Le clan des sans mâles

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Les femelles dissidentes gîtaient dans un petit tertre confortable, qu’elles avaient aménagé à partir d’une grotte aux couloirs peu profonds. L’intérieur était frais et propre, soigneusement agencé. Un toit moussu et un bosquet épais dissimulaient l’édifice aux intrus, le périmètre, lui, était sécurisé par plusieurs cercles de pièges.

— Ce fil de soie d’arachnide nous avertit lorsqu’un intrus franchit le premier cercle, leur expliqua la femelle aux coquillages. Ceux qui sont savent où se trouve le piège l’enjambent.

— Et les autres ? s’enquit Naryl, toujours curieux.

La menaçante elleth releva ses yeux dorés sur le faite d’un arbre proche. Dans ses branches touffues, bien camouflée, se tenait une femelle armée d’un arc, qui se montrait sciemment. Ses longs membres étaient couverts de jambières de cuir de daurilim teint dans le sang, et ses longs cheveux couleur de lune dénoués. Son masque, qui figurait un faciès agressif de femelle wyrm, était relevé de façon à dévoiler sa bouche. Elle montra ses crocs à Naryl dans un éclat adamantin, faisant mine de le viser. Le jeune mâle se hâta de baisser queue, nez et oreilles.

— Nivi est notre meilleure sentinelle, leur apprit la femelle aux coquillages. Elle déteste les mâles de tout son cœur meurtri : nous l’avons secourue alors qu’elle fuyait une harde d’ellonil sans clan qui les retenaient captives, elles et ses sœurs. Elle vient d’une sylve située très loin d’ici, où les femelles jouissaient d’une certaine liberté. Le choc fut rude, lorsqu’elle fut confrontée à la violence des mâles des autres clans. De toute sa portée, elle est la seule à avoir pu leur échapper. Ne t’approche pas d’elle : bien que tu sois impuissant, elle t’enverrait une flèche dans le cœur, pour réparer le sien !

Naryl se hâta d’acquiescer.

Deux femelles, qui étaient en train de dépecer une proie, se levèrent à leur approche. L’une d’elles possédait une abondante chevelure de feu et la poitrine opulente d’une elleth à l’apex de ses capacités reproductives. Son odeur capiteuse dérouta Naryl, qui s’étonna de la percevoir d’aussi loin. La deuxième était une hënneleth aux cheveux pâles, qui, après avoir croisé le regard de Naryl, osa lui lancer un sourire timide. Toutes les deux avaient le visage découvert : ce n’était pas des chasseresses initiées.

— Nanal et Yuja, annonça leur guide après avoir reçu un signe d’approbation des deux ellith. Yuja fait partie des hënnelith qui sont nées ici. Malheureusement, elle est la seule survivante de sa portée et sa mère n’a pas survécu à la naissance.

— Il y avait des mâles dans le lot ? interrogea Naïrhyn.

La femelle aux coquillages posa son regard d’opale dans le sien.

— Oui. On les a abandonnés à la lisière de notre territoire. Ils ont sûrement été recueillis par des sans-clans, ou une harde en mal de petits.

Naïhryn garda le silence. Naryl comprenait pourquoi : il était fort probable que ces petits n’aient pas survécu, seuls dans la forêt.

Pour le premier repas – agrémenté des réserves de Naïhryn – seule une partie du clan accepta de se montrer : Nanal, Yuja et la femelle aux coquillages ainsi que la matriarche, bien sûr, en faisaient partie. Eëv et Taryn avaient disparu quelque part. À l’image de leur guide, la plupart des ellith du clan des sans mâles n’avaient pas encore consenti à montrer leur visage et à donner leur nom. Elles se tenaient en retrait, silencieuses, observant les intrus de leurs yeux insondables, à travers les meurtrières de leur masque. Naryl constituait évidemment l’objet principal de leur attention vigilante.

— Quel âge a ton fils ? demanda Nanal à Naïhryn après avoir jeté un regard rieur à Naryl, comme pour le rassurer.

— Il a assisté à onze cycles complets du Grand Soleil, répéta sa mère.

— A-t-il encore besoin d’être nourri ? Si oui, je partagerai volontiers mon lait, proposa Nanal. Cela fait longtemps que je n’ai pas eu un hënnel au sein et je dois dire que cela me manque.

