Les miroirs

6 minutes de lecture
Tu es là, belle Rose. Tu avances, et tes pas craquent sur les feuilles mortes. Tu sursautes quand une souris terrifiée se faufile entre tes pieds. Ou bien était-ce une araignée ? Tu continues. Tu piétines malgré toi les restes de l'été, les restes de la vie presque immobiles. Il faut bien avancer. Tu regardes autour de toi avec crainte. Sur une souche, un papillon de nuit dévoile doucement les dessins noirs de ses ailes duveteuses. Le ciel est gris. Le sol est rouge. Quelques cailloux ont la blancheur des ossements.

Tu as peur.

Tu sens avec effroi qu'il te suit encore. Il t'a déjà attrapé. Son sourire carnassier plane encore dans l'air froid, entre les branches décharnées. Il avait été si dur, si rude, si près de toi. Les petits cheveux de ta nuque se dressent. Il avait pourtant l'air si gentil... Tu secoues la tête. Tu ne veux pas te souvenir.

Tes collants sont sans doute filés, ta seule bottine, crottée. Ton chignon de feu, autrefois si bien arrangé, est désormais tout emmêlé. Tu ne devrais plus être très loin désormais. Mais tu es perdue, pauvre petite. Dans les bois, seule, dans le vide. Pas un oiseau ne chante dans cette forêt sans fin. Mais dans le silence, te guette le loup, tu le sais. Comment retourner au cimetière ? Comment retourner auprès de ta mère qui t'attend encore là-bas et doit s'inquiéter ? Mais tu ne retrouves pas le chemin. Fallait-il continuer après le gros rocher ? Ou tourner à gauche de l'arbre pétrifié ?

Soudain, elle surgit comme un spectre d’entre les arbres. Ses cheveux brillent dans la lumière blafarde de la fin du jour. Sa robe blanche frôle les feuilles mortes. Elle est mince comme un frêne et a la souplesse du renard. Ton cœur et tes pas se sont arrêtés. Mais vite, il faut la rejoindre ! Elle pourra sans doute t'aider. Tu voudrais encore courir, mais tes jambes sont lourdes. Voilà déjà des heures que tu erres. Tantôt courant comme une damnée, tantôt te traînant comme un poids mort, épuisée. Les ronces et le lierre griffent tes jambes et tes bras blancs.

Tu tombes.

Il faut te ressaisir, il faut te dépêcher, car elle disparaît déjà entre les bois — et la lumière avec elle.

Tu voudrais crier, mais ne parvient qu’à pousser un glapissement plaintif. Elle ne s'est pas arrêtée. Alors, tu rampes. Tes mains blanches s'agrippent aux racines noires et noueuses. Tu ne la laisseras pas s'en aller. Ça y est, tu es à genoux, tu es debout. Tu cours. Tu cours sans plus sentir les orties qui te brûlent, les enchevêtrements d'épines qui essaient de te retenir. Le halo doré s'éteint doucement entre les ombres des arbres. La chevelure flamboyante menace de disparaître. Tes muscles se tendent, tu cours de toutes tes forces ! Tu tends la main, tu touches presque les mèches couleurs de flammes, couleur de vie. Tu frôles le feu follets de sa chevelure.



Et puis, tu chutes. Elle n'est plus là. La forêt non plus. Tout est noir, tu te noies. L'eau t'a prise au piège. Tes jambes et tes bras s'agitent follement, te poussent vers le vif-argent de la surface. Ton visage s'auréole de petites bulles, qui dansent autour de toi. Il est là. Trop tard ! Il t'a rattrapée finalement. Couleur de deuil, le velours de son ombre t’engloutit. Ta course éperdue n'aura servi à rien. Le souffle te manque, alors même que ses longues mains monstrueuses se rapprochent. Ses doigts d'acier se referment autour de ton cou délicat. Ton corps s'agite, désespérément. La partie est finie.

Et puis, plus rien.



Tes paupières s’ouvrent brusquement. Tu es toujours dans l'eau. Tu fais une drôle de sirène, avec les lambeaux diaphanes de ta robe et tes mèches de cheveux qui flottent comme des rubans.  Il n'est plus là. Il n'y a plus que toi et l'onde sombre. Au-dessus, la lumière. Un mouvement. Une main de porcelaine joue à la surface et trouble l'eau. Tu sors de ta torpeur. Les rouages de ton corps se remettent en marche. Un frisson court du sommet de ton crâne à la plante de tes pieds. Tu veux la rejoindre, plus que tout au monde. Tu bats des bras et des jambes, d'abord maladroitement, puis aussi vite que tu le peux. Tu y es presque ! Tu ouvres la bouche, t'apprêtant à tout moment à goûter la goulée d'air salvatrice.

