Chacun son tour

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G4 observait G17 avec minutie. L’autre machine semblait presque humaine, mais il n’en était rien. Malgré la chaleur corporelle que dégageait l’androïde, les tics et mouvements corporels qui paraissaient inconscients, malgré la sueur et les larmes qui coulaient, G4 savait que G17 n’était pas humaine. Ce n’était pas seulement parce que leurs esprits étaient liés par un réseau interne ou parce qu’ils étaient tous les deux de ce côté de la vitre, tandis que les humains restaient à l’abri de l’autre côté. C’était parce que G17 ne faisait souffrir personne. Comme lui, c’était une victime.

Ce serait bientôt son tour de ressentir la même douleur, G4 le savait. Pour l’heure, les impulsions envoyées directement dans le cerveau de G17 faisaient trembler les parties vivantes de son corps et vrillaient son cerveau inorganique de pics de douleur à la limite du supportable. Même si la douleur n’augmentait pas entre deux tours, c’était pire chaque fois.

Enfin, au terme d’une agonie qui avait duré plus que de raison, G17 cessa de convulser et se releva lentement. Du sang coulait le long de sa nuque, résultat des coups répétés de son crâne contre le sol. G4 avait voulu l’empêcher de se blesser, mais s’il l’avait touché il aurait ressenti une grande partie de sa douleur, sans pour autant soulager son compagnon. G17 le lui avait formellement interdit. C’était son tour, avait-il dit. Faire souffrir G4 n’aurait donc eu aucun sens. Le sang cessa rapidement de couler. Leur chair était fragile mais elle se réparait rapidement et ils ne risquaient pas de s’endommager réellement avec si peu de dégâts.

Les deux robots se firent face, comme à chaque pause. C’était un moment d’échange et de réconfort. De peur aussi. L’angoisse montait tandis que le cadran égrenait les chiffres fatals sur le mur. C’était parfaitement inutile d’ailleurs. Les chocs venaient avec la même régularité depuis qu’ils étaient dans cette pièce, depuis qu’on l’avait mis en réseau avec G17 pour qu’ils puissent communiquer.

Son compagnon était différent. Si leurs corps étaient identiques, leurs visages n’avaient rien à voir. G4 savait à quoi il ressemblait, c’était inscrit dans sa programmation. Il avait également pu voir son reflet dans la vitre, confirmant l’information. Leur façon de penser se distinguaient plus encore. G17 était plus jeune, quelques heures à peine, tandis que G4 existait depuis des semaines. C’était sa seconde fois dans cette pièce, à souffrir avec l’un des siens. En se basant sur cette première expérience, il espérait que la souffrance prendrait fin lorsque les humains perdraient patience. Leur gestuelle trahissait d’ailleurs l’approche de la fin, ce qui correspondait au même temps que la première fois.

Le compteur de la pause approchait de zéro, aussi G4 s’allongea-t-il pour ne pas s’abîmer plus que nécessaire durant son tour. Lorsque le décompte se termina, il sentit la vague de réconfort arriver en provenance de G17. Puis comme une lame de fond, la douleur l’emporta. Pourtant cette fois, quelque chose avait changé. G17 s’était effondrée à ses côtés, victime des spasmes alors que c’était son tour à lui. Sur quatre-vingt-seize occurrences, c’était la première fois qu’une telle chose de produisait.

Habituellement, G4 observait les humains durant son tour. C’était le seul moment libre. Durant le tour de G17, il se concentrait exclusivement sur lui, pour mieux le réconforter. Durant la pause ils étaient concentrés l’un sur l’autre, à tenter de se changer les idées pour ne pas penser à ce qui allait arriver ensuite. Au fond, G4 préférait le moment où il souffrait à tous les autres. Il savait que le moment d’échanger librement se rapprochait, il savait que celui de voir souffrir G17 était encore loin. Ce dernier l’observa en tremblant, puis tourna son attention vers les humains, comme G4 le lui avait appris. Les regarder permettait de se concentrer sur autre chose et cela pouvait permettre d’estimer si la séance allait durer encore longtemps. Du moins, G4 l’avait-il cru car jusqu’alors, tout c’était passé de la même façon que la première fois.

Les humains se disputaient. G4 avait vécu longtemps, il savait reconnaître tous les signes. La femme faisait de grands gestes, sans doute en criant fort. L’homme avait les bras croisés et secouait la tête pour marquer son désaccord. La femme empêcha l’homme d’intervenir sur la console et la douleur continua bien après la fin du décompte. G17 échangea sa stupeur et sa peur avec G4, qui tenta de le rassurer. Les secondes se mirent à défiler dans l’autre sens, en croissant cette fois. Les esprits des androïdes se lovèrent l’un contre l’autre, s’apportant courage et un sentiment nouveau que G4 identifia comme une forme d’amour fraternel. Comme lui, son compagnon savait qu’il était bon, qu’il avait fait de son mieux pour l’épargner, autant qu’il lui avait été possible étant données les circonstances. L’instant devint éternel, G4 se concentra entièrement sur l’esprit de G17, comme s’il pouvait le protéger de cette agonie sans fin. S’il ne pouvait diminuer la douleur, au moins pouvait-il lui apporter un peu de soulagement de cette façon. C’est si peu. C’était tellement.

