Exil

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Blessé, humilié, meurtri en son corps comme en son cœur, Naryl dut quitter le clan. Pas une femelle ne lui jeta un regard. Les autres hënnil – avec qui il jouait encore la veille – ne lui prêtèrent pas plus attention. Seule sa mère l’accompagna jusqu’à la lisière de leur territoire, sous la surveillance étroite du tyran qui veillait non loin, les bras croisés et l’œil acéré.

— Attends-moi à cette petite caverne que je t’ai montrée l’autre jour, lui souffla sa mère. La naissance est pour bientôt. N’oublie pas ton nayan : je te l’ai mise dans ton paquetage. Tiens, prends aussi mon arc.

Naryl jeta sur l’arme un œil ennuyé.

— Mais c’est un instrument d’elleth…

— Tu n’es pas assez grand pour chasser sans aide, Naryl, lui rappela sa mère, soudain sévère. Tu en auras besoin. Prends-le.

— Mais toi, alors ?

— Je bénéficie encore de la chasse du clan. Et puis, je suis pleine. Je ne suis pas censée chasser : les autres me nourriront. Allez.

Naryl accepta les deux bouts de bois-de-wyrm pliés qu’elle lui tendait. Naïhryn, sa mère, avait bravé mille dangers pour le ramasser au cimetière des cracheurs de feu des monts sombres et construire cette arme, alors qu’elle était encore une jeune elleth. Sur le bois courraient des symboles magiques et complexes, qu’elle avait trouvés elle-même lors d’une transe aux oreilles-d’arbre.

Elle l’aida à fixer l’arc sur son dos, puis lui donna ses flèches et son carquois.

— Je regrette de ne pas avoir eu le temps de t’apprendre à les faire, fit-elle, dépitée. On rattrapera ce temps perdu après la naissance. Tiens.

Naryl la remercia. Enfin, sa mère lui tendit un petit paquet en peau de faux-singe.

— De la part de ton père, lui souffla-t-elle. Il m’avait dit de te le remettre le jour où tu serais chassé du clan...

Naryl l’ouvrit. C’était une dague en os-du-peuple. Un sigil : le bien le plus précieux d’un ædhellon.

—Mon père, murmura Naryl d’une voix que l’émotion rendait vibrante. Ainsi, il a bien été tué par cet Asvgal ?

— Chut. Il est là, il nous regarde.

Le cœur débordant de haine, Naryl releva les yeux sur le susnommé. Cet usurpateur venu d’ailleurs qui avait conquis le clan un jour et assassiné son père, alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère ! Ce tyran cruel à qui sa mère et ses sœurs – ainsi que toutes les autres femelles de la tribu – avaient été forcées de se soumettre.

— Quand je serai adulte, je le tuerai, siffla Naryl entre ses dents. Je vous délivrerai toutes du joug de ce monstre !

— Tais-toi, imprudent ! grogna sa mère en réponse. C’est un défi en bonne et due forme que tu jettes là. S’il t’entendait, il serait obligé d’y répondre immédiatement !

— Mais rien que l’idée de vous savoir, Fasvyn, Saryl, Nyrn et toi à la merci de ce… de ce… !

La rage lui faisait perdre ses mots. Naïhryn posa une main apaisante sur lui.

—Tes demi-sœurs, aussi gentilles soient-elles, ne sont pas pour toi, lui assura-t-elle. Elles doivent d’abord se mettre sous la protection d’un mâle expérimenté et apprendre de lui certaines choses. Mon pauvre Naryl ! Tu ne pourrais pas garder le clan une seule nuit ! Va m’attendre dans cette petite grotte. Lorsque tu seras enfin adulte, il sera bien temps de te trouver une ou deux ellith plus âgées, bonnes chasseuses, avec qui tu pourras t’associer. Peut-être accepteront-elles de porter tes petits, qui sait ?

Naryl sentit l’aboutissement de la pensée de sa mère.

Si tu survis jusque-là.

Leur ard-ael était un mâle brutal et jaloux : voilà la véritable raison de son départ. En quoi, lui, Naryl, constituait-il une menace ? Il venait tout juste de quitter le sein de sa mère !

Mais telle était la loi cruelle du Peuple. La tête basse, luttant pour ne pas montrer sa tristesse à sa mère, Naryl dut quitter le clan.

Il trouva la grotte que sa mère lui avait indiquée sans grande difficulté. Elle était loin d’être aussi vaste, saine et confortable que sa caverne d’origine. Mais elle ferait l’affaire. C’était le gîte de chasse de sa mère, et à l’intérieur, sous une réplique de l’arbre-lige de leur clan, Naryl trouva tout le nécessaire pour s’installer : une couverture en peau de daurilim, quelques herbes odorantes et même de la viande séchée. Il en prit un morceau et s’accroupit à l’entrée, surveillant les environs tout en mâchonnant. Dans le firmament, l’étoile de Kernous le Chasseur, faisant sa cour à Nineath la Vierge, luisait d’une lueur familière et rassurante. Il avait la même vue des bains attenants à leur grotte.

