À votre service - Nouvelle

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Les allées de la petite épicerie du coin se vident à chaque fois qu’elle foule son carrelage récemment nettoyé. Comme à l’accoutumée, l’employée modèle fait quelques courses d’appoint pour ses patrons. Pourtant, les regards que portent les autres clients sur la pauvre fille la mettent toujours autant mal à l’aise, ainsi ne traîne-t-elle pas pour effectuer ses quelques achats.

Elle se dirige d’un pas hésitant vers la caisse. Dans sa tenue de gouvernante, elle devrait pouvoir passer inaperçu dans ce quartier bien fréquenté de la capitale. Elle n’est pas la seule à s’acquitter de cette tâche et croise souvent d’autres jeunes femmes qui doivent accomplir la même mission. Elle ne leur a jamais adressé la parole. Elles ne lui répondraient pas, de toute façon.

L'hôtesse de caisse la toise de haut en bas. Son prénom sur son badge est devenu illisible au fil des années mais tous semblent la connaître. Elle ne sort jamais sans sa veste du magasin, tant elle y est ancrée. Ses yeux s et ses rides d’expressions renvoient d’elle l’image d’une femme enjouée malgré les ravages de l’âge et de la cigarette. Notre gouvernante lui t, énième tentative de contact social avec le monde extérieur, mais l’épicière lui rend toujours ce même visage froid et glacial. La jeune fille la comprend à moitié, pensant qu’elle n’a pas un métier facile, mais ce traitement de faveur la blesse d’autant plus qu’elle affiche son éternel sourire aux autres clients. L’employé de caisse à dû apercevoir la petite antenne s’élevant du crâne de la gouvernante, entre quelques mèches de cheveux coiffés serrés, voilà pourquoi elle la considère différemment.

Au moment de payer, l’employé tend mécaniquement son bras. Sans changer d’expression, la caissière scanne la puce située dans le poignet de la jeune employée, la où se trouve les coordonnées bancaires de son propriétaire. La femme n’a plus aucun doute quant à l’identité de sa cliente. Cette dernière quitte le magasin en silence sous les regards méprisants des inconnus dans le magasin.

Ici, elle représente la richesse. Mais une richesse inaccessible, enviée par la majorité de la population, ce qui explique les regards froids à son égard. Mady est le tout dernier modèle d’androïde de service sur le marché. Elle a vu le jour il y a à peine quelques mois et ressent déjà tantôt le mépris, tantôt l’admiration à son égard. Elle est la toute dernière avancée technologique dans le domaine de l’aide à la personne et des interactions sociales. Son intelligence artificielle est développée de façon à ce qu’elle puisse “ressentir” des émotions comme les êtres humains, mais toujours dans le but de mieux les servir. Ses capacitées d’adaptations inégalées ont surpris toute la communauté scientifique lorsque ses prédécesseurs ont vu le jour, faisant la fierté du laboratoire dans lequel elle est née.

Cependant, toute machine aussi performante à un prix, et celui des toutes dernières innovations est très élevé. C’est pourquoi seules les plus grandes fortunes du pays peuvent se permettre d’engager de tels “employés” dans leur personnel. Ils représentent ce qu’il y a de plus onéreux, bien plus qu’une armée de majordome. Leur achat conséquent est toutefois amorti au fil des années car l’androïde ne demande pas de salaire, seulement une maintenance régulière pour fonctionner de façon optimale. Les plus modestes les regardent partagés entre admiration et jalousie, ce qui mène peu à peu à la répulsion devant ces employés parfait. Les robots sont programmés pour rester courtois et avenant en toute situation, on ne se prive pas de les juger, de leur rappeler qu’ils ne sont que des machines et qu’ils ne méritent pas le respect dû à une personne en chair et en os.

