Banni !

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Naryl avait à peine une dizaine de cycles lorsque l’ard-ael de son clan le chassa.

À cette époque, le clan était prospère, suite à une longue période stable sans apparition du Grand Soleil. Les proies étaient nombreuses, la sylve abondante et leur harde peuplée d’un grand nombre de jeunes femelles enceintes. Leur maître, un mâle imposant au panache et à la chevelure aussi sombre et luisante qu'une aile de nymphe nocturne, avait triomphé d’une bonne centaine de concurrents venus lui disputer, lune après lune, la grande caverne et la harde de femelles qu’il protégeait. Toujours, il avait remporté le combat, achevant les intrus d’un coup de crocs bien placé ou en les renvoyant, blessés et vaincus, d’où ils venaient. Or, le danger prenait parfois naissance à l’intérieur. Alors, comme tous les autres chefs de clan, l’ard-ael chassait les jeunes mâles de la caverne dès qu’ils atteignaient la puberté. Pour Naryl également, seul survivant de l’ancien clan, le jour devait être venu.

Du côté du jeune ellon pourtant, rien ne semblait avoir changé. Il se sentait toujours un bébé, un hënnel ayant soudainement pris une taille trop adulte pour ses aspirations. Il se nourrissait encore d’un mélange de lait et de viande, plus par habitude que réel besoin. Il dormait dans le khangg confortable de sa mère, avec ses demi-sœurs récemment réclamées par l’ard-ael. Le jeune n’aimait pas voir le grand prédateur lui enlever sa mère. Il n’avait pas plus apprécié lorsque sa sœur préférée, Fasvyn, avait dû à son tour présenter sa croupe aux assauts du mâle. Néanmoins, à l’instar des autres membres du clan, il n’avait rien dit. Il avait tourné la tête lorsque l’ard-ael s’était arrêté devant Fasvyn, le vit affamé et menaçant. Plus lâche qu’un faux-singe démuni de griffes, Naryl avait dissimulé ses grognements, oreilles couchées, lorsque les gémissements de la jeune elleth s’étaient élevés du coin où l’usurpateur l’avait emmenée. Leur mère ne pouvait pas s’interposer. Enceinte de nouveau, elle était partie aux sources chaudes se délasser. De toute façon, qu’aurait-elle pu faire ? Elle s’était montrée impuissante, déjà, lorsque Asvgal avait tué son précédent mâle, le père de Naryl. Désormais, cet ellon de lignée inconnue était le nouvel ard-ael. Le maître de ce territoire, le protecteur du clan. Toutes les femelles lui appartenaient. Il en ramenait également de l’extérieur : des égarées, capturées lors de leurs errances, qui lui prêtaient allégeance. Parfois, des sans-clans venaient d’elles-mêmes, attirées par son odeur, le lustre de son panache, l’originalité de sa robe, son savoir-faire de chasseur, l’abondance des proies dans sa sylve ou le confort de la grotte. Et lorsqu’il revenait, à la lune suivante, elles se soumettaient à sa loi et l’acceptaient sans rechigner. Asvgal était un mâle puissant, qui plaisait aux femelles.

Lorsque le tyran se releva, abandonnant enfin la petite Fasvyn toute haletante, Naryl eut l’audace de lui jeter un coup d’œil oblique. Asvgal était le seul mâle adulte du clan : on le voyait uniquement lors des lunes rouges, une fois tous les trois cycles petit-solaires, lorsque les fièvres du rut le poussaient à visiter sa harde. Or, Naryl était curieux et malchanceux. Son regard inquisiteur de hënnel croisa celui d’Asvgal : ce fut là, sans doute, son erreur. L’ard-ael garda le feu incarnat de ses prunelles vissés sur lui pendant un bon moment, puis un grondement grave monta de sa gorge. Naryl sentit le poil de sa queue se hérisser.

— Baisse les yeux, lui ordonna l’ard-ael dans son parler guttural.

Il était originaire d’une sylve où l’on s’exprimait différemment.

Naryl obéit sans rechigner, sans attendre que le mâle posa sa main sur sa tête pour recevoir son allégeance. Mais c’était trop tard. Le regard brûlant du maître des lieux resta posé sur lui un moment, puis il le sentit s’éloigner. À côté, sa sœur le regardait, à demi appuyée sur sa couche, les oreilles et la gorge encore rouges. La fourrure de daurilim sur laquelle elle était allongée était tachée de sang : le sien.

— Tu n’aurais pas dû le provoquer, lui dit-elle simplement.

La deuxième erreur de Naryl fut de ne rien dire à sa mère. Elle, elle aurait pu le protéger, convaincre Asvgal que son fils n’était qu’un petit hënnel certes insolent, mais encore impubère. Or, Naryl ne voulait pas entendre ce que sa mère lui dirait, à propos du premier accouplement sanglant de Fasvyn. Une fois de plus, elle allait soupirer et dire : « C’est la voie des ellith ». Il préféra donc ne rien lui dire.

C’est ainsi que le jour arriva. Aussi cruel et inexorable que le croc du piège qui transperce le daurilim.

Naryl revenait de la rivière, où il avait passé la majeure partie de la mi-nuit. En remontant vers la caverne, il eut la surprise de voir l’ard-ael venir à sa rencontre. Le grand mâle à la livrée noire s’arrêta à quelques sauts de l’entrée et il attendit, ses yeux rouge sang posés sur lui. Naryl savait que quelque chose d’inhabituel avait lieu. D’habitude, à cette heure-là, l’ard-ael se reposait dans quelque arbre bien en vue de la grotte, son œil perçant surveillant les alentours, son corps puissant de prédateur faussement détendu sur une branche. Il était descendu de sa tour de guet pour venir à sa rencontre.

