4.10 Evaïa : le dard de la jalousie

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— Allez. On dégage.

Surprise, Evaïa leva les yeux sur Śimrod. Il venait d’entrer avec le froid, aussi soudain et brutal qu’une bourrasque de neige. Wardtivk, qui était descendