Chapitre 3

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Il y eut beaucoup de monde à l’enterrement. Toute la gendarmerie était venue s’entasser dans le petit cimetière de la commune. Ils n’avaient pas organisé de veillée du corps. Un pendu, ça n’était jamais rien de très beau à voir. Gabin ne versa pas une seule larme alors qu’on mettait son père en terre. Une faille vide et froide, sans fond, sans aucun fond s’était creusée au cœur de son corps. Sa mère n’était qu’un amas de sanglots incontrôlables, portée à bout de bras par les anciens collègues de son mari. Lorsque la cérémonie fut terminée, il s’approcha d’eux pour leur demander de bien vouloir la raccompagner chez eux.

Rachel n’avait pas de sépulture, pas de lieu où l’on aurait pu se recueillir pour elle. Quand bien même il y en aurait eu un, cela n’aurait été qu’une tombe vide de tout corps, vide de tout sens. C’est pour cela qu’il se rendit au port. Il récupéra le bouquet de roses qu’il avait laissé sur la plage arrière, fit descendre Gribouille de la voiture et se dirigea vers la jetée. Le chien, à présent âgé, le suivait mollement.

Il y avait du brouillard, presque autant que ce jour-là. Il pouvait presque voir Rachel sur l’escalier, les lourds plis de sa robe verte battant ses jambes alors qu’elle montait les marches, le brasier de sa chevelure déchirant la brume, quelques instants, un si petit instant avant la dernière image qu’il aurait d’elle.

Une fois les escaliers gravis, le Gribouille s’assit sur le sol de béton et refusa d’avancer plus loin. Gabin tenta vainement de l’appeler et de voir le chien abandonner Rachel, l’abandonner une nouvelle fois lui fit monter un gout de bile en bouche.

« Sale bête infidèle » siffla-t-il amèrement.

En le voyant s’éloigner, Gribouille poussa quelques gémissements plaintifs. Gabin ne se retourna pas et poursuivit son chemin.

Une fois arrivé au phare, il déposa les roses au sol et resta ainsi, les mains croisées, à regarder les vagues frapper la digue. La faille dans ses entrailles le tiraillait douloureusement. Elle était pourrie de cette pensée si terrible qui le rongeait parfois, cette idée gangrénée qu’il avait refusé de l’accompagner et avait préféré rester au bord de l’eau.

Il allait faire demi-tour lorsqu’un éclat de couleur vive fila dans la périphérie de sa vision. Gabin pivota lentement sur ses pieds et s’approcha du bord. A environ un mètre du muret, il tendit la tête pour mieux observer le flanc de la jetée. Il se figea.

Une sorte d’animal aux membres fins et blancs entreprenait d’escalader la digue. Ses mouvements étaient lents et feutrés, tout en précaution. L’articulation du coude se pliait selon un angle aigu et le corps pivotait sur celui-ci, transférant tout son poids vers l’avant. La chose progressait ainsi de pierre en pierre, presque rampante, et remontait vers la voie aménagée sur la digue. Gabin comprit alors que l’éclat qui avait attiré son œil était une lourde chevelure rousse, gorgée d’eau et emmêlée. Elle tombait en rideau devant la tête de la créature et sinuait le long de son échine, d’où pendaient des lambeaux de tissu vert. Elle parut se stopper un instant sous son regard, puis reprit lentement sa progression. Gabin ouvrit grand la bouche pour hurler mais n’émit aucun son, la mâchoire demeurant béante. Ses cordes vocales ne lui répondaient plus et il ne pouvait prendre que de courtes inspirations saccadées, tout liquéfié de terreur. Un gel dévorant l’envahissait comme un manteau de glace et le serrait en étau. :

« Rachel ? » gémit-il finalement.

Il n’était parvenu à émettre guère plus qu’un couinement de souris. Alors la créature se figea et, les cheveux tous enchevêtrés d’algues et de coquillages, releva deux orbites béantes vers lui.

« Ce sont les crabes » songea hystériquement Gabin, « ce sont les crabes qui lui ont bouffé les ye… »

La chose tendit une main décharnée qui se referma sur sa cheville et tira brutalement. Gabin chuta en arrière et son crane heurta durement le sol, ses dents claquant les unes contre les autres. Elle entreprit de le trainer par-dessus le parapet, vers les rochers battus par les vagues. Il ne parvenait pas à esquisser le moindre mouvement pour se dégager de son étreinte. La créature le tirait par à-coups réguliers. Le sol lui entamait la peau du dos.

Les orbites vides le fixaient comme l’œil le plus perçant, comme si des flammes y brûlaient, et Gabin compris alors que cette chose n’était pas sa sœur. Cette créature ne pouvait être Rachel, tout du moins exception faite de son corps. Pas la Rachel qui lui souriait du fin fond de son cœur, qui n’avait levé la main qu’une seule et unique fois sur lui, qui l’aimait sans doute plus qu’elle ne s’aimait elle-même. Non, ce n’était pas Rachel.

Cette pensée l’électrocuta et Gabin, retrouvant enfin l’usage de ses membres, plia la jambe pour asséner un violent coup de pied dans la poitrine de son agresseur.
La créature fut rejetée en arrière avec un « Hmpfff ! » alors que l’air était expulsé de ses poumons. Elle revint cependant immédiatement à la charge, le saisissant à la gorge, et raffermit sa prise avec une force insoupçonnée. Son poids sur lui était lourd, gorgé d’une eau froide aux vapeurs d’iode. Par-delà le manque d’air qui obscurcissait progressivement sa vision d’étoiles, Gabin pouvait percevoir la respiration rauque de la chose qui finissait en petits souffles glacés sur sa joue. Elle tira de nouveau malgré ses ruades et son corps commença lentement à basculer par-dessus le rebord.

Soudain, il y eut comme un choc et la chose le lâcha. Il manqua de chuter totalement vers la mer et se rattrapa aux rochers, où il se déchira les paumes. Un cri plaintif déchira l’air, suivi d’un bruit sourd. Dans sa panique, Gabin tâtonna à l’aveugle à la recherche d’une meilleure prise. Ses doigts rencontrèrent un morceau de roche plus petits que les autres, d’une taille suffisamment modeste pour qu’il puisse le soulever. Refermant sa main sur la pierre, Gabin poussa sur ses jambes pour se redresser, titubant.

Gribouille était mollement étendu contre le parapet opposé de la digue. La créature l’avait envoyé voler contre le muret. Cette dernière s’était tapie à quelques mètres de lui. Un trou béant lui découvrait la mâchoire et les dents, là où le chien lui avait arraché la joue. Elle agita furieusement la tête puis se tourna vers lui et retroussa ce qui lui restait de lèvres. Elle tendit les muscles, se projeta en avant. Gabin resserra les doigts sur la pierre et leva le bras.
Les dents éclatèrent sous la violence du coup qu’il lui assenât. La créature siffla, un sifflement aigu tout en échos, et se replia précipitamment vers les rochers. Elle se glissa entre leurs interstices et y disparut.

Gabin haletait. Il tenait toujours la pierre entre ses doigts blanchis. Il tituba vers le chien, toujours étendu au sol, manquant à plusieurs reprises de chuter. Il respirait toujours. Gabin le souleva le plus précautionneusement possible, lui arrachant un gémissement sourd. Il commença alors à rebrousser chemin, à reculons, sans jamais perdre de l’œil les rochers entre lesquels la créature avait disparue. Lorsqu’il eut finalement descendu les escaliers, il lâcha enfin la pierre et courut comme un fou à la voiture. Le petit corps toujours au creux de son bras, Gabin ouvrit la portière passager. Malgré toute sa délicatesse, le chien eut une plainte plus prononcée lorsqu’il fut déposé sur le fauteuil. Gabin remarqua alors que le truffe de Gribouille était toute humide de sang.

Il referma la porte, fit le tour du véhicule et s’installa derrière le volant. Faisant fi de toutes les évidences, il se dirigea sur les chapeaux de roue vers la clinique vétérinaire la plus proche. Il ne voulait pas s’avouer qu’il était trop tard. Et ensuite ? La police ? Oh oui, bien sûr, la police, on verra bien ce qu’ils vont en dire, de ton histoire, la police !

Gribouille gémissait faiblement mais ses yeux demeuraient fixés sur lui et semblaient lui dire :

Tu as vu ? J’ai pas eu le courage la dernière fois, mais cette fois oui. Je pouvais pas te perdre toi aussi.

Gabin se surprit à se demander si Rachel avait fini ainsi, trainée par-dessus le parapet par une créature habitant le cadavre de sa victime précédente. Si elle aussi n’était pas parvenue à crier, la terreur la paralysant jusque dans ses cellules. Si elle avait été tirée sur les pierres qui blessaient son corps, alors même qu’il se trouvait à une dizaine de mètres sans se douter de rien.

Cette pensée le suffoqua.

La respiration du chien se faisait de plus en plus hachée. Tenant le volant d’une main, Gabin posa doucement l’autre sur sa tête.

« Toi aussi, tu savais que ce n’était pas Rachel hein ? »

Le chien battit faiblement de la queue.
Gabin se mit à pleurer.

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