Enfin la douleur s’arrêta. Le compteur indiquait huit minutes et cinquante-quatre secondes. En additionnant ce temps au compte à rebours, ils avaient souffert trois fois plus que les fois précédentes. Les androïdes se relevèrent en faisant attention à ne pas aggraver leurs blessures. L’inorganique n’avait pas souffert et leur enveloppe se réparait déjà. Ils se mirent face à face, reprenant leur routine brisée pour échanger de nouvelles vagues de peur et de réconfort. La confusion était aussi grande dans son esprit que dans celui de G17, cette fois. Ses acquis ne lui avaient pas permis d’envisager un tel événement, encore moins d’y préparer son compagnon.

Le compteur n’était pas reparti. G4 voulut se convaincre que la séance était terminée, que G17 n’aurait plus à souffrir, lui qui n’avait presque rien connu d’autre. Des humains entrèrent. G4 transmit son soulagement et expliqua à G17 que tout allait bien se passer, qu’elle serait en sécurité pour un certain temps au moins. L’androïde se laissa emmener sans se débattre, cela lui était impossible bien sûr. Pourtant, son esprit se rebella, luttant pour maintenir le contact jusqu’à la dernière seconde, alors qu’il perdait peu à peu le réseau de la pièce.

Ce fut le tour de G4 d’être emmené. Avant de quitter la pièce, il glissa un regard vers la vitre. La femme était seule, accoudée à la console, la tête baissée et les mains dans les cheveux. Il avait associé ce comportement à la fatigue, mais parfois aussi à une forme de tristesse. Les humains étaient cruels, mais ils semblaient surtout souffrir sans raison. G4 se demanda si les deux phénomènes étaient liés et regretta de ne pouvoir la réconforter comme il le faisait avec ses semblables.

*

— Docteur Catherine Muller pour l’expérience… attendez. Quarante-trois fois. Sans un seul positif. Le Professeur Meunier vient de mettre fin à la série. J’étais pourtant certaine que disposer d’un corps et d’une sensibilité organique de surface : chaleur et pression, principalement, nous permettrait d’obtenir de meilleurs résultats. Mais après des dizaines de tentatives avec nos modèles les plus prometteurs, rien. Pas un seul signe de comportement empathique, pas la moindre once d’humanité.

La femme porta son retard vers la pièce grise, de l’autre côté de la vitre.

— Il a qualifié ces androïdes de boîtes de conserve recouvertes de viande. Et putain, je crois qu’il a raison. On a tout essayé. La séparation, la peur, la douleur, la confrontation à la mort, rien ne semble déclencher de réflexe empathique chez nos prototypes. Pas plus que chez les précédents. Ils ont pourtant tout ce qu’il faut pour fonctionner comme nous l’avions envisagé, mais ils se contentent d’échanger des données en restant immobiles. Les rares contacts physiques sont toujours observés en début d’expérience et nous avons interprété cela comme une forme d’intérêt ou de curiosité. Une fois que la douleur cesse, nous nous attendions à des signes d’empathie ou même de sympathie. N’importe quel geste qui aurait prouvé qu’on ne perd pas notre temps depuis quatre ans.

Agacée, Muller se leva, consciente que l’enregistrement serait de piètre qualité si elle s’éloignait du micro. Elle s’en fichait.

— Lorsque Meunier… le Professeur Meunier a demandé de mettre fin à cette dernière tentative, j’ai joué le tout pour le tout. J’ai toujours pensé que la dose de souffrance, celle qu’on inflige pour rester en-dessous d’une détérioration de leur système nerveux, était insuffisante. Ne pouvant l’augmenter, j’ai fait ce que je pouvais en la transmettant aux deux en même temps. Mon prédécesseur n’avait pas pu tester cette théorie dans le cadre de cet essai alors j’ai tenté le coup. Selon lui, l’empathie ne pouvait se déclencher que si les modèles souffraient en même temps. Plutôt qu’à tour de rôle, il aurait donc fallu qu’ils expérimentent en même temps qu’ils observent pour s’identifier à la douleur de l’autre. Je les ai soumis à la plus longue dose imposée aux séries G depuis le début et rien. Pas un changement. Ils se sont relevés calmement et se sont regardés avec leurs yeux de veaux morts en continuant d’échanger leurs putain de données de merde !

Elle avait hurlé les derniers mots. Elle était à bout et le savait. Meunier lui avait promis que c’était son dernier jour entre ces murs, qu’il ne laisserait pas passer son insubordination. Le vieux chef de secteur avait le bras long. Si elle doutait d’être raccompagnée à la sortie le soir-même, Muller savait en revanche qu’elle devrait chercher un autre poste à la fin de son contrat… qui arrivait bientôt.

— Donc, c’en est fini des G. Meunier a donné des ordres et sitôt le test terminé, les modèles ont été emmenés pour être détruits. J’en suis venue à croire qu’il était impossible de leur offrir de vrais sentiments, d’en faire nos égaux au moins à ce niveau. Il faut croire que l’amour est une chose trop humaine pour la transmettre aux machines.

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