Le chef du clan ne bougeait pas. Son spectaculaire panache, dont la fourrure épaisse et sombre était piquetée de gris, reposait sur son épaule, se confondant avec la chevelure d’un noir bleuté qui coulait jusqu’à ses fesses musclées. Peut-être était-il avec une femelle, juste avant. Pendant la lune rouge, il en couvrait une bonne dizaine par nuit. Mais son bas-ventre était dissimulé par une pièce de cuir de faux-singe, et ses reins ceints de la lanière tressée qui contenait son sigil et les cristaux-cœur de sa mère et ses sœurs. Naryl les avaient aperçus, une fois, et sa mère lui avait expliqué à qui appartenaient ces reliques.

Les bras croisés, le mâle le fixait avec un faux air nonchalant, son regard incarnat, vigilant, vissé sur lui. Naryl comprit qu’il l’avait attendu.

Inquiet, le jeune individu jeta un coup d’œil à l'inquiétant adulte, avant de baisser le nez. Il ne cessa pas de marcher pour autant. Face à un prédateur, il ne faut jamais tourner le dos ou montrer sa peur… Plus que quelques pas vers la grotte. À l’intérieur, il retrouverait sa mère. Même enceinte d’une nouvelle portée, elle s’interposerait.

— Ne va pas plus loin, l’arrêta la voix glaciale et autoritaire d’Asvgal.

Naryl releva les yeux. C’était rare qu’il parle, celui-là.

— Si tu vas plus loin, je te tue, précisa le grand mâle.

Avec une certitude affreuse, Naryl comprit qu’il ne plaisantait pas. Asvgal avait déjà chassé nombre de jeunes comme lui. Il en avait même tué un, dernièrement, qui refusait de quitter la grotte malgré ses menaces.

Le jeune ellon se figea. Devant lui, Asvgal l’observait. Il le regarda un moment, puis tourna les talons dans une envolée de fourrure et de cheveux noirs.

— Va-t’en, lui lança-t-il sans le regarder.

Pas un mot d’adieu, pas un conseil. Il ne pouvait même pas prévenir sa mère. D’ailleurs, où était-elle ?

Le jeune mâle fit un pas de plus. Alors, avec une célérité effrayante, Asvgal se retourna. Son visage s’était transformé. Ses crocs, de véritables dagues, étaient dardés sur lui. Son grognement guttural fit s’envoler les oiseaux et coucher les oreilles aux femelles. Naryl comprit que, s’il insistait, il irait à l’affrontement.

— Mais je vis ici ! protesta-t-il pourtant. Avec ma mère et mes sœurs ! Je fais partie de ce clan ! Que vais-je devenir, tout seul, dans la sylve pourpre ?

Pour toute réponse, le grand mâle se jeta sur lui.

Naryl se ramassa sur lui-même, se préparant à l’impact.

Asvgal l’avait corrigé, une fois, plutôt gentiment. Mais sa force était telle que sa bourrade – Naryl avait eu le malheur de venir chercher la mamelle de sa mère alors que l’ard-ael la prenait – l’avait envoyé bouler au fond de la grotte. Le plus horrible, c’est que sa mère, complètement intoxiquée par le luith de l’imposteur qui la besognait, ne lui avait même pas jeté un regard. À lui, son fils ! Naryl s’était relevé péniblement et était allé chercher du réconfort contre le sein doux d’une autre femelle, qui le nourrissait parfois. Puis les autres ellith avaient cessé de l’accepter. Seule sa mère le faisait encore, tout en lui recommandant de faire profil bas : « Ne te fais pas remarquer, lui conseillait-elle. Ou il te chassera. »

C’était précisément ce qui était en train de lui arriver. L’ard-ael le bannissait. Avec violence.

Naryl poussa un glapissement lorsque les griffes du grand prédateur fauchèrent la tendre chair de son ventre. Ses dents claquèrent dans le vide, en une tentative désespérée pour mordre et blesser. Furieux, l’ard-ael lui asséna un coup violent au visage, puis, le saisissant par les cheveux, il le souleva jusqu’à lui. Naryl, à travers la brume sanglante de la douleur, le vit ouvrir la bouche et dénuder ses crocs.

Ça y est, réalisa-t-il. Il va me tuer.

Il attendit, résigné.

Mais l’ard-ael se contenta de poser ses dents sur sa nuque. Après l’avoir fait saigner un petit peu, il le jeta au sol. Naryl se recroquevilla.

Les hurlements de sa mère lui parvinrent de loin. Il se croyait déjà mort. Il ne vit pas l’elleth faire face au grand mâle pour le protéger, feulante et enceinte, se dressant devant lui dans toute sa colère de femelle outragée.

— Ne tue pas mon petit ! menaça-t-elle. C’est le seul mâle que j’ai mis au monde !

— Qu’il parte, alors.

— Je partirai aussi !

— Après avoir rendu la portée que je t’ai confiée.

— C’est aussi la mienne !

— Sans clan, ces petits ne survivront pas à leur première nuit. Tu le sais. Donne-leur naissance sous mon arbre et je te laisserai partir.

Contrit, Naryl entendit sa mère accepter. Elle renonçait à ses autres petits, à la sécurité du clan, à son statut de femelle dominante, préférée de l’ard-ael, pour lui. De sa courte vie, jamais le jeune ellon ne s’était senti aussi honteux de sa faiblesse.

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