Chapitre 2.2 - « Rentrer à la maison. »

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Le regard de mon époux redevient tranchant, il fixe Abigaïl sans rien dire. Ne sachant trop comment interpréter son comportement, je me dégage de la prise de mon amie.

Yu-Han est-il simplement confus ? Abi ne travaille à la clinique que depuis un an, les deux ne se connaissent donc pas. Il m'est toutefois impossible de décrypter quoi que ce soit sur le visage de mon cher et tendre – qui semble maintenant souvent taillé dans le marbre. La situation s'en voit plus que gênante sous ce silence général. Je me racle la gorge.

— Eum, Yhan, je te présente Abigaïl, une collègue de travail. Abi, voici mon époux, Yu-Han.

Ses yeux font des aller-retours entre mon conjoint et moi. Déstabilisée, ou trop surprise, elle ne paraît pas savoir quoi dire. Les iris perçants de Yhan ne doivent pas non plus aider et lorsqu'Abigaïl ouvre enfin la bouche pour parler, l'homme de ma vie se détourne de nous. Lui coupant l'herbe sous les pieds, il quitte indifféremment l'entrée et se dirige vers la porte-fenêtre du séjour.

Ma collègue le suit d'un regard ahuri, avant de se tourner vers moi avec un air de merlan frit.

— C'est lui, ton mari ? Je pensais que personne n'avait la moindre idée de ce qui lui était arrivé.

— Moi aussi, Abi. J'ai reçu un appel ce matin, m'informant qu'il avait été admis la veille à l'hôpital de Sackville. Je me suis mis en route au plus vite pour aller le retrouver, c'est pour ça que je n'ai pas eu le temps de consulter mon téléphone.

— Je comprends et, il va bien ? Je veux dire, il s'est toujours comporté comme ça ?

Pour le coup, je n'apprécie pas son ingérence dans notre vie privée. Même si j'ai confiance en Abigaïl, Yhan vient tout juste de rentrer et je ne veux pas prendre le risque qu'il devienne la bête de foire du village.

— Tu agirais certainement de manière tout aussi étrange si on t'avait maintenu loin de chez toi tout ce temps... Je te remercie de t'inquiéter pour nous, c'est très gentil, mais il est bien entouré. Les choses ne peuvent qu'aller en s'améliorant, maintenant.

— D'accord. Je suis contente pour vous alors. Je suppose que tu vas prendre quelques jours de congés.

— Oui. J'appellerai Everlee pour en discuter avec elle et te tiendrai bien sûr au courant.

— Ok. Je ne te dérange pas plus longtemps alors. Bon courage à vous deux.

Abigaïl reste une jeune femme formidable. Elle me frictionne le bras et jette un regard à Yhan, avant de pointer le doigt dans sa direction avec un léger sourire.

— Il semblerait qu'il n'y ait pas que ton mari, à avoir retrouvé le chemin de la maison.

Elle s'en va, amusée, et je reporte mon attention vers Yhan. Il est en train d'ouvrir la baie vitrée. Je remarque une forme distincte dans la neige, à l'extérieur.

— Ronin ?

Tandis que ma collègue ferme la porte sur ses talons, je me précipite vers notre bébé poilu, la joie plein le cœur. Avec tous les événements de la journée, j'ai honte de dire que je l'avais complètement zappé. Il aboie bêtement aux pieds de son maître, qui le fixe sans esquisser le moindre geste à son égard.

— Tu reviens enfin, sale garnement, me réjouis-je en saisissant Ronin par collier avant de le faire entrer.

Je lui gratouille la tête et creuse la mienne. Depuis combien de temps Yhan a-t-il recueilli la boule de poils ?

Je me rappelle encore le jour où il a débarqué en larmes au cabinet vétérinaire, portant à bout de bras son dalmatien de dix-neuf kilos. C'était il y a approximativement cinq ans, je venais tout juste d'y débuter. Ronin était âgé d'environ un an et, déjà tout fou, s'était frotté à un essaim de bourdons. Son jeune propriétaire craignait qu'il fasse une réaction allergique. J'ai alors été désigné pour soigner la brave bête et ai volé le cœur du maître au passage.

Je me sens d'un coup très nostalgique. S'il m'a oublié, Yu-Han devrait au moins se souvenir de Ronin et un chien n'oublie jamais son maître. Étonnement, notre garçon finit par gronder dans sa direction en montrant presque les crocs ; attitude atypique, ce bon toutou est une crème. Je constate aussitôt une réaction épidermique sur les bras de Yhan. Il a la chair de poule, ses poils se hérissent comme s'il avait peur de Ronin. Je tourne alors mon regard vers notre chien.

— Hey, mon beau, tout va bien. C'est ton papa. Ce n'est pas un accueil très sympa que tu lui fais là.

Entendant Yhan à son tour émettre un grondement mécontent, je relève la tête. Ses yeux accrochent ceux de Ronin d'une façon défiante. Le comportement inhabituel de ces deux-là a de quoi me déconcerter. Je suis d'autant plus étonné lorsque Ronin couine et s'allonge docilement au sol.

Bah ça alors ! En tant que véto, je suis censé être calé en comportement animal. Je m'égosille pourtant toujours à crier des ordres à cette tête brûlée. Alors qu'apparemment, montrer des crocs est bien plus efficace.

