débute un bouquin, et son auteur a intérêt à être sacrément bon et performant pour que j’aille jusqu’au bout. La promotion de mon livre touche à sa fin, d’où ma venue à Philadelphie pour ma dernière séance de dédicaces. J’ai profité de mon séjour en ville pour marquer ma peau d’un énième tatouage. Cou, bras, torse, mon corps est parsemé de multiples patchworks colorés, pour la plupart dans des thèmes old-school. Désormais, ce sont les lettres w r i t e qui marquent les phalanges de ma main droite, tandis que les symboles @#%&!, synonymes de « fuck », marquent la gauche depuis plusieurs années maintenant. La plupart de mes gribouillages ont une signification toute particulière et sont là pour me rappeler des événements plaisant ou non de ma vie. Ils sont à la fois ce que je suis mais aussi ce que j’ai été. Un peu comme une ride. En ce qui concerne le mot « write », il représente mon amour pour l’écriture et l’écrivain que je suis enfin devenu après la parution de ce premier roman paru il y a plus de deux ans. En ce temps-là, je bossais encore comme infirmier dans le milieu carcéral. Je n’avais pas idée que mon manuscrit puisse tirer son épingle du jeu de milliers d’autres bouquins. Personne ne s’imagine devenir célèbre, encore moins dans le monde de l’écriture. Jusque-là, j’écrivais uniquement pour vider mon cerveau de toutes ces histoires qui défilaient dans ma tête, mais aussi pour me défaire d’un tas de névroses. Grâce à ce bouquin, j’avais l’impression de réussir à les dompter en me défaisant d’une partie de mon passé avec lequel j’ai toujours eu du mal à composer. Le schéma classique de n’importe quel grand névrosé. Cette réussite, je la dois principalement à mon agent. Je n’en serais pas là sans Georges White, grand romancier de livres d’horreur et d’épouvante connu dans le milieu et dont la page Wikipédia est particulièrement fournie, plus que la mienne en tout cas. La soixantaine passée, il est celui qui m’a permis d’être publié. Sans lui, ma vie ne serait pas ce qu’elle est et je ne serais pas là à tenir ces quatre-cent et quelques pages que vous pouvez trouver dans n’importe quelle librairie du continent américain. J’ai rencontré Georges en 2016. Je fréquentais encore l’architecte et suis tombé par hasard sur celui qui allait devenir mon agent, dans une supérette alors que j’achetais mon stock de téquila pour ma pendaison de crémaillère. La vie est parfois faite de rencontres qui vous changent un homme et celle-ci en fait partie. Je me souviens encore du jour où Georges s’est pointé chez moi pour m’annoncer les ventes explosives de Gay’s Anatomy. Venant d’un milieu ouvrier, je n’ai pas grandi avec beaucoup d’argent et me suis longtemps contenté de peu quand j’étais gamin. Et ce n’est pas mon salaire d’infirmier qui pouvait m’aider à mener la grande vie. Alors autant dire que ce chèque m’a fait voir les choses d’une toute autre façon. Je suis resté longtemps à fixer tous ces numéros, à croire qu’un zéro était de trop ou que la virgule n’était pas placée au bon endroit. Ce que je vivais était surréaliste. Personne n’aurait pu croire un truc pareil, encore moins lors d’une de mes premières séances de dédicace en juillet 2018, à Wellington, Ontario. Georges m’avait dégoté une place dans une petite librairie sans prétention. Personne n’est venu me voir. Seule une nana m’a demandé si je savais où se trouvaitle Journal (très) intime d’Anastasia Steel, la dernière bouse littéraire en date de E. L. James. J’étais dépité d’être pris pour un vendeur réduit à indiquer le chemin de ce genre de connerie littéraire à une cliente. Ce fut un fiasco total. D’autant plus qu’un gars s’est encastré en voiture dans la vitrine de la librairie, réduisant à néant une partie de la bibliothèque et de mon stand. Foutue hypoglycémie ! Par chance, je suis sorti de cet accident avec seulement quelques douleurs articulaires et musculaires. Et si ce n’était pas le cas ? Et si la voiture m’avait réellement percuté, me plongeant dans un coma dans lequel je serais depuis toutes ces années ? Ce qui expliquerait ce succès soudain. Tu divagues complet Dickens ! Je n’ai jamais compris comment les ventes d’un livre pouvaient exploser du jour au lendemain. Certes, Georges avait des contacts, des gens capables de m’offrir un minimum de visibilité, dont un très bon ami à lui journaliste littéraire au National Post qui a eu la sympathie d’écrire un article élogieux sur mon roman. Mais vous avez beau tout mettre en œuvre pour vendre un produit, les chances que ça marche ne sont pas sûres à 100%. Avant que mon bouquin ne décolle, j’ai demandé à Georges ce qui faisait qu’un bouquin se vendait bien d’un seul coup, ce à quoi il m’a répondu qu’un livre se vend bien parce qu’il se vendait bien. Et c’est ce qui s’est passé pour mon roman dont je feuillette les pages et où mon attention se porte sur le deuxième chapitre.

- 1997 -

Un violent bruit me sortit de mon sommeil. La pièce était plongée dans le noir, et je mis du temps à m’habituer à l’obscurité. Il était trois heures du matin passé, une heure où la maison était habituellement calme. Non pas qu’il y ait des heures pour s’en prendre à sa femme et sa fille, mais les violences conjugales n’avaient pas lieu aussi tardivement chez les Nightingale. J’étais rarement acteur lorsque Jake se défoulait sur Doris ou Nancy, et voyais les séquelles uniquement le lendemain, lesquelles se traduisaient le plus souvent par une grosse paire de lunettes de soleil ou une tonne de maquillage.