Mady remonte l’allée en direction de la maison de ses maîtres. Ses bottines claquent sur le pavé froid et humide, le son se répand dans l’air matinal. Elle aimerait pouvoir s’attarder dans les échoppes mais n’est la bienvenue nulle part en ville. Alors elle regarde d’un oeil discret les vitrines des boutiques de vêtements, laissant son esprit divaguer à la coquetterie, seul défaut dans son programme. La cloche de l’église la ramène rapidement à la réalité, ainsi se presse-t-elle de rentrer.

Les propriétaires habitent dans une immense bâtisse ressemblant à un château au milieu d’un parc foisonnant de verdure et de fleurs colorées. Ici aussi, le décor inspire la richesse la plus totale, les plantes étant entretenues tous les jours par une armée de jardinier. Aucun brin d’herbe ne dépasse les autres.

Le gigantesque bâtiment richement décoré lui paraît toujours infiniment vide et triste. Le hall d’entrée est pourvu d’un escalier moquetté de rouge tel une langue prête à vous avaler. Au milieu des tapisseries, des cadres dorées où trônent les images d’ancêtres disparus, de fragile sculpture de marbre tentent de créer du mouvement dans la pièce. Mady se hâte de rejoindre la cuisine, qui lui paraît toujours bien plus chaleureuse et accueillant. La jeune employée s’acquitte de ses diverses tâches de la journée: rangement, nettoyage, puis préparation du repas de madame. Une fois ce dernier terminé, elle dispose sur un plateau d’argent les couverts et tous les aliments avant de lui porter directement dans sa chambre. Mady toque à la porte, prévenant ainsi de son arrivée.

  • Ah! Enfin! Ce n’est pas trop tôt!

Madame est dans son lit, elle en bouge très peu. La gouvernante apporte la petite table roulante auprès d’elle afin d’y disposer le plateau avec le repas. Madame le regarde d’un air dédaigneux

  • Tu as pris tant de temps pour m’apporter ça?

Malgré son mépris pour sa cuisine, elle se repaît des mets délicats que Mady viens de lui apporter, sur commande de son époux. C’est lui qui choisit tous ses repas, et la jeune fille suit à la lettre toutes ses recommandation et confectionne les recettes des plus grands chefs étoilés programmées dans son disque dur.

Madame est souffrante depuis le décès de sa fille unique. Elle est d’abord devenue de plus en plus faible, s'écroulant en pleine journée, puis une sorte de folie est venue s’accaparer progressivement de son esprit. Toutes les autres gouvernantes humaines ont dû essuyer ses critiques, sa constante mauvaise humeur ainsi que ses crises de délires. Elles ont rapidement mis les voiles, ne pouvant plus supporter d’être traitées de la sorte, malgré les supplications de Monsieur. C’est pourquoi il a décidé de faire appel aux compétences d’un androïde.

Lorsque Madame crie sur la pauvre Mady et la traite d’incapable, elle ressent de la peine, mais cela l’oblige à être toujours plus à son écoute pour la satisfaire. La où ses prédécesseurs étaient touchés personnellement à s’en rendre malade, la jeune androïde met ces sentiments de côté et continu de servir ses maîtres. Comprendre les sentiments humains sans être affectée par leurs désagréments, voilà toute la subtilité de sa fonction et de son existence.

Semaines après semaines, mois après mois, Mady reste aux côtés de sa maîtresse, pour ses repas, sa toilette, ses rares loisirs. Elle la soigne de son mieux, malgré ses réticences et son état allant en s’empirant. Monsieur fait chambre à part, son épouse étant bien trop agitée la nuit, mais vient très souvent la voir et s’enquérir de son état. On peut lire dans ses yeux tout l’amour qu’il a pour ce petit bout de femme maltraité par la vie, à qui l’on a enlevé sa raison de vivre, mais aussi la tristesse de la voir dans cet état.