Mordre dans cette poitrine opulente, prendre en bouche ce gros mamelon tendre qui s’agitait sous son nez et sentir le liquide chaud couler sur sa langue, comme cela devait être bon ! Naryl sentit son organe mâle se tendre sous la fourrure de son panache. Embarrassé, il baissa discrètement le nez, cherchant à dissimuler la rougeur qui chauffait ses oreilles. Quelque part au fond de lui, l’adolescent sentait que ce désir était lié à quelque chose de plus obscur, qu’il se devait de combattre et refouler.

— Naryl est sevré, s’empressa de répondre Naïhryn. Ses dents sont toutes sorties. Il mange de la viande, des fleurs et des fruits, comme nous toutes. Il a même commencé à chasser ! Il est assez doué pour déterrer de jeunes lompes et vous aidera à rapporter des proies. Ce sera un mâle de grande taille et un bon chasseur, je crois. Son père pouvait abattre un lion volant sans aide !

— Bien, bien, acquiesça Nanal sans se départir de son air amical.

La matriarche, elle, garda ses yeux rusés sur Naryl.

— C’est un immense gâchis que la castration de ce jeune, observa-t-elle en suçotant un os. Il est particulièrement beau, ton fils, Naïhryn ! Je n’ai jamais vu cette robe de nuit et ce panache moucheté de givre chez aucun autre mâle. Et ces crocs qu’il a… Il aurait fait un superbe chef de clan, plus tard ! Dommage.

Naïhryn esquissa une pâle salutation, embarrassée par ce compliment à double tranchant. Elle savait qu’au moment même où son fils serait considéré comme une menace, il serait éliminé sans pitié. Naryl, lui, resserra son panache plus étroitement contre lui. Heureusement, la conversation avait éteint le feu dans ses reins.

Après cette collation prise ensemble, la plupart des femelles gagnèrent leur khangg pour la sieste. Certaines dormaient ensemble. La plupart des paniers-lits qu’elles avaient construits étaient très élaborés et richement décorés d’ossements polis, de gemmes miroitantes et autres trophées. Seules Nivi, la matriarche et la femelle aux coquillages restèrent éveillées : l’une reprit son poste dans son arbre – c’était elle, la gardienne de la harde – et la femelle aux coquillages, qui servait visiblement de relais à la matriarche, resta près des reliefs du repas à arranger les ossements sous ses instructions. Naryl et sa mère se blottirent dans un coin discret, à l’écart des autres.

— Demain, glissa Naïhryn à son fils, je t’apprendrai à construire un khangg.

La construction du khangg était, comme le tir à l’arc, un savoir-faire de femelles. Quel mâle en aurait eu besoin, puisqu’il passait ses phases de repos dans celui de ses concubines, et dormait dehors le reste du temps ? Mais Naryl n’était plus un mâle. C’était un individu à mi-chemin qui devait survivre et s’acclimater aux lois – bien femelles – de ce nouveau clan.

La nuit suivante, Naryl accompagna sa mère dans les bosquets environnants le tertre et la regarda sélectionner les bois adaptés à la construction d’un khangg. Il fallait choisir un bel arbre mort, ou, encore mieux, en passe de l’être. Puis, au moyen d’une petite cérémonie que Naïhryn lui enseigna, entrer en communication avec lui. La plupart des végétaux – telles que les fleurs de sang – possédaient un intellect égal ou supérieur à celui d’un lompe. À l’issue d’un long marchandage, un pacte était conclu : il devait se montrer avantageux pour les deux parties.

— Lorsque tu passes un pacte avec un être différent, lui apprit sa mère, prends bien soin de lui proposer quelque chose d’intéressant pour lui. C’est difficile, car tous les êtres sont différents, et ils n’auront pas forcément les mêmes besoins que toi. Mais, si étrange que soit sa requête, tu te dois d’y accéder. C’est très important.

Naryl hocha la tête vaguement. Il n’était pas sûr de comprendre, mais il acquiesça.

Pour l’instant, la construction du khangg incombait à sa mère : en tant que hënnel, il pouvait encore le partager avec elle. En outre, Naïhryn avait estimé dangereux de laisser son fils seul pendant les phases de repos. Les femelles du clan ne lui faisaient pas confiance, elles le considéraient encore comme une menace. Il était fort possible qu’elles cherchent à le tuer pendant son sommeil. Le pacte entre un tuyal touché par l’une des nombreuses tempêtes qui frappaient cette sylve fut donc passé par Naïhryn.