La grosse voix de Jake prit le dessus sur celle de ma mère et de ma sœur. Engoncé dans mon ridicule pyjama en raison de mon corps rondouillard, je me faufilai discrètement dans les escaliers, et m’arrêtai aux dernières marches afin d’agripper les barreaux en bois. Aucun gamin de onze ans ne devrait connaître ce genre de situation. J’étais terrifié. Apparemment, Nancy était une fois de plus rentrée trop tard, quoi de plus normal pour une fille de quinze ans, ce qui déclencha la colère monstre de Jake qui s’était transformé en ogre prêt à tout dévorer sur son passage. Doris avait beau essayer de le calmer, une fois qu’il était lancé, plus rien ne pouvait l’arrêter.

- Va te faire foutre !!! hurla Nancy.

Ma sœur savait pertinemment qu’en le défiant de cette façon, les représailles seraient terribles. Elle savait lui tenir tête, et je l’enviais pour ça. Malheureusement, elle en paya le prix fort et reçu un puissant coup qui l’envoya valser contre un meuble. Doris hurla, et de la vaisselle se brisa sur le sol.

- C’est ça que tu veux être, une salope, comme ta putain de mère ???!!! vociféra Jake. Tu VOIS, ÇA, c’est à cause de TA MERE !!!

Je quittai ma position pour me faire une place dans le salon où j’aperçus Nancy, affalée sur le sol, le visage en sang. Jake l’attrapa par les cheveux, et ma sœur en profita pour lui cracher en plein visage un énorme molard mélangé à du plasma rouge. Ivre de rage, il essuya la salive ensanglantée d’un revers de main, et frappa Nancy dans le ventre d’un puissant coup de pied qui lui coupa la respiration le temps de quelques secondes.

- Tu prends tes affaires et tu dégages de chez moi !!!

Tétanisé, je ne me rendis pas compte que je venais de me pisser dessus.

- Lève-toi !!! lui ordonna-t-il.

Trop faible pour lui obéir, Nancy resta à terre. Jake la surplombait, ce qui rendait sa carrure encore plus imposante.

- Éloigne-toi d’ELLE tout de suite !!!

Revenue de la cuisine, Doris tenait fermement un couteau à la main, similaire à l’arme de prédilection de Michael Myers dans Halloween. La femme séduisante qu’elle était avait disparu pour laisser place à une femme avide de vengeance. Son mascara avait coulé, ses cheveux étaient en bataille, et sa tenue d’aide-soignante rose ne la mettait pas autant en valeur que sa garde-robe habituelle.

- Tu joues à quoi Doris ?

- Je t’ai dit de t’éloigner d’elle !

Jake rit à gorge déployée.

- Lâche ce couteau tu veux.

Sous ses airs calmes et sereins se cachait en réalité une bête féroce. Doris le connaissait et savait qu’il allait passer à l’offensive. Il avança lentement vers elle.

- Pose ce couteau chérie.

- Je t’interdis de faire un seul pas de plus.

- POSE CE PUTAIN DE COUTEAU !!!

Il fonça droit sur elle, et d’un coup sec et franc, Doris porta la lame à la jugulaire de Jake. La carotide fut touchée, et un puissant jet de sang aspergea de plein fouet le visage de ma mère. Jake porta sa main à son cou pour comprimer la plaie, mais ce fut trop tard. Il tenta de porter un coup de poing à sa femme mais s’écroula sur le sol, à bout de force. Les yeux grands ouverts, ses orbites pointaient dans ma direction. Jamais Jake ne m’avait considéré. J’étais invisible à ses yeux. Je ne représentais rien pour lui. Il m’arrivait d’envier Doris et Nancy de se prendre des coups. Sa démonstration de l’amour était peut-être particulière à son sens, mais au moins il leur en montrait. Pour lui, du moins j’imagine, je ne méritais même pas l’une de ses nombreuses gifles que j’aurais pourtant volontiers accepté, tel un baiser caressant ma joue rose de poupin.

Le couteau s’échappa de la main de Doris, et l’arme se noya dans une gigantesque mare de sang.

- Rassemblez vos affaires, le strict minimum, nous ordonna-t-elle la voix tremblotante.

- Quoi ? contesta Nancy en se relevant.

Je ne réalisai pas ce qui se passait. Doris venait-elle réellement de tuer Jake ? Et Adam, ce grand frère que je redoutais autant que mon père et qui visiblement était dans sa chambre, nous avait-il seulement entendu ? Je redoutais qu’il quitte son antre, et tombe sur le corps sans vie de Jake. Si nous ne partions pas rapidement d’ici, Dieu sait de quoi il pourrait être capable de faire à Doris. J’entrevoyais désormais un avenir sombre et lugubre dans les profondeurs de mon imagination sans fin.

