Le livreur

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 Il est 23 heures passées quand je tourne enfin la clé de mon appart. Après cette journée exténuante, je n'ai qu'une envie : m'affaler sur mon lit et dormir pendant une journée entière. Mais le repos ne suffit pas, et depuis le début de l'année, j'ai déjà perdu quatre kilos à force de sauter des repas. Je n'ai pas de cuisine donc ce soir, pour changer, c'est sandwich. Enfin c'est vite dit : une tranche de jambon dans du pain de mie, basta.

 Je n'ai pas la télé non plus, la box me coûterait trop cher. Je regarde les dernières news sur mon téléphone pendant que je mange. Arrestation d'un producteur de cinéma proxénète, attentat au Moyen-Orient, retrait et rappel de tonnes de fromages impropres à la consommation dans les supermarchés... Je me surprends que ce genre d'informations sont devenus banales et que seule une poignée de personnes en ait quelque chose à faire. Demain j'aurai oublié qu'un baron de la drogue mexicain vient d'être tué pendant une fusillade entre cartels.

 Alors je zappe. Comme tout le monde. Je recherche vainement un article qui va me surprendre, parce qu'au final, c'est tous ce qu'on attend. Quelque chose qui nous anime. Qui nous fait rêver. Et ce soir, c'est mon jour de chance. Dans une petite ville du sud de la France, un accident entre une voiture et un scooter de livraison fait débat. Deux blessés et une pizza remboursée. Je suis moi-même livreur à mi-temps, alors je clique sans réfléchir.

 D'un côté on a le restaurant qui prend la responsabilité de son employé qui a malencontreusement grillé un STOP. Ça me fait rire : on nous oblige à respecter le code de la route. S'il a grillé le panneau, soit il était pressé, soit c'est un nouveau. Dans les deux cas, il ne gardera pas son poste très longtemps. De l'autre côté, on a un conducteur sous l'emprise de stupéfiants. L'accident a eu lieu hier et une enquête est en cours. Aucun autre communiqué.

 En finissant mon repas de fortune, je passe en revue les commentaires. Je manque de m'étouffer en lisant le premier.

Voilà ce qui arrive quand on donne du travail à un immigré qui ne parle pas français. Si j'étais agent de police, je me ferais une joie de faire une descente dans tous ces restos à la con. Je ferais mon quota pour le mois, c'est évident. C'est pas comme ça qu'on fera baisser le chômage en France d'ailleurs. Et en plus vous leur filez des pourboires ? Ils sont déjà suffisamment payé pour ce qu'ils font.

 Je regarde autour de moi : mon appartement fait 15m², j'ai un bureau, une chaise et un lit comme seul mobilier, et les toilettes sont communes à l'immeuble. Rien que payer le loyer me coûte les trois quarts de mon salaire, et j'ai à peine de quoi manger pour tout le mois. En réponse au commentaire, je lis d'autres horreurs. Que les livreurs sont des branleurs qui ne font rien de leur journée. Qu'ils sont des dangers publics qui n'ont sûrement pas le permis de conduire. Qu'ils sont une bande de profiteurs qui gagnent suffisamment pour vivre à l'aise mais pas assez pour payer des impôts.

 Ce qui m'énerve le plus, c'est que tout le monde attaque, mais personne ne défend. Comme si le monde se liguait contre cette espèce de rebus de la société : le livreur. J'ai déjà vu ça plusieurs fois sur internet. Avant d'en être un moi-même, ce genre de réfléxions ne m'intéressait pas. Maintenant, j'ai l'impression de faire face à de la discrimination. Ce n'est pas mon genre de répondre à ce type de commentaire, mais comme il n'y a pas besoin de s'inscrire sur le site pour y répondre, alors je décide de me faire plaisir.

Espèce de connard, est-ce que tu penses vraiment que...

 Peut-être un peu extrême comme entrée en matière. Je lui donnerais raison. On efface, on recommence. Pour calmer les haineux, c'est bien connu, il faut être plus intelligent qu'eux.

Cher monsieur, sachez d'abord qu'il existe en France des règles sur le travail au noir, en faisant une pratique totalement illégale depuis 1940.

 Merci les cours de droits. Pour une fois que vous servez à quelque chose...

Quand bien même le livreur mentionné dans l'article serait un immigré, il n'est pas proscrit par la loi de le faire travailler. Je ne comprends donc pas l'intérêt de s'en prendre directement à tous les demandeurs d'asile. Il a grillé un STOP ? Très bien, il aura une amende pour ça. Mais dîtes-moi, connaissez-vous quelqu'un qui soit irréprochable vis-à-vis du code de la route ?

 Plus je tape, plus je m'énerve. Je pose mon téléphone pour me calmer. Ma fenêtre se met à claquer : le vent se lève. Je ne vais encore pas beaucoup dormir cette nuit. Après quelques minutes, je reprends ma rédaction.

Ensuite, à une exception près, tous mes collègues livreurs sont étudiants. J'espère que vous savez que profiter d'un enseignement supérieur n'est pas gratuit, et que le logement non plus. Avoir un travail à temps partiel est une nécessité pour beaucoup. Le travail de livraison est simple et ne requiert pas de compétences particulières, et est donc privilégié par les 18/25 ans.

 Même si j'espère qu'à 25 ans, j'aurai trouvé un travail plus intéressant. Livrer des pizzas n'est pas franchement intellectuellement stimulant. A force de taper ma réponse, j'ai réussi à m'énerver. Je voulais vite conclure, mais tant pis. Une dernière petite phrase pour la route, je remercierai l'anonymat plus tard.

Pour finir, quelqu'un mentionnait notre absence d'amabilité. Sachez donc que nous ne sommes pas toujours heureux de voir un gros porc torse nu, s'il n'est pas à poil, nous ouvrir la porte sans même nous adresser la parole. Ne cherchez pas plus loin si, parfois, nous avons fait une "erreur" en vous rendant la monnaie. A bon entendeur...

 Commentaire publié. Il ne se passe pas deux minutes avant que les premières insultes ne tombent. Je ferme l'application, désespéré. Un ancien professeur avait un jour dit : "Plus le chien est petit, plus il a tendance à aboyer fort pour s'imposer. C'est étrange de voir à quel point les humains sont pareils."

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