Tu es là, belle Rose. Tu avances, et tes pas craquent sur les feuilles mortes. Tu es de retour dans ta cellule de verdure. Tes cheveux sont devenus un peu plus ternes.





* * *





Blanche caressait la surface de l'étang du bout des doigts. L'eau était fraîche, les gouttes perlaient sur ses mains d'albâtre. Elle sursauta alors qu'une bourrasque, fendant l'onde, lui éclaboussa le visage de quelques gouttes.  D’une main distraite, elle essuya ces larmes qui n'étaient pas les siennes. Ce vent aussi froid que les profondeurs de l'eau la fit frissonner de la tête aux pieds.

Elle soupira en se redressant. C'était toujours la même chose. Elle venait se recueillir au bord du plan d'eau,  se mettait à somnoler, quand un coup de vent glacé la réveillait en sursaut, ou alors c’était la pluie, ou bien l'envol d'oiseaux affolés... Elle observa son reflet sur le miroir trouble. Malgré les tremblements de l'eau, elle pouvait voir entre les vaguelettes les ridules qui commençait lentement mais sûrement à creuser des sillons au coin de ses yeux gris.

Brusquement, elle se leva, lissa les plis de sa robe pâle et fit demi-tour, vers les bois. Le soleil commençait à se coucher à l'horizon, Entre les branches, les rayons dorés venaient jouer dans ses boucles. C''tait une vraie une sylphide, longue mince comme les jeunes arbres qui poussaient cà et là.

Parfois, des ronces se prenaient dans l'ourlet de sa robe. D'une main experte, elle retirait calmement cette végétation un peu trop intrusive et continuait sa route.

Elle passa sans s’arrêter devant un énorme rocher couvert de mousse. Maman racontait toujours avec un clin d’œil qu'il s'agissait d'un géant endormi, et qu'il valait mieux ne pas le réveiller en essayant de grimper dessus. Elle contourna à bonne distance un vieux chêne noir et sec, malheureuse victime d'un orage des décennies auparavant, dont le bourdonnement des nombreux locataires se faisait déjà entendre.

Une seconde forêt, toute de marbre et de granit, émergea peu à peu du couvert des arbres. Le muret qui enceignait le cimetière était bas, et tout de pierres grises. « Les murailles sont faites pour protéger les vivants des autres vivants. Les morts n'en ont plus besoin » se dit Blanche. L’entrée du lieu était ornée d’une petite arche. Là, la mousse et la terre du chemin de forêt laissaient place à un chemin de sable qui reliait entre elles les allées de pierres dressées. C'était un petit cimetière, ancien, presque caché. Oublié.

Blanche s'arrêta. Elle doutait. Puis, soulagée, elle avança d'encore quelques mètres, tourna et s'arrêta. Évidemment, sa mère était là. Comme toujours.

« Bonjour Maman. »

Un petit cadre ovale montrait la photo abîmée d'une belle femme, souriante, aux cheveux brillants.

« Je te ressemble de plus en plus, tu sais. »

Sa mère était morte des années auparavant, d'une maladie foudroyante qui l'avait défigurée. À tel point que le cercueil fut très rapidement cloué, sans que la petite Blanche ne puisse lui dire un dernier au revoir.

« Toi non plus, je n'ai pas pu te dire au revoir», pensa-t-elle, se tournant vers la tombe voisine.

Un papillon de nuit dévoilait doucement les dessins noirs de ses ailes duveteuses, à l'emplacement exact de la photo. Blanche le poussa du bout des doigts et le phalène s'envola paresseusement.

«Nous, par contre, on se ressemble de moins en moins. »

Le portrait d'une toute jeune femme, presque une enfant, lui faisait face. Ce nez retroussé, ces tâches de son, et ces yeux clairs, elle les voyait encore chaque matin devant le miroir. Mais alors que Blanche voyait le temps grignoter son corps années après années, Rose s'était figée dans la beauté de ses dix-huit ans.

Elle s'était comme évaporée un matin en se rendant au cimetière. Un jour d'automne, doré et pourpre comme aujourd'hui. On eu tôt fait de retrouver une de ses bottines dans un fossé humide tout près du cimetière, puis sa veste et ses collants filés, abandonnés parmi les feuilles mortes, et bientôt son corps dans l'étang voisin. Elle avait conservé toute sa beauté dans sa prison d'ambre liquide, malgré les marques violacées sur son cou et son corps. Ses yeux étaient grands ouverts. Elle regardait ébahie un monde dont elle était désormais exclue.

Crac ! Blanche sursauta. Le vent soufflait doucement. Les derniers rayons du couchant disparaissaient sans un bruit entre les pierres dressées. Blanche sentit les petits cheveux de sa nuque se dresser. Laissant là les membres de sa famille, elle se hâta vers la sortie du cimetière et s'en fut sans se retourner.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Loupiotte ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0