Une fois l’arrangement conclu, Naïhryn utilisa la configuration secrète de sa guilde pour découper et façonner l’arbre. Naryl, qui n’était pas initié, dut détourner le visage. Avant de fermer les yeux, il eut le temps de voir sa mère revêtir son terrible masque de chasse : pendant le rituel, elle devenait quelqu’un d’autre, l’incarnation de forces primordiales et aveugles qui le dépassaient. Elle canalisait une telle puissance que le hënnel sentit ses poils de hérisser. Naryl se cacha le visage entre ses mains puis il se roula en boule dans son panache, attendant que le rite soit terminé. Le chant de sa mère le plongea dans une rêverie étrange, entre le sommeil et l’hallucination aux oreilles d’arbres que la rêveuse de leur clan leur faisait expérimenter à chaque nouveau cycle. Naryl n’avait jamais expérimenté de rêverie digne d’être chantée – en général, il se voyait courir dans une plaine peuplée de volatiles, perdu dans un jeu sans fin – mais cette fois, les visions prirent la teinte sombre du cauchemar. Les images de l’horrible orgie des sans-clans dansèrent devant ses yeux, ponctuées des hurlements gutturaux de leurs victimes. Il se revit dans la grotte, impuissant, au milieu des pleurs et des cris. Les ombres produites par le feu impie se découpaient sur le mur de pierre qu’il fixait intensément. Il ne voulait pas voir. Non… et soudain, un mâle immense, à la chevelure de ténèbres et aux yeux de braise, se tint devant lui. Son panache moucheté de givre était si immense qu’il formait comme un bouclier dans son dos. Asvgal… Sa queue se déploya, et se sépara en quatre entités distinctes. Sa bouche s’ouvrit, démesurée, comme si sa mâchoire allait se décrocher...

— Naryl.

La voix de sa mère le ramena à lui.

— Tu peux regarder. J’ai terminé.

Lentement, Naryl se redressa. Devant lui se tenait une grande boîte aux entrelacs intriqués, munie d’ouvertures assez grandes pour faire passer un ædhel à quatre pattes. Chacune de ces ouvertures était agrémentée d’une petite trappe finement tressée, qui pouvait se refermer à loisir. La facture du khangg était simple, mais efficace.

Naryl et sa mère passèrent le reste de la nuit à décorer leur nouvelle demeure. L’intérieur fut garni de plumes et de fleurs colorées, et d’un tapis de tressage végétal frais et parfumé. Nanal leur offrit un tissage en fil de huit pattes mordoré, qui changeait de couleur sous la lune : en échange, Naïhryn lui donna l’un de ses couteaux de chasse en quartz. Naryl aménagea son coin avec le panier de Pecco, qu’il suspendit au-dessus de sa couche. Il n’avait pas encore révélé à sa mère l’existence du faux-singe. Pour l’instant, il préférait le dissimuler. En attendant que les choses se tassent.

Enfin, le khangg fut suspendu dans un coin de la caverne. Naryl avait choisi l’emplacement proche de la forêt… au cas où.

Lorsque les premiers rayons du matin survinrent, tout était prêt. Les femelles du clan regagnèrent leurs abris une à une, sauf Nivi, qui montait la garde dehors. Naryl les compta, mais il ne vit aucune trace de Taryn et de sa mère, Eëv.

— Où sont-elles ? demanda-t-il dans un souffle.

— Je ne sais pas. Viens.

Pressé par sa mère, Naryl se faufila dans le khangg. Naryl était déjà installée dans l’épais capitonnage de fils et de plumes. C’était le nid le plus douillet qu’il avait eu depuis son départ du clan d’Asvgal.

Au moment de se coucher auprès de sa mère, Naryl eut une vision de ce dernier, entrant dans le khangg à sa suite. Il le revit ramper sur sa mère, le sexe dressé. Mais ce n’était qu’une illusion induite par la fatigue et le chant de Naryl. Asvgal n’était plus qu’un lointain cauchemar. Plus jamais ce tyran cruel ne les tourmenterait.

Naryl plongea bientôt dans un repos sans rêves, sa mère contre lui.

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