Remplacez les noms de Doris, Jake, Nancy, et Adam, par Debbie, Jacob, Nicole, et Ethan, et vous êtes en mesure de vous faire une image de ma famille et de mon enfance. Bon, les choses ne se sont pas exactement passées de cette façon, mais je reste tout de même proche de la réalité, en la modifiant à ma guise pour donner un peu plus de peps à mon roman et en renforçant notamment l’aspect dramatique tout en rajoutant une bonne dose d’hémoglobine. Je n’ai pas le temps d’aller plus loin dans ma lecture en flattant mon égo de jeune écrivain que l’heure sur mon téléphone portable m’indique qu’il est temps pour moi de prendre mon vol. J’abandonne alors l’ouvrage et marche en direction de la porte d’embarquement tout comme des dizaines d’autres personnes qui me suivent et me dépassent. Sur le chemin, j’aperçois mon plan cul de passage. La quarantaine, il est accompagné de ses deux enfants en bas âges et d’une jolie blonde à peine plus vieille que moi. C’est tout juste s’il ose me regarder, si bien qu’il se contente de baisser les yeux. Il n’est pas le premier père de famille que je sodomise et il ne sera pas non plus le dernier. Je l’imagine prétexter à sa femme qu’il devait passer un coup de fil urgent, alors qu’en réalité il venait de mettre la main sur un mec, moi en l’occurrence, via l’application gay Grindr, mourant d’envie de se faire prendre, peu importe où, dès l’instant qu’il pourra prendre son pied. La porte d’embarquement dépassée, je gagne l’intérieur de l’avion où les gens s’installent à leur rythme. Je marche le long de la rangée de sièges jusqu’à trouver ma place à côté d’un homme enrobé posé contre le hublot. Le gars en question est davantage préoccupé par son jeu vidéo sur sa tablette tactile que par ma présence. Je le trouve d’une impolitesse. Je m’enfonce dans mon siège, en faisant ce que je fais à chaque fois que je mets un pied dans un avion, créer mille et un scénario. N’importe quelle personne ayant visionnée Lost ou Grey’s Anatomyimagine forcément le pire en montant à bord d’un pareil engin. Une fois l’avion en plein air, je m’arme de mon MacBook et me sers de la tablette en plastique gris comme bureau d’appoint. L’écran affiche un document sans titre, ce que j’espère être mon deuxième opus sur lequel je bloque terriblement. Le problème quand vous vous donnez à fond sur votre première œuvre, qu’elle soit littéraire, musicale, cinématographique, ou autre, c’est que vous avez peur de ne pas être à la hauteur pour la suite. Je compare souvent cette angoisse à celle de parents qui attendent leur deuxième enfant. Pour peu que le premier ait été une réussite et corresponde à tous les critères de « l’enfant désiré », l’appréhension pour le gamin qui suit est énorme. Pour le moment, je n’ai rien de réellement construit, si bien que je me contente d’écrire ce qui me passe par la tête, ce qui consiste la plupart du temps à effacer les trois quarts de mon travail. Habituellement, je puise mon inspiration dans ce qui se fait de plus dramatique dans ma vie et mon passé familial ainsi que mes multiples névroses m’ont permis d’accoucher de mon premier opus. Ce qui explique le fait qu’il m’arrive parfois d’espérer qu’une grosse tuile me tombe dessus pour nourrir de nouveau mon inspiration, comme un crash d’avion duquel je sortirais vivant par exemple. À croire que ma vie est devenue plate et monotone depuis que je vis à Vancouver. Une main me tapote l’épaule et me sort de mon imagination morbide. J’ôte mes écouteurs et lève la tête vers le steward qui me surplombe. La trentaine passée, il a tout du gars hyper sophistiqué. Trop sophistiqué pour moi. Je fais une fois de plus dans le cliché, mais je me demande à chaque fois que je prends l’avion si les stewards que je croise sont oui ou non PD. Qu’on le veuille ou non, il y a des professions qui attirent leur lot d’homos, dont le domaine infirmier. Certains regards ne trompent pas, et je soupçonne ce steward de jouer dans la même cour que la mienne. Avant de me tourner vers les sciences infirmières, j’ai songé à poursuivre des études pour devenir steward. Puis sans savoir réellement pourquoi, cette envie s’est évaporée et je ne regrette absolument pas ce changement de direction. Non pas que je dénigre la profession d’hôtesse de l’air, mais pour être honnête, je les apparente plus à des serveuses du ciel qu’à autre chose.

- Vous désirez un rafraichissement Monsieur ?

- Vin rouge, vous avez ? Bordeaux de préférence.

- Bien sûr !

Il fouille dans son imposant chariot à roulettes et en sort une petite bouteille en plastique d’un vin bas de gamme, ainsi qu’un verre de cette même matière. Je le remercie et sens son attention peser sur moi tandis que je fais couler le liquide rouge dans le récipient.

- Excusez-moi, mais votre visage ne m’est pas inconnu. On ne se serait pas déjà croisé quelque part ?

Ce n’est pas la première fois qu’un mec use de cette vieille technique pour draguer. À dire vrai, il me semble que je l’ai moi-même utilisée à plusieurs reprises. Je suis un piètre dragueur, d’où l’utilisation de cette vieille technique.

- Je ne pense pas non. Je ne suis pas de Philadelphie. Je suis canadien.

- Canadien vous dites ?

Il prend un air sérieux en levant les yeux au ciel.

- Dick James ?! C’est bien vous n’est-ce pas, l’auteur deGay’s Anatomy ?

Ça ne m’était encore jamais arrivé qu’on me reconnaisse. Ce n’est pas parce que vous avez fait de votre livre un best-seller et que vous avez empoché un gros chèque qu’on vous reconnaît à chaque coin de rue comme Stephen King ou J.K Rowling.

