2. Elohar : le marché de dupes

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Ce matin-là, le Maître se montra plus doux que d’habitude. Il ne la frappa pas lorsqu’elle échoua à raconter son rêve, et il lui caressa même la joue.

— Je crois que le moment est venu, Elohar. Je vais devoir me séparer de toi.

Légèrement inquiète, Elohar releva le regard sur son maître. Il était capricieux et lunatique, mais qu’allait-elle devenir, sans lui ?

— Je voudrais t’offrir à un ami... (Il ricana, brièvement.) Oh, cela me coûte. Si tu savais combien ! Mais j’ai peur qu’il souffre de muil, sans toi... Un de mes hommes l’a vu aujourd’hui et m’a dit qu’il était en mauvais état. Il a même failli se faire battre par une bande de femelles... enragées, certes. Mais ce ne serait jamais arrivé avant. Il était ivre... D’après Razel, il a pris l’habitude de boire. Tu dois lui manquer terriblement... !

Le Maître fut une pause, guettant sa réaction.

— Qui ? finit-elle par demander pour lui faire plaisir.

C’était dans ces moments-là qu’il se fâchait.

— Mhm. Tu as vraiment tout oublié, hein... Parfait.

Il se leva du lit.

— Écoute, je te laisse une chance de reconquérir ton nom et ta mémoire. Mais tu devras passer une épreuve. Vous devrez passer une épreuve, tous les deux. Ce sera un test pour lui aussi. Est-ce que son amour sera plus fort que sa colère ? Et est-ce que tu sauras lui pardonner, s’il laisse libre cours à sa bestialité ? Il a ça en lui, cette sauvagerie, elle coule dans ses veines. C’est pour cela que je l’aime.

Elohar leva légèrement la tête. Pas trop, pour ne pas fâcher son maître. Comme tous les jours crépusculaires qu’elle passait sur cet étrange navire, elle se sentait brumeuse, la tête lourde.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire... Qu’attendez-vous de moi ?

— Oh, tu le comprendras bien assez tôt. Il va venir ici... Son parfum réveillera juste assez tes sens pour tu aies envie de lui appartenir à nouveau. Tu as succombé au pouvoir de son luith, n’est-ce pas ?

Elohar ne répondit pas. Le maître claqua ses doigts noirs et pointus sous son nez, lui rendant juste assez d’esprit pour qu’elle sente, au loin, le parfum familier d’épices et de bois chaud qui la hantait dans ses rêves.

Oui. Je me souviens de lui.

— On va voir s’il veut te reprendre. Je vais le lui proposer... Tu es d’accord ?

Elohar fixa le Maître sans comprendre.

— Je ne sais pas de qui vous parlez... J’ai oublié son nom.

Le Maître arborait un rictus cruel, tous crocs dehors. Dans l’ombre, ses yeux luisaient comme deux billes noires.

— Le sidhe a la fourrure blanche. Le gardien d’Æriban. L’incarnation du saeldar de la Destruction. La mangeur d’âmes... Celui qui sent cette odeur que tu aimes tant.

Elohar tenta de contenir le flot exalté qui menaçait soudain de faire exploser son cœur. Lui... celui qui apparaissait dans ses rêves, dans ce paysage de neige.

— Es-tu heureuse de le retrouver ?

— Je ne sais pas... répondit prudemment Elohar.

— On verra si lui, tient tant que ça à te revoir ! Je vais te prêter un shynawil de camouflage. Tu pourras nous suivre — et même le voir —, mais tu ne pourras pas parler : j’ai posé sur toi un geas qui fermera ta bouche, à moins qu’il ne te parle le premier. Ce sera ton gage pour ce jeu. C’est d’accord ?

Elohar garda le silence. Que devait-elle répondre ? Au fond, tout lui était préférable à cette demi-vie qu’elle vivait ici, parmi ces fantômes ni morts ni vivants qui, comme elle, hantaient ce navire.

— Réponds-moi sincèrement, grinça le Maître à travers des dents serrées. Je te donne une chance de le retrouver... Amarrigan décidera. Mais tu dois me donner ta réponse. Veux-tu le revoir, au risque qu’il refuse mon offre ?

— Oui, lâcha alors Elohar. Je le veux.

Ce cri venait du fond de son cœur.

— Très bien, acquiesça le Maître en hochant la tête. Les deux parties sont d’accord, les termes sont équitables. Jouons à ce jeu.


