La lumière des jours

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    Quand Federico avait croisé les yeux de la fleuriste le long de l’avenue Las Delicias, il était déjà une figura. Les gens s’écartaient ou le saluaient sur son passage. Mais ce n’est pas à eux qu’il avait prêté attention, mais aux cheveux longs et bouclés, aux épais sourcils et au regard intense et noir de la jeune femme. Il ne l’avait jamais vue. Il lui avait demandé son nom et acheté tout le lot de roses rouges pendant que des badauds les prenaient en photo. Et en dissimulant sa figure, elle avait rosi en recomptant les billets. Sa main avait tremblé en rendant la monnaie. Il l’avait invitée le soir même dans le restaurant de l’hôtel Alphonso XIII. Elle avait semblé hésitante, mais à dix heures, elle était là, assise face à lui. Elle vivait seule. Elle prétendait être à la recherche de son frère et n’avoir plus rien à faire ni de l’argent ni de sa famille. Il avait été étonné de ne lui trouver rien de modeste et d’intelligent, ni dans ses façons, ni dans ses réflexions. Elle n’était même pas comblée ni extasiée devant le raffinement des lieux et des plats qu’on leur servait. Cela lui avait déplu, mais il n’avait rien dit ; il ne l’écoutait pas ; il n’avait d’attention que pour ses yeux et les inflexions de l’épaisse paire de sourcils. Et quelques mois plus tard, il fit sa demande. Sans hésiter, avec franchise et conviction, droit entre les sourcils bruns. Et, sans dire un mot, elle l’accepta.

    Les cornadas avaient laissé trois blessures. Seule une posait problème. La corne gauche, entre les côtes, était entrée dans un poumon. Le chirurgien l’avait fait aussitôt remarquer. C’était trop grave pour être opéré sur place. Quelqu’un de l’équipe était sorti appeler l’hôpital pour qu’on vienne avec l'ambulance. Ayant terminé ce qu’il devait faire, il avait engueulé les journalistes et la foule d’inutiles qui bouchaient l’entrée du bloc. Il s’était débarrassé d’eux en disant qu’un des coups était passé près du cœur mais qu’il avait de la chance. Puis il les avait repoussés derrière les portes à hublot avec l’aide d’un jeune médecin de ville, visiblement chamboulé, et il était parti fumer de son côté. Il ne restait plus autour du blessé que les membres de la cuadrilla, le valet qui avait aidé au déshabillage, Santino et un vieux chauve que personne ne semblait connaître. Federico était allongé, blême et suant comme une femme qui vient d’accoucher. Il semblait heureux et de bonne humeur, mais il respirait par à-coups, avec de longs instants ide silence entre chaque prise d’air, sans paraître se rendre compte de l’étrange bruit qu’il faisait fen expirant. Un bandage maintenait le thorax et ses bras étaient nus. Il avait réclamé une « petite cigarette » au chirurgien comme si de rien n’était, mais l’autre avait refusé d’un geste. Santino, lui, ne disait rien. Il avait les yeux fixés sur les ongles de son rival, accrochés à la table d’opération. Il lui semblait les voir bleuir. Il avait voulu se mettre à parler, mais alors le grand homme chauve à ses côtés l’avait fait taire d’un coup de canne contre les roulettes du brancard.

  • C’est toi qui l’as fait venir, Gitano ? avait lancé le matador en clignant avec dédain d'un œil goguenard vers l’intrus. Puis en s’adressant à celui qui fixait ses ongles : Mais qu’est-ce qu’il y a, tu as vu la Vierge ? Si elle est ici, fais-la entrer.

    Il lui restait encore assez de force pour blaguer. Mais Santino sortit un paquet mou de sa poche et l’autre piocha dedans.

  • Pourquoi les médecins sont-ils partis ? Hein... ? Bah, de toute façon !... Dis-moi plutôt où est passée ma Vierge !
  • Elle est en route... annonça le chapelain.
  • Ah... Mais dis donc, qui c’est, celui-là ? demanda Federico en continuant à feindre de ne pas voir l’ecclésiastique et en rapprochant sa cigarette de la flamme.
  • Mon père, avait répondu le « Gitano » sans hésiter.
  • Ton père, ce gars-là ? Dis donc, tu en as de bonnes !
  • C’est vrai.
  • Non, ça n’est pas vrai ! s’énerva le prêtre en laissant tomber sa canne de bois sculpté contre le sol.
  • Alors seulement Federico parut envisager l’intrus avec sa drôle de tête et sa calotte de travers, cachant une calvitie. Il s’était redressé sur un coude comme ragaillardi.
  • Dis donc, mon père, tu sais que tu peux les enlever ?
  • Quoi ?
  • Tes lunettes de soleil. Ici, il n’y en a plus... de soleil.