- Wow ! Vous me flattez.

- Vous planchez sur le deuxième ? me demande-t-il en jetant un œil à mon travail.

La pudeur qui est propre à chaque écrivain me pousse à rabattre l’écran de l’ordinateur pour éviter de répondre à cette question. Par chance, les toussotements bourrés de postillons de mon voisin grassouillet nous interrompent et me permettent d’éviter de répondre à cette question. Le steward s’exécute et se confond en excuses auprès du passager qui retourne à ses occupations après avoir été servi. La « serveuse du ciel » agrippe son chariot pour poursuivre sa tournée, et nous échangeons alors un bref sourire. Ma vanité nourrit et fier que l’on m’ait reconnu, je me sens d’humeur inspiré.

***

Plongé dans les méandres de mon imagination, la voix d’une hôtesse de l’air me rappelle que nous sommes sur le point d’atterrir au moment où elle me demande poliment de bien vouloir ranger mon ordinateur et rabattre la tablette. L’avion a tout juste touché terre et n’est pas encore arrêté que bon nombre de passagers quittent leurs sièges pour récupérer leurs bagages, et ce, sans prendre en considération les recommandations données par l’hôtesse de l’air au préalable. Mon voisin fait de même et me passe à moitié dessus pour quitter l’appareil, ou plutôt patienter debout et faire la queue en attendant comme un imbécile que les gens sortent. Quant à moi je patiente, peu pressé par le temps, et figure parmi les derniers présents dans l’avion.

- Une dernière chose avant que vous ne partiez ! m’interpelle le steward à la drague facile.

Si cette scène devait se passer dans une série télé, ou mieux, dans un porno gay, on finirait par copuler au milieu de tous ces sièges vident aux déchets laissés par les passagers derrière eux. Après quoi, le pilote nous rejoindrait pour un threesome torride. Mais je ne suis ni dans une série télé, ni dans un porno, et dans la vraie vie, avant de coucher avec un mec, un minimum de préparation intime est requise.

- J’ai un exemplaire de votre livre chez moi. Vous pensez que j’ai une chance d’avoir droit à une dédicace ?

Quoi qu’il veuille, je ne suis pas en mesure de le lui offrir, bien que coucher avec une groupie et me prendre pour Hank Moody pourrait me plaire. Qui plus est, après mon coup rapide dans les toilettes, mon appétit sexuel est au point mort. Le steward sort un morceau de papier négligemment déchiré sur lequel est noté son numéro de téléphone.

- Appelez-moi à l’occasion. Des fois que je sois dans le coin de votre prochaine séance de dédicace. À quoi bon être steward si on ne se sert pas de ses avantages pour voyager ?

Charmé, je lui souris et quitte la rangée de sièges en fourrant le morceau de papier dans la poche de mon jean, peu certain de le recroiser un jour.

***

L’aéroport international de Vancouver est noir de monde. Je me fraye un chemin à travers la foule pour quitter au plus vite les lieux sous peine d’étouffer ou d’en coller une à la première personne qui n’avance pas assez vite devant moi. Dehors, la température estivale est encore chaude malgré l’heure tardive. Je me sépare de ma veste en cuir noire et parcours le parking privé sous-terrain afin de trouver ma voiture, garée ici depuis plusieurs jours. Je n’ai pas investi dans beaucoup de choses, c’est vrai. À part ma maison à Toronto, je n’avais rien à moi. Avant d’encaisser ce chèque, je roulais en Renault Alliance, un vieux modèle qui m’a lâché durant l’hiver 2018. C’est là que j’ai craqué pour une Porsche 911 Targa noire, un modèle récent. Je n’y connais rien en voiture. Je ne suis pas un passionné, et à l’époque où je vivais en Ontario, les transports en communs m’allaient très bien. Du moment où ma Renault Alliance a rendu l’âme, je me suis entiché de ce bijoux qui représente tout ce que j’ai matériellement parlant. Ça, et l’endroit où je vis. Je prends place sur le siège en cuir couleur crème et balance mon sac ainsi que ma veste côté passager. Le moteur ronronne, j’appuies sur l’accélérateur, et la musique se lance avec le titre rock Paranoiddes Wavves, mon groupe de prédilection. Mon bolide quitte le parking, puis l’aéroport, pour s’engouffrer à travers les larges passages bétonnés de cette autoroute où circulent tous ces véhicules roulant en direction du cœur de ville. J’emprunte le Lions Gate Bridge, ce gigantesque pont vert de presque deux kilomètres qui me mène jusqu’au nord de la ville, et m’éloigne doucement du centre, de toutes les lumières et du brouhaha, pour m’engouffrer dans des sentiers battus qui ne font pas forcément bon ménage avec une Porsche de ce type. Je m’enfonce davantage dans les forêts sombres aux abords de Rice Lake jusqu’à arriver à un terrain entouré de sapins et dont l’herbe est rase. Au beau milieu de l’aire jonche une caravane, un modèle vintage américain en acier aux formes arrondies, dont une guirlande lumineuse pend le long d’une pergola en toile. Voilà mon deuxième investissement : une caravane et un terrain paumé dans les profondeurs de Vancouver. Le moteur éteint, la portière claque derrière mon passage et je gravis les trois marches en bois qui donnent sur la terrasse. Je rentre alors chez moi, loin de la ville, loin du bruit, loin de tout, loin du monde.

***

Les écouteurs enfoncés dans les oreilles, Fleetwood Mac chante Monday Morning, un son qui colle parfaitement à ce lundi matin où je foule la terre de Rice Lake humide par la rosée. Le souffle constant, j’apprécie la fraicheur matinale de l’été agrémentée des doux rayons du soleil à peine chaud. Une vieille casquette de l’équipe de hockey des Mapple Leaf de Toronto sur la tête, j’arrive au niveau du lac que je longe durant une bonne partie, jusqu’à ce que la dizaine de kilomètres dans mes jambes ne m’arrête. Je ne suis pas un fan de sport. Je fais partie de ces gars qui aiment les lignes de vêtements sportives sans suivre le sport en question. Le buste penché en avant et les mains posées sur les genoux, j’expire et inspire longuement. C’est seulement après que les battements de mon cœur se soient calmés que je reprends mon chemin pour retrouver ma caravane où je me débarrasse de mes vêtements afin de me faufiler dans l’espace minuscule qui me sert de salle de bain. L’eau tiède me décrasse de toute cette transpiration poisseuse et puante. Avec le temps, je me suis fait à ce petit espace. Mon lit double est encastré dans le fond de la caravane, la cuisine est à l’autre bout, et ce qui me sert de salle d’eau se trouve entre les deux. La table présente me sert aussi bien de bureau que de lieu de repas, et mes quelques vêtements sont entassés dans des placards au-dessus de mon lit. J’aime les endroits confinés. Un comble quand on compare mon ancienne maison. Encore aujourd’hui je me demande ce qui a pu me prendre d’acheter un truc aussi grand. Après avoir enfilé l’un de mes t-shirt doudou noir sur lequel figure les créatures démoniaques d’Iron Maiden, ainsi qu’un vieux jean, je m’installe à « mon bureau » et fouine dans un dossier où pullulent projets en cours et projets avortés. Une routine s’est installée depuis que je vis ici. Je cours entre deux à trois fois par semaine, et passe le reste du temps à me poser pour écrire, me nourrissant principalement de tranches de dinde rôtie, de cheddar, de popcorn et de vin rouge. Si je ne courais pas quasiment tous les jours en faisant l’effort de faire quelques pompes le matin en me réveillant, le gras que j’ai au niveau abdominal serait plus abondant. En quittant Toronto, je croyais que j’arriverais à être productif, notamment en m’éloignant et en m’isolant. Grossière erreur. Plus d’un an et demi que je ne travaille plus et je n’ai pas vu le temps passer. Certains pourraient croire que c’est ennuyant de rester assis devant son écran, à la recherche de quelque chose à écrire. Ça ne l’est pas pour moi. Mon cerveau est en constante ébullition et les personnages et les multiples univers qui se font et se défont dans ma tête me permettent d’avancer, que j’écrive ou non. J’ai travaillé sur plusieurs projets depuis. Malheureusement, aucun n’a abouti commeGay’s Anatomy. Je travaillais encore comme infirmier quand j’ai mis un point final à ce roman. Je dois énormément à ce boulot qui recèle d’innombrables branches différentes et variées. Après avoir quitté l’université, j’ai d’abord travaillé dans un service de médecine générale, le temps de me faire la main avant de me tourner vers la psychiatrie pour quelques années, un domaine qui m’a beaucoup aidé à écrire. Durant longtemps, les patients rencontrés m’ont été d’une grande inspiration. Puis je suis passé par la case gériatrie pour ensuite intégrer un poste d’infirmier scolaire. J’aimais ce rôle de conseiller auprès de tous ces jeunes. Ne faisant pas partie des gars populaires quand j’étais au lycée, j’aurais aimé trouver une oreille attentive pour vider mon sac d’adolescent homosexuel en pleine rébellion. Il faut dire que je devais composer avec les restes de notre passé à Pembroke, après l’attaque au couteau de Debbie, qui, pour la petite précision n’a jamais achevé Jacob à coup de couteau dans la jugulaire. Ce salopard s’en est tiré avec une bonne marque au visage, mais pas assez brutale pour lui être fatal. Malgré les nombreuses emmerdes laissées derrière nous, ces années figurent parmi les moins sombres de toutes. Et pourtant, elles n’avaient rien de roses. Il suffit de jeter un coup d’œil aux flash-back qui retracent l’adolescence de Jim Nightingale pour s’en apercevoir. Je dois ça à l’insouciance de l’adolescence, celle qui vous fait croire que vous arriverez à surmonter le futur quoi qu’il en soit. Foutaises ! Plus vous vieillissez, plus vous ressassez le passé, plus vous réfléchissez, et plus vous vous rendez compte de la merde dans laquelle vous avez baigné et dont l’odeur persiste autour de vous quoi que vous fassiez. Bref, tout ça pour dire que durant mon adolescence, Debbie était plus préoccupée par sa bouteille de Chardonnay et les déboires psychiatriques de Nicole que par ma crise d’adolescence et mon entrée dans la sexualité. J’ai quitté le Toronto High School peu de temps après que l’un des élèves ait décidé de faire un remake de Columbine. J’ai essayé à plusieurs reprises de me servir de cet événement traumatisant pour en ressortir quelque chose de « bon ». Parce qu’après tout, utiliser les drames survenus dans ma vie est devenu mon crédo. Sauf que ça ne marche pas avec tout. Maintenant que j’ai abandonné cette vie pour me consacrer à l’écriture, il me manque quelque chose. Alors j’erre à travers de nombreux lieux en ville, à la recherche de figures, de personnages, de moments, susceptibles de déclencher ce truc qui fera bouger mes dix doigts sur le clavier de mon ordinateur. Les urgences du Nightingale Memorial demeurent mon endroit préféré, le lieu où défile une panoplie de personnages hauts en couleur, ainsi que des tranches de vies fascinantes. Armé de mon thermos rempli de vin rouge et de quelques tranches de cheddar me permettant d’éponger l’alcool ingurgité, j’observe, j’écoute, et lorsque je n’arrive pas à avoir assez d’informations sur les patients ou le personnel soignant qui m’entourent, je fantasme, j’imagine, je joue. Je ne connais pas grand monde à Vancouver, pour ne pas dire personne. J’ai beau papillonner à travers la ville, je ne pars pas à la rencontre des gens. Je me contente de les observer ou de coucher avec eux en fonction des endroits que je fréquente. Pour un coup vite fait bien fait, je fais un tour dans l’un des saunas gays les plus fréquenté de la ville. En mettant les pieds dans ce lieu, je suis quasiment sûr de tirer mon coup. Je m’y rends généralement lorsque le cul parasite trop mes pensées et que je ressens le besoin de me vider la tête et les bourses dans l’espoir de retrouver ma productivité, et c’est ce que je fais le lendemain de ma soirée aux urgences. La plupart des saunas se ressemblent. Un bar, un hammam sous forme de labyrinthe, un sauna, une piscine, ou pas, des gloryholes, et le plus important, des backrooms. Une serviette de coton autour de la taille, je fais un tour par le hammam. Je prends place sur un banc carrelé, dans un coin relativement sombre. Sans réelle envie particulière à mon arrivée, je regarde passer tous ces mecs, qui se suivent les uns les autres en se tripotant la queue, sans forcément oser venir vers l’autre. Je les imagine toujours dans leur vie professionnelle. Pas sûr que leur entourage social puisse s’imaginer que leur patron ou collègue de boulot se balade dans ce genre d’endroit, la queue raide, à la recherche d’un cul à bouffer, à tourner en rond comme des chiens en chaleur qui se reniflent le derrière. Un black bien charpenté s’installe à mes côtés. Assez près pour me faire comprendre qu’il est intéressé. Deux trois regards plus tard, il se lève, et prend congés en prenant soin de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Je le rejoins rapidement dans une cabine. Le loquet fermé derrière nous, nous nous empressons de nous jeter l’un sur l’autre. Les serviettes glissent, les baisers se multiplient, et nos sexes ressemblant à deux épées sont prêts à combattre.