***

Comme tous les matin, Mady prépare le petit déjeuner de Madame. Elle dispose sur son plateau quelques tartines grillées, du thé, de la confiture, puis monte machinalement à l’étage. Étrangement, la porte de la chambre est entrouverte. Dans la grande pièce aux tons bleutée, Madame est calme dans son grand lit à baldaquin. Monsieur dort lui aussi paisiblement dans un fauteuil à côté. Il a du vouloir veiller son épouse, comme il lui arrive souvent de le faire, et s’était finalement endormi, laissant son livre de chevet ouvert sur ses genou. Mady pose le plateau et le réveille doucement. Il émerge difficilement et la regarde, les yeux équarquillés, puis la bouscule soudainement pour se jeter auprès de sa femme. Il prend son poignet, puis colle son oreille contre sa poitrine.

  • C’est bien ce que je craignais...

Il prononce ces quelques mots dans un souffle, sa voix tremble. Quand il se retourne vers son employée, ses yeux sont remplis de larmes.

  • Mady, elle…

L’androïde a compris. À l’intérieur de tous ses circuits, elle commence à ressentir une tension nouvelle et désagréable, la mécanique à l’intérieur de sa poitrine semble se serrer. Une gouttelette d’eau vient se former dans le coin interne de son oeil, puis une autre. Son système vocal dysfonctionne, même si elle tente d’assurer un peu plus sa voix.

  • Je… Je suis désolé.

Elle prononce ces mots d’une manière mécanique même si elle sait qu’elle n’a rien à voir avec ce tragique évènement. Sous ses couverture, Madame se tient droite, comme si elle dormait toujours. Ses traits sont redevenus bien plus serein, rendant grâce à sa beauté d’autant dissimulée par sa maladie. Une auréole de cheveux blonds encadrent son visage apaisé, prêt à rejoindre un petit ange partit bien trop tôt.

***

Les jours qui suivent, Mady prend soin de Monsieur, l’aidant au mieux dans son deuil. Elle effectue les mêmes tâches quotidiennes, pour une autre personne. L’homme n’est jamais désagréable à son égard, mais elle regrette le départ de Madame. Malgré le caractère exécrable de sa maîtresse dans ses derniers moments, elle avait de la sympathie pour elle. De plus, l’androïde a l’impression d’avoir failli dans sa tâche. S’occuper de cette femme dans le besoin lui plaisait, elle avait eu le sentiment d’être utile à quelqu’un.

Monsieur insiste pour qu’elle assiste à ses funérailles, d’une profonde tristesse comme n’importe quel autre. Mady est toutefois honorée d’y être présente, comme faisant partie intégrante de cette famille. Elle lui confie ses sentiments, et est surprise par son propriétaire.

  • Je voulais justement vous parler de cela. Je vous ai prise à mon service afin de vous occuper de mon épouse, mais maintenant, qu’elle nous a quitté, je pense qu’une nouvelle tâche devrait vous être confiée.

Il lui apprend alors qu’il s’est entretenu avec le directeur du grand hôpital de la capital. Monsieur a décidé de faire don de ses services pour aider le personnel soignant avec les patients difficile, tout comme Mady s’est occupée de son épouse. Son comportement avec Madame indique qu’elle saura s’occuper des malades sans difficulté. Le travail dans la maison étant terminé, l’homme préférait savoir l’androïde au service du plus grand nombre plutôt que revendu à un autre riche propriétaire. Il lui proposa même de rester loger dans la maison si elle désirait rester en sa compagnie, dans la chambre inutilement grande pour un robot, qu’il lui avait réservé.

Mady, bien que n’étant qu’une machine faite de métal et de circuits imprimés, apprécie ce geste qui la touche profondément, comme reconnaissance de son travail. L’androïde accepta la proposition, heureuse de pouvoir continuer à se rendre utile, à aider les gens. Elle espérait qu’à l'hôpital, avec ses nouvelles fonctions, les humains la regarderaient différemment, les riches commes les plus modestes. Elle les soignerait tous de la même façon et voir le sourire de Monsieur la gonflait de fiertée et de joie, malgré le contexte funèbre de la nouvelle. Mady inciterait même les hopitaux à s’équiper de ses semblables et peut être qu’un jour, on les respectera comme ils le méritent, comme des machines intelligente et empathique et non de simple boîte de conserve.

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