    Le curé fourra ses verres fumés dans sa soutane.

  • Ce n’est pas vrai, répéta-t-il.
  • Quoi ?
  • Lui, là. Ce n’est pas mon fils...
  • Eh, je le sais ! C’est un gros escroc de Gitan de là-bas derrière qui l’a élevé selon ses principes.
  • Non !

    Le blessé avait l’air de plus en plus intéressé, mais il s’affaissa et se mit à respirer en crachant un peu de sang. Le curé tendit son mouchoir blanc au bord de ses lèvres alors que Santino détournait le regard.

  • Alors... ?
  • Alors il faut faire vite...
  • En deux mots ?
  • Tu es baptisé ?
  • Bien sûr, mon gros père !... Si ça te fait plaisir...
  • Bon, passons ! Juste une chose... Vous deux, vous n’êtes pas nés du même père, reprit le curé. Ni au même endroit... Mais... Quant à elle, je...

    Santino avait le regard attiré par le mouchoir ensanglanté abandonné par la main blanche du blessé, qui lui n’écoutait plus.

  • Il m’a tué ? coupa Federico Angel en se tournant vers son rival.
  • Qui ?
  • Le taureau.
  • Non.
  • Alors ?
  • Personne.
  • Bon... Tant mieux. J’ai cette corrida à disputer dans trois jours. A Las Ventas... Et puis dimanche prochain, j’ai mon mariage, tu comprends... Ca n’est pas pratique. Il est mort ?
  • Qui ?
  • Mon taureau...
  • Bien sûr ! dit Santino avec des yeux brillants. L’épée dans le corps. Il paraît que tu l’as tenue jusqu’à la mort. Mais je l’ai achevé pour toi. D’un coup de puntillo. Tu l’avais tué avant.
  • Je vais recevoir mes deux oreilles ?
  • La queue aussi.
  • Alors c’est vrai. Tu as vu ça, hein, Gitano ?
  • Oui. On te portera en triomphe à travers la Grande Porte.
  • Mais c’est quoi, tous ces cris qu’on entend dehors... ?
  • C’est cet autre idiot qui essaie de tuer le sixième taureau.
  • Ah, oui. Tu verras, il se fera tuer un jour, celui-là. J’en suis sûr.
  • Oui.
  • Mais tu verras, ma prochaine faena, à Las Ventas... Dis donc, tu seras à mon mariage ?
  • Peut-être...
  • Tu seras mon invité d’honneur. A la table, je veux que tu sois là. A côté...
  • Si tu veux.
  • Elle sera... Qu’on me coupe la colleta si je ne torée pas mieux que ça à Las Ventas... Mais où est ma fiancée ?
  • Elle vient, elle arrive...

    Federico s’arrêta de parler. Il laissa passer un long silence en fixant le néon au plafond. Sa cigarette tomba de sa main et roula sur le sol. Puis après une respiration forte, on crut qu’il allait se remettre à bavarder mais il se coucha sur le flanc en tournant la tête vers la porte où l’on devinait les visages de la foule qui attendait.

    Enfin, il parla, mais d’une voix changée, hésitante.

  • Est-ce que je vois ?
  • Comment ça... ?
  • Est-ce que mes yeux sont ouverts ou fermés ?
  • Ouverts.
  • Ah.

    Les yeux du matador fixaient un coin de la pièce de l’autre côté de ceux qui lui parlaient. Mais sa main, à tâtons, attrapa celle de Santino. Elle était glacée.

  • Dis-moi, comment sais-tu que...

    Mais sa phrase, peut-être sa question, resta en suspens. Ses lèvres expulsèrent un peu d’air.

    Quand Lucia poussa les portes de l’infirmerie, elle ne put apercevoir de son fiancé qu’une ombre lumineuse qu’on emmenait sur un brancard vers l’ambulance qui avait tardé. A côté de lui, marchait le prêtre auprès duquel elle était assise dans l’arène et ce grand Gitan dont les yeux verts semblaient peints comme ceux d’une fille. Celui qui avait raté sa corrida un jour qui aurait pu être comme un rêve de perfection. Ils ne se touchèrent pas mais s’effleurèrent en se croisant dans le couloir. Il tenait à la main la coleta qu’il venait de couper sur la nuque de son frère. Elle s’arrêta devant le prêtre qui passa sans la voir. Mais Santino adressa un discret signe de tête à sa belle image de vierge et frôla encore quelques ombres dans l’obscurité du couloir avant de retrouver la lumière du jour.

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