Demain, une fois le moyen-soleil couché, il lui faudrait chasser.

Allait-il y arriver ? Naryl n’avait jamais chassé seul. Il avait parfois accompagné le groupe des amies de sa mère, des furies enivrées par le jus de Lomë fermenté qui, dans leur folie de sang, mettaient en pièces tout être vivant ayant le malheur de croiser leur route. Dans ces moments-là, Naïhryn lui disait de suivre derrière, le plus discrètement possible. Ne jamais s’interposer ou se faire remarquer : telle était la règle. Les ellith étaient peu patientes avec les mâles qui n’étaient pas le leur, et Naryl avait suffisamment grandi pour être pris pour un intrus, au cours de cette transe meurtrière. Visages pointus barbouillés de rouge, chevelures dénouées comme des ailes, elles couraient dans la forêt, nues, bondissant d’arbre en arbre et s’abattant sur ce qu’elles y trouvaient : faux-singes, lompes, baobhan sith, daurilinim, parfois.

Quant à chasser seul une grosse proie… Seul l’ard-ael y arrivait. Naryl, comme les autres, l’avait déjà vu ramener à la grotte un énorme daurilim ensanglanté, dont il portait volontiers la peau et les cornes depuis. Une fois, il avait même affronté un lion volant qui s’était approché trop près de leur caverne. Le combat avait été d’une violence inouïe, sous l’œil appréciateur des femelles qui attendaient de voir si leur mâle allait y survivre. Si Avsgal avait été tué, elles auraient toutes fondu sur le fauve pour défendre leurs portées. Mais une telle mesure n’avait pas été nécessaire.

Si un lion volant convoite mon abri, je serais obligé de le lui céder, songea Naryl en repliant sa queue autour de lui.

L’appendice avait gagné en densité et en longueur, permettant au jeune mâle de se blottir dedans. C’était pour cela, que l’ard-ael l’avait chassé. Si son panache avait atteint une telle taille, c’est qu’il serait bientôt apte à se reproduire, lui aussi. Avsgal avait dû craindre qu’il lui fasse concurrence et revendique la harde.

Comme si j’allais infliger une telle violence à mes sœurs, mes cousines et mes compagnes de jeu, grogna Naryl pour lui en se blottissant dans sa fourrure sombre. Tout ce que je voulais, c’était rester avec le clan, auprès de maman.

Il jeta un dernier regard au manteau de Narda et aux joyaux qu’elle portait, puis s’endormit.

Le chant pointu et les coups de bec d’une baobhan sith le tirèrent du sommeil. Naryl éructa une menace, forçant le dangereux volatile à battre en retraite.

— Va-t’en ! Tu n’auras pas mes yeux, perfide !

Le jeune mâle massa son front en soupirant. L’œil de sapience : c’était celui-là que les baobhan visaient en premier.

— Sale bête, grogna-t-il en ramassant ses maigres biens.

Narda-la-belle avait sorti sa parure d’améthyste. Tout autour de la caverne, les plantes nocturnes s’éveillaient, bruissant et déployant leurs pédoncules et corolles. Naryl évita le lasso chitineux d’une sapinaire sans même y penser et, chargeant son arc sur son épaule, il sortit de son abri. C’était l’heure de la chasse.

Pour éviter de partir le ventre totalement vide, le jeune mâle décida de s’abreuver d’une fleur-de-sang. La ruse était connue de tous les hënnil : avec un leurre – en général, une simple branche – on appâtait la créature qui tentait vainement d’appliquer sa bouche dentée sur le bois. Pendant ce temps-là, on arrachait l’animal-fleur de son socle d’un coup de griffe ou de dague. L’appendice buccal retombait au sol, poussant un cri déchirant. Et l’on n’avait plus qu’à se nourrir en suçant les pétales gorgés de sang de ses victimes précédentes. Avant de le faire, Naryl retira le centre nerveux de la plante d’un coup de griffe précis : il avait la forme d’une petite concrétion très brillante, que les hënnelith tressaient parfois dans leur chevelure. D’habitude, il les gardait pour les offrir à ses sœurs. Ce souvenir provoqua une douleur diffuse à Naryl, à l’emplacement du cœur. Une fois le choc passé, il ajouta la petite pierre de fleur à ses possessions.

Les lèvres encore maculées de sang, Naryl lécha ses longues canines, puis disposa des restes vides de sa proie. Un bruissement dans un bosquet non loin le jeta soudain à terre, accroupi. Une jeune femelle daurilim ! C’était bien sa chance. Lui qui avait pensé devoir se contenter d’un nid de lompes juvéniles, aujourd’hui, à condition d’en trouver un !

