Chapitre 1 - Hurlements - Partie 3

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 Comme chaque soir, Eran serrait son arme contre lui. Il n’avait jamais eu encore l’occasion de s’en servir en dehors des exercices simulés sur le markind ou de ceux effectués sur le camp embryonnaire Alpha. Assez légère et maniable, elle était équipée d’un système de visée automatique qui permettait à n’importe quel colon, entraîné ou non, de se défendre aisément. Elle projetait un flux de rayonnements bref mais puissant. La faune agressive locale en avait fait les frais à plusieurs reprises.

 Eran redoutait l’attaque d’une forme de scolopendre géante. L’animal présentait en effet des similitudes avec cette espèce terrienne, mais dans une forme beaucoup plus imposante, moins longue et plus primitive. En revanche, elle ne se montrait pas exclusivement nocturne et appréciait les lieux humides. L’animal pouvait surgir d’eaux peu profondes pour surprendre des proies. Deux malheureux colons en avaient fait la démonstration.

 Une fois de plus, les biologistes et exobiologistes purent prouver que la nature a tendance à répéter des schémas de développements similaires. Et ce, bien que des années-lumière séparent les différentes poches de vie dans l’immensité de la Voie lactée. Déjà sur Daucus, la planète d’origine des colons, les spécialistes avaient rencontré des espèces qui s’approchaient fortement d’anciennes espèces terriennes, mais dans une tout autre échelle. A contrario, Saruan-c frôlait la réplique du silurien terrien, un rêve de paléontologue. L’extinction de masse qui avait touché les espèces primitives terriennes n’avait pas eu lieu ici. Il n’était pas rare pour les colons de croiser, dans les eaux saruannaises, des proches parents des trilobites. Ainsi, sur cette planète, l’évolution silurienne avait pu faire son office sans interruption brutale.

 L’endroit qu’avait choisi Eran n’était pas anodin. La cavité naturelle où il s’était réfugié se trouvait en hauteur. Les scolopendres saruannaises ne pouvaient l’atteindre. En effet, elles n’avaient pas réussi à franchir les barrières de protection du camp embryonnaire Alpha qui ne dépassaient pas les trois mètres de hauteur. Il se trouvait au moins à cinq mètres du sol. D’ailleurs, ce point n’avait pas facilité son installation. En addition à ces phases d’escalade, son pseudo-confort avait été possible après quelques allers-retours rapides vers le campement temporaire de sa décurie, monté lors de leur arrivée à l’entrée du canyon. Cette sécurité était toute relative. Eran restait vigilant et ne trouvait pas de tranquillité dans le sommeil. Aux aguets, il dormait par fractions. D’où sa fatigue qui s’accumulait au fil des jours. Il le savait. Les risques d’accidents ou d’erreurs augmentaient exponentiellement dans ces situations. Sa grotesque erreur, mais heureusement sans grande gravité pour sa survie, concernant les cellules d’énergie des conteneurs, le démontrait.

 Il vérifia une nouvelle fois ses capteurs et son arme. Il cala une énième fois la grosse pierre qui bloquait la partie inférieure de la bâche scellant son habitat. Puis il s’allongea sur sa couchette. La nuit saruannaise recouvrait désormais le canyon. On pouvait déceler, ici ou là, des bruissements, lorsque les bourrasques de vent se calmaient. On croyait détecter de petits mouvements. Comme souvent, l’environnement nocturne leur donnait, même aux plus anodins, un contour sinistre. Ils provoquaient chez le botaniste une crainte et une angoisse. Toutefois, la fatigue eut raison de lui une nouvelle fois.

 Eran observait, retranché et totalement silencieux, le passage d’un animal inconnu. La peur l’habitait. Ses détecteurs avaient fonctionné comme prévu. Depuis son réveil en sursaut, il restait figé derrière la bâche. La masse sombre se dirigeait vers son refuge. Elle évoluait doucement et ne semblait pas avoir senti la présence du jeune humain. La nuit saruannaise, sans lune, ne donnait pas une luminosité suffisante. Pour compenser, les colons utilisaient des diffuseurs d’ondes hors spectre lumineux. Couplés aux détecteurs, ils répondaient à la maxime daucusienne « Voir et entrevoir ». En outre, elles offraient deux avantages : elles laissaient indétectable la présence humaine à la faune sensible à la lumière visible, et évitaient d’interférer sur leur environnement. Pour les colons, ce n’était pas un problème. L’humaniformation avait renforcé la sensibilité des yeux aux ondes utilisées. Eran pouvait donc aisément distinguer l’animal. Cependant, il se trouvait encore à une distance respectable. Le jeune homme serra la crosse de son arme de sa main droite. Allongé, il sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il fixait l’animal inconnu qui, inexorablement, se rapprochait. Soudain, dans un mouvement rapide, la masse noire fila en bas de son refuge. Un frisson lui parcourut l’échine. Un bruit de carapace brisée et un léger couinement le fit sursauter. Aussi rapidement qu’il était apparu, l’animal repartit. Quelques mètres plus loin, il posa au sol sa proie, morte. Il tourna la gueule dans la direction d’Eran. Le jeune humain ne put soutenir le regard de l’animal très longtemps. Le mélange entre un lézard et un arthropode se présentait à lui. Une longue et grande bouche à faire pâlir les plus féroces animaux terriens. Sur Daucus, il existait bien des prédateurs, mais ils avaient pour eux d’être gracieux et de très petite taille. Au contraire, sur Saruan-c, en cet instant, il s’agissait d’une vision cauchemardesque. Il m’a senti, il m’a senti, se répétait intérieurement le botaniste. Mais la bête mit fin à l’entrevue. Elle repartit rapidement après avoir récupéré son repas dans sa large gueule. Quelques instants plus tard, déjà, au loin, il pouvait observer la même scène de prédation.

 Eran resta là sans bouger encore un moment. Il n’avait plus de notion du temps. Il réagissait comme à l’aube de l’humanité quand de grands prédateurs s’approchaient un peu trop près des habitations, prostré et l’arme à la main. Il se répéta à quelques reprises : Il m’a senti, il va revenir, je ne peux plus rester ici.

 Cette nuit-là fut la plus longue qu’il connut. L’apparition de la faible lueur matinale sonna enfin la libération dans son esprit. Il faut que je me repose, je dois sortir trouver un autre abri. Il se releva difficilement, ankylosé et épuisé par la lutte contre le sommeil. Il s’allongea et se laissa emporter, vaincu.

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