J'ai un rire incrédule.

Il faudra que tu m'apprennes à faire ça.

Si le regard de mon mari se tourne vers moi, il reste sibérien. Belle tentative d'humour, mais encore ratée. Découragé, je tapote gentiment le crâne de Ronin quand la voix autoritaire de Yhan me transperce.

— Ça brûle.

Je lève à nouveau la tête vers lui, un peu largué.

— Quoi ?

— La viande, précise-t-il, les yeux rivés vers nous.

— Oh, merde !

Je me redresse en catastrophe et me rue vers la cuisine. J'ai complètement oublié avoir relancé le minuteur ! Moi et ma petite tête... N'ayant senti aucune odeur de brûlé, je me penche pour vérifier l'étendue des dégâts après avoir éteint le four.

Ouf, c'est bien doré dira-t-on. Dix minutes de plus et ça aurait cramé. Il faut croire que mon odorat décline.

Peu après, Yhan et moi nous installons à l'îlot central pour déjeuner – une scène inespérée. En observant Ronin, tranquillement allongé à mes pieds, j'ai du mal à me dire que tout ceci est réel.

Hier encore, j'avais tout perdu. Aujourd'hui, nous entamons à peine la longue route de la redécouverte, de même que notre travail consensuel afin que Yhan retrouve la mémoire. Je reste toutefois optimiste, nous y arriverons. Le destin ne peut tout bonnement pas nous avoir réunis pour mieux nous séparer.

Sans raison apparente, j'esquisse alors un sourire en baissant le regard vers notre toutou qui observe son maître. Il ne l'accoste pas encore, mais renifle ses traces sur le sol et les meubles. C'est un bon départ pour qu'il se réhabitue à la présence de Yu-Han.

Ce dernier triture la nourriture. Il touche à peine aux pâtes et se retient de grimacer à chaque bouchée de viande. Heureusement que je ne suis pas susceptible.

Ce n'est pas bon ? finis-je par demander à un moment opportun.

Si. C'est juste... trop cuit.

— Ah, désolé. Veux-tu qu'on commande des pizzas ?

Non. Ne t'en fais pas. Merci d'avoir cuisiné pour moi.

Je le fais avec plaisir. J'espère mieux te satisfaire ce soir. Enfin, je veux dire, avec le dîner.

Je me corrige prestement et sens mon visage s'échauffer. Je dois devenir aussi rouge qu'une pivoine. Quel con ! Il faut vraiment que je réapprenne à aligner mes mots signés correctement. Ma gaffe n'a pas l'air de perturber Yhan, il en rigole même avant de souffler :

— Espérons.

Il s'essuie ensuite les doigts dans une serviette en papier et ramène ses cheveux en arrière dans un geste très sexy. Je crois bien les apprécier longs, finalement. Je me mordille la lèvre, perdu dans mes pensées, et me décide à aborder le sujet lorsque ses yeux rencontrent les miens de manière fortuite.

Tes appareils, lancé-je en tapotant mon oreille, tu les as perdus depuis longtemps ?

Ses tympans ont été atteints lors d'un regrettable accident, survenu durant son enfance. Sans dispositifs d'aide auditive, Yu-Han ne perçoit plus que les sons très forts ou leurs vibrations. L'air confus, mon chéri porte machinalement les doigts à ses oreilles.

— Je l'ignore.

Il fronce légèrement des sourcils, puis les relâche et continue son assiette.

Le sujet parait clôt de son côté, je ne veux en aucun cas l'embêter. S'il y consent, nous prendrons rendez-vous chez un spécialiste dans quelques jours. Pour l'instant, il n'a pas l'air d'éprouver une grande gêne. J'ai même l'impression idiote qu'il se sert par moments de son handicap afin de me tenir à l'écart.

Je me trompe peut-être, cela dit. J'imagine mal combien l'épreuve qu'il a traversée a été affreuse. Il doit avoir besoin de tranquillité... Le fait est que je ne reçois plus grand-chose, venant de lui. Ni verbalement, ni physiquement. En fonction de la situation, mes mots, ou ma proximité, Yhan semble osciller entre moments de tension et longues phases d'un calme détaché. Bien que notre relation ait commencé tout aussi lentement à notre rencontre, elle nous a paru à tous les deux la chose la plus naturelle au monde. Il était, certes, un peu timide, mais s'est vite avéré un grand bavard qui déborde d'une jovialité presque enfantine. Cela me fait vraiment bizarre d'être avec lui et entendre si peu le son de sa voix, ou même son rire mélodieux.

J'étouffe un soupir.

Combien de temps cela va-t-il durer ? L'idée d'une attente a durée indéterminée avant de clamer son cœur a de quoi me frustrer. Je me console néanmoins en me disant que nous sommes à nouveau réunis.

Le reste de la journée se déroule plutôt normalement. Yu-Han se balade un peu dans la maison et sort quelques heures explorer les abords de notre propriété. C'est la boule au ventre que je le laisse faire. Je suis aux anges de l'avoir retrouvé, mais effaré par la possibilité de le perdre à nouveau. Je voudrais le garder près de moi, sans jamais plus le perdre de vue.

Je sais pour autant devoir lui donner de l'espace et du temps. Pour se réhabituer à moi, aussi bien que débloquer les souvenirs constituant les bases de notre amour.

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