*


En réalité, les termes étaient tout sauf équitables. Elohar ne savait pas vraiment de quoi il en retournait. Mais elle le comprit en voyant la haute silhouette du « sidhe à la fourrure blanche », qui, en fait, était plutôt le « sidhe à la crinière blanche et à la peau noire ». Un ædhel de taille monumentale, dont les yeux, rouges et effilés, posaient sur le monde un regard farouche. Ses sourcils étaient perpétuellement froncés, son visage beau et noble affichant une expression à la fois lasse et fière. Les bras croisés, il attendait, calé contre le bastingage.

Śimrod.

Le nom lui revint d’un seul coup, et elle voulut tendre les mains vers lui. Mais le Maître les lui avait lié dans le dos, avant de la recouvrir d’un shynawil de camouflage qui la rendait invisible. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était contempler, impuissante, le visage fermé de Śimrod qui venait de monter à bord sans la voir.

— Śimrod ! tenta-t-elle en poussant l’air dans sa gorge écorchée.

Mais aucun son n’en sortit.

Elohar sentit les larmes lui monter aux yeux. Oui... je le connais. C’est lui dont je rêve toutes les nuits.

Lui avait-elle réellement appartenu ? Elle ne parvenait pas à s’en souvenir totalement. Mais entendre le son de sa voix, rauque et chaude, ramena l’apaisement dans son cœur. Une sensation familière l’étreignit : la conviction intime, née de l’expérience, qu’avec ce Śimrod, elle serait en sécurité. S’il voulait d’elle.

— J’ai un cadeau pour toi... lui proposa le Maître.

— Plus tard.

Le cadeau, c’était elle, bien sûr. Elle était nue sous son voile, comme le sacrifice du temple de Naeheicnë. Si Śimrod acceptait de la voir, le Maître la dévoilerait : il l’avait promis. Et s’il lui parlait, lui posait une seule question... le geas serait levé. Elle pourrait tout lui expliquer, lui dire qu’elle l’aimait, et repartir avec lui.

Sauf que Śimrod ne voulait pas d’elle. Il ne souhaitait pas la voir. Pourtant, le Maître insista, répétant la question deux fois... À un moment, il se tourna suffisamment vers elle pour qu’elle puisse discerner une lueur amusée dans ses yeux noirs. Il jouissait de ce moment, profondément.

Elohar sentit une colère sans borne monter dans son ventre. Pourquoi lui faisait-il subir ça ? Que lui avait-elle fait ?

C’est pour cela que je l’aime, lui avait dit le Maître. Sa sauvagerie.

La jalousie. C’était donc ça... ce « Maître » — Ardaxe, puisque c’était ainsi qu’il s’appelait — se vengeait d’elle, la torturait par pure jalousie. La raison ? Ses sentiments pour Śimrod.

Ayant compris cela, Elohar réalisa qu’il ne la laisserait jamais partir. Alors, elle décida de tenter le tout pour le tout. Il fallait qu’elle trouve un moyen de se faire remarquer, avant que...

— Tu me donneras ton cadeau plus tard, décida Śimrod. Allons aux arènes.

Le sang d’Elohar se figea. Pendant qu’elle rêvassait, la conversation avait suivi son cours, le temps avait filé. Et Śimrod allait s’en aller.

— Tu es sûr ? insista à nouveau Ardaxe, un large sourire aux lèvres. C’est la dernière fois que je te le propose, après, il sera trop tard...

Non ! Ces paroles cruelles étaient pour elle, Elohar le savait.

— Arrête de te défiler. Je veux voir ce combattant tout de suite, répliqua Śimrod en faisant mine de se diriger vers la sortie.

Elohar se précipita sur lui. Si elle le percutait, il serait bien obligé de la voir... mais Ardaxe l’intercepta, d’un seul bras. Il la repoussa brutalement en arrière, sans que Śimrod puisse discerner qu’on ce soit. Il s’était déjà engagé sur l’échelle du pont. Au moment où il disparut de sa vue, Ardaxe se retourna vers elle.

— Je te donne une dernière chance, susurra-t-il, les yeux réduits à deux fentes sombres. Tu vas venir aux arènes avec nous. Je vais faire un dernier pari... Si Śimrod dédaigne cette combattante, je t’offre à lui séance tenante. Sinon... Tu prendras sa place à mon service, comme espionne auprès des Enfants de Mannu, et tu vivras éternellement. Je te ferais oublier tout ce que tu as vécu avant le blòt, dans ta vie de mortelle. Ça te va ?

Elohar s’empressa de hocher la tête pour accepter ce nouveau marché de dupes. Ardaxe jouait avec elle comme un chat cruel le fait avec une souris. Mais elle devait saisir cette opportunité : elle avait encore une chance de gagner.

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