- J’ai quelque chose à te dire, lance mon partenaire entre deux coups de langue.

Trop excité, je l’écoute d’une oreille distraite et le couvre de caresses et de baisers.

- Je suis positif.

Je m’arrête dans mon élan.

- Je ne couche jamais sans capote, ajouté-je.

- Je préfère être clair. Je n’ai pas envie que ça te pose de ...

Je lui coupe la parole en lui volant un nouveau baiser. Notre étreinte va plus loin. Un distributeur de capotes et de lubrifiant est disponible. La majorité de mes partenaires dans les saunas sont égoïstes, sexuellement parlant. Ils se contentent d’assouvir leurs fantasmes en se faisant plaisir, sans penser une seule seconde à l’autre. Le pire demeure la fin, ce moment où ils refusent d’éjaculer, préférant garder leur jus bien au chaud au cas où une meilleure offre se présenterait. Je ne ressens pas ça dans les bras de mon partenaire. Il y a de la complicité, du respect, et une recherche de plaisir partagé. Et surtout, deux éjaculations. Allongés sur le matelas en simili cuir, les corps brillant de transpirations, nous essuyons des restes de sperme sur nos ventres d’un coup d’essuietout. Le black robuste à la barbe naissante me sourit. Un sourire d’un charme fou.

- C’était vraiment top !

Il enroule un bras autour de ma taille et me vole un baiser. Un simple « kiss » aussi mignon qu’excitant.

- À une prochaine.

Nous n’avons pas le temps d’échanger nos prénoms qu’il est déjà partit. Une baise classique dans un sauna en somme. Mon appétit sexuel rassasié, je porte mon dévolu sur un groupe de parole, l’un de mes passe-temps favori. De tous les rassemblements que je fais, tous se déroulent systématiquement dans des endroits reculés, à l’ambiance froide et où le manque de budget est marqué aussi bien sur les murs que dans les encas et le café proposés. Armé de mon iPhone dont l’application dictaphone est constamment activée, j’écoute ces gens évoquer leurs déboires. Ce que je faisais finalement quand j’étais infirmier. Alcooliques, dépressifs, endeuillés, entendeurs de voix, accidentés, personnes souffrant de stress post-traumatiques, aucun groupe n’a de secrets pour moi, et tel un fantôme, je fais irruption en me faisant remarquer le moins possible. Mon groupe de paroles ciblé ce soir concerne la transidentité. Les personnes faisant partie du cercle ne sont pas forcément transgenres. Certains viennent ici pour parler de proches, d’amis, ou de leurs compagnons concernés par la transsexualité. La réunion terminée, je m’apprête à partir de la même façon que je suis arrivé lorsqu’une voix m’interpelle. La femme en question avoisine les trente et quelques années et possède de longs cheveux châtains foncés. Elle porte un t-shirt blanc tout ce qu’il a de plus classique ainsi qu’un jean. Mes yeux se focalisent sur l’importante fossette qui sépare son menton, ce qui lui confère un charme particulier.

- Excusez-moi, mais je n’ai pas le souvenir que vous vous soyez présenté auprès du groupe.

- Pardon ?

- Ça fait plusieurs séances que vous venez et vous ne dites strictement rien. Je serais curieuse de savoir ce qui vous amène ici. Curieuse ou prudente. Vous n’avez pas idée les gars capables de venir ici rien que pour « casser du travelo », enchaine-t-elle en croisant les bras contre sa poitrine en m’affrontant de son regard noisette.

- Hein ??? Quoi ??? Je ne viens pas ici pour me battre avec qui que ce soit !!! ris-je.

Le ton humoristique que j’emploie ne lui plaît qu’à moitié.

- Je … je suis écrivain, bafouillé-je.

La plupart des réactions qu’ont les gens quand je révèle mon métier sont généralement les mêmes. Certains me prennent au sérieux, à la limite de la fascination, tandis que d’autres considèrent ça comme un simple passe-temps, une fausse profession.

- C’est ça que vous venez faire ici, vous inspirer de la misère des gens ? Excusez-moi, mais c’est d’un cliché ! Oh et surtout irrespectueux pour toutes ces personnes qui attendent du respect et de la confidentialité en venant ici.

Pris au dépourvu, je ne sais quoi dire et me contente de sortir ma carte de visite afin de me justifier.

- Dick James ? lit-t-elle sur le carton. Sérieusement ? Vous faites dans l’érotisme bas de gamme en plus ?

Je ne cherche pas plus loin et tourne les talons pour ne pas me ridiculiser davantage ou m’attirer je ne sais quels ennuis.

- Une minute ! Désolée … Dick, insiste-t-elle en riant. J’y suis peut-être allée un peu fort avec vous.

- Non, vous croyez ?!

- Veronica, se présente-elle.

- James.

- Ok. Et Dick, c’est pour ...

- Dickens, mon nom de famille.

- Donc, vous êtes célèbre ?

- Célèbre est un grand mot. Je suis loin de déchainer les foules comme James Brady !

- Quel genre de bouquin vous écrivez ? Non, attendez ! Donnez-moi plutôt le titre de votre grand succès.

- Si je vous le dis, vous allez encore vous payer ma tête et me traiter de cliché ambulant !

- Ok ! Je promets de ne pas rire.

- Gay’s Anatomy.

Un rictus qu’elle tente de dissimuler s’immisce sur son visage.

- Ce titre me dit quelque chose, s’exclame-t-elle en faisant mine de réfléchir.

- Et c’est reparti ! crié-je en roulant des yeux.

- Non, sérieusement ! Il me semble que j’ai votre bouquin. Je ne suis plus très sûre de l’avoir lu mais il doit être rangé quelque part dans ma bibliothèque.

- Le genre de bouquin qu’on vous offre à Noël et que vous ne lirez jamais.

- Ok, vous m’avez convaincu. Je veux bien vous aider.

- M’aider ?

- C’est bien ce pour quoi vous êtes venu ici, pour chercher de l’inspiration ?

Malgré ce début de rencontre quelque peu décousu, nous poursuivons notre discussion autour d’une bouteille de vin rouge dans un pub sur Yaletown. En fond sonore, Garbage joue le titre Cherry Lips (Go Baby Go).

- Vous êtes du coin ?

- Toronto. Je suis en ville depuis presque deux ans.

- Marrant. J’ai grandi du côté de Toronto. À Brampton.

- Connais pas.

- Forcément ! Vous venez de la ville, de la grande métropole. Un peu comme si vous demandiez à Woody Allen s’il connaissait autre chose que New York ?! Pourquoi être parti ? Vous aviez besoin de changer d’air pour écrire ?

- Vous savez ce qu’on dit ? Les clichés viennent bien de quelque part ! Je peux même aller plus loin. Je suis reclus sur un terrain paumé au milieu de Rice Lake où j’y ai posé ma Porsche et ma caravane dans laquelle je vis et où j’essaye de pondre mon deuxième roman. Si ce n’est pas pathétique !!! Et vous, c’est quoi votre histoire ?

- Attendez, vous êtes écrivain. Je suis sûre que vous avez un tas de choses à me raconter avant.

- Oula ! J’en aurais des choses à dire, mais ça risquerait de prendre beaucoup de temps. Alors, si vous voulez en savoir plus sur moi, je ne peux que vous conseiller de me lire.

- Donc, votre bouquin est autobiographique ?

- Pas vraiment. Enfin, il l’est sans l’être. Je me suis inspiré de deux ou trois petites choses qui me sont arrivé. Mais assez parlé de moi ! Parlez-moi plutôt de vous !

- De moi ?

- C’est pour ça qu’on est là n’est-ce pas ? Pour nourrir mon manque cruel d’inspiration ?

- Vous n’avez pas un bloc-notes ou quelque chose dans le genre ? s’amuse-t-elle.

Les ballons se remplissent et la conversation suit son cours. Veronica est d’origine italienne et propriétaire d’un restaurant où vous pouvez déguster un excellent Barolo. Il y a des gens avec qui il faut trouver ses mots pour construire une conversation et il y en a d’autres avec qui la fluidité verbale se fait tout naturellement. C’est le cas avec Veronica. D’une certaine manière, nous nous trouvons de nombreux points communs. Le courant passe si bien que nous restons jusqu’à la fermeture du bar, après quoi je la raccompagne à son appartement situé à quelques pâtés de maisons plus loin.

- Je vous offre un dernier verre ? me propose-t-elle sur le pas de la porte d’entrée de son appartement.

J’accepte l’offre. Ses trente mètres carrés sont à son image, un doux cocon élégant. La pièce principale fait office de chambre et de salon, avec une kitchenette ouverte sur le reste de la pièce. Veronica nous sort une bouteille de téquila qu’elle plaque sur le comptoir ainsi que deux shots.

- Comment refuser ? Juste un shot et je m’en vais après. J’ai déjà beaucoup trop bu et je suis en voiture.

Nous levons nos verres simultanément et buvons d’un coup sec. Tandis que je me remets de mes émotions et de la chaleur de l’alcool qui tapisse ma trachée, Veronica fouine dans sa bibliothèque et en sort mon roman qu’elle me tend fièrement.

- Je vous avais bien dit que le titre me disait quelque chose !

Gêné, je rougis, encore plus au moment où Veronica décide de lire à voix haute le début du premier chapitre.

- Qu’est-ce que vous faites ???

Je tente de reprendre le bouquin mais la jeune femme place son bras en arrière de sorte à m’empêcher de récupérer l’objet de mon désir.

- Je déteste ça !

- Que quelqu’un vous lise à voix haute ?

- Je suis très pudique.

- Comme ces stars de cinéma et de séries télé qui sont incapables de se regarder à l’écran alors qu’ils transpirent un narcissisme évident ?

- Sérieusement, je n’aime vraiment pas ça.

Pour me provoquer un peu plus, Veronica feuillette le reste de l’ouvrage et lit la dernière phrase de la dernière page.

- Et encore plus ce que vous faites maintenant ! conclus-je en la pointant du doigt.

- Promis, je ferai l’effort de le lire.

- Même en sachant la fin ?

- J’ai lu le dernier mot. Qu’est-ce que ce « Allô ? » peut bien signifier ?

- Beaucoup de choses si vous connaissiez l’histoire.

Veronica ayant baissé sa garde, je lui arrache le livre des mains et le balance plus loin sur son canapé. Nos regards se croisent, quelques secondes à peine qui suffisent à déclencher un étrange sentiment qui ne me met pas à mon aise. Je secoue énergiquement la tête pour me remettre les idées en place. Il est évident que j’ai trop bu.

- Merci beaucoup pour le shot et cette soirée. C’était très agréable. Ça fait du bien de parler à quelqu’un d’autre qu’à soi-même ou qu’à des fantômes.

- Vous faites partie de ces écrivains qui ont une vie extrêmement solitaire ?

- Et un cliché de plus, UN ! clamé-je en brandissant mon index.

Les mains plongées dans les poches de mon jean, je veux partir mais mes pieds sont cloués au sol. J’attends cette chose qui me fait cruellement peur et suis persuadé que les attentes de Veronica sont similaires, à la différence près qu’elle est nettement plus expérimentée que moi en la matière. Je n’ai jamais couché avec une femme et les relations sexuelles que j’entretiens sont uniquement masculines. Elles sont également différentes en fonction de l’âge des gars avec qui je couche. Lorsque je suis dans les bras d’un homme mature, j’aime ressentir ce côté protecteur, en me plaçant notamment comme « passif », ou « receveur » durant l’acte. C’était le cas dans ma relation avec l’architecte. À contrario, quand je couche avec un mec dans ma tranche d’âge, ou plus jeune que moi, j’aime passer de l’autre côté, et endosser le rôle « d’actif », ou de « lanceur ». Ma quête est tout autre. Pour autant, je ne saurais quoi faire avec une femme. L’équation est pourtant évidente, mais je me retrouverais piégé, comme un jeune puceau devant sa première conquête. J’aurais peur d’être maladroit et de ne pas savoir quoi faire ni comment m’y prendre. En gros, je suis en train de vivre ce que n’importe quel ado vit lors de sa première relation sexuelle et c’est d’autant plus flippant à mon âge. Ma queue gonfle de plus en plus. Une érection que je ne peux contrôler et que je mets sur le dos de l’ivresse, celle que l’on dompte et qui ne vous fait pas encore débander. Veronica se rapproche doucement de moi, puis dépose ses lèvres contre les miennes. Ce parfum, cette fragrance féminine. Je ne suis pas habitué à ça et toute l’assurance que j’ai en temps normal s’estompe. Je ne suis plus ce conquistador qui sodomise un père de famille dans les toilettes d’un aéroport, mais un gamin de seize ans, vierge et apeuré. Veronica recule de quelques pas, se débarrasse de son t-shirt, fait glisser son jean le long de ses jambes et ôte ses escarpins. Mes yeux se braquent d’abord sur sa poitrine habillée de dentelle puis sur son entrejambe dissimulant une belle bosse avec laquelle je suis bien plus à l’aise. La simple présence de ce pénis me redonne confiance. Je me sépare alors de mon t-shirt et me colle contre Veronica que j’embrasse à mon tour. L’une de mes mains agrippe fermement un de ses seins tandis que la seconde se glisse entre ses cuisses. Jamais je n’ai ressenti un truc pareil. Jamais je ne pensais pouvoir être autant excité et attiré par ce côté « hybride », cette dualité qui s’opère entre les genres.

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