Sans faire un bruit, Naryl saisit l’une des pointes qui dépassaient en éventail dans son dos. Lentement, il fit passer la longue tige sur le dos de sa main, entre ses deux phalanges, comme il avait si souvent vu faire sa mère. Puis il arma l’arc à l’horizontale, visa… et relâcha la corde. La flèche siffla, manquant la proie d’une bonne main. L’animal releva vivement la tête et détala.

Rhach, pesta le jeune ellon en se redressant.

Il devrait donc se contenter des lompes.

Au fond du nid chaud, quatre jeunes lompes attendaient le retour de leur mère de la chasse. Leurs six yeux noirs et ronds comme des petites billes fixaient le vide, aveugles : âgés de quelques semaines à peine, ils ne pouvaient pas encore voir. Ils ne virent pas la main, aux longs doigts habiles et griffus, qui fouillait les couloirs de leur terrier, le détruisant. Lorsqu’une poigne brutale les saisit, ils ne purent que couiner, surpris de se retrouver soudain à l’air libre.

Naryl croqua le premier avec sauvagerie, se délectant du jus de ses six yeux qui coulaient le long de sa gorge. C’était exquis ! Les trois premiers de la portée y passèrent. Le jeune ellon laissa partir le quatrième, fidèle à la loi de la chasse : laisse-en toujours un pour témoigner.

— Va tout raconter à ta mère, fit-il en poussant le petit lompe effrayé d’un léger coup de la main.

Ensuite, il récupéra les quelques os qu’il n’avait pas avalés et les installa en cercle, côtes à l’extérieur comme les rayons du petit soleil. Au centre, il plaça la gemme brillante qu’il avait trouvée dans la fleur-de-sang. Il contempla son œuvre quelques instants, en silence, puis, d’un pas leste, il repartit vers la grotte.

Anwë, Narda et de Kernnous se succédèrent au firmament. Sa mère ne venait toujours pas. Plus d’une fois, de retour de la chasse, Naryl avait espéré la voir installée dans la grotte, l’attendant. Au moindre bruit, il se précipitait hors de la caverne en s’apprêtant à l’accueillir. En vain : le gîte de chasse restait vide.

La solitude commençait à peser sur le cœur encore tendre du jeune hënnel. Les nuits de pleine lune, mélancolique, il sortait son nayan, sa flûte en os, et en jouait en pensant à sa mère et ses sœurs, ses amis perdus. Au nombre de jeunes ellonil auxquels il s’était attaché et qui avaient disparus corps et bien, tués ou chassés par Asvgal. Aux malheureuses femelles sous la coupe injuste de ce tyran assoiffé de sang. Asvgal était un grand chasseur – le meilleur que la harde n’ait jamais eu, disaient certaines femelles âgées – mais c’était surtout un tueur sans pitié, dont les crocs parlaient plus vite que la langue. Il avait massacré de nombreux mâles… à commencer par le père de Naryl.

Naryl n’avait pas connu son père. Il était né après la venue d’Asvgal. Cependant, il avait assisté à suffisamment de duels pour savoir comment la chose s’était produite. Cela avait dû arriver un matin très tôt, juste avant l’aube. Au moment le plus noir de la nuit, le plus froid. En hiver, car Asvgal venait du Nord, de ces contrées glacées et inhospitalières. Il avait guetté la sylve, bien caché dans une caverne, toute la période chaude avant de se décider à attaquer. Patiemment, à l’affût, observant les femelles et se pourléchant les babines d’avance. Lorsque le moment était venu, il avait donné l’assaut. Le combat avait dû être titanesque : Naïhryn vantait souvent les qualités de chasseur du père de Naryl, son habileté et la taille de ses canines. Malheureusement, le tyran l’avait emporté. Asvgal venait d’un clan différent de ceux d’ici : il était plus grand, plus imposant que les autres mâles. Son père, en dépit de toute sa férocité, n’avait aucune chance.

De ce terrible combat, de la mise à mort de son mâle et de la saillie conquérante qui s’ensuivit, Naïhryn ne parlait jamais. Les quelques mots qu’elle laissait échapper sur le géniteur de Naryl – qui ne lui avait fait qu’un seul petit – sous-entendaient néanmoins qu’elle l’avait beaucoup estimé, et même chéri. Son attachement à son unique fils, qui d’après elle ressemblait tant à ce mâle perdu, le prouvait de façon éloquente. C’était sans doute pour cela qu’Asvgal l’avait mis dehors, alors que Naryl n’avait pas encore eu ses fièvres.

Naryl reposa sa flûte, puis il poussa un douloureux soupir. Retournant dans le renfoncement de la caverne, il se blottit dans son panache, les yeux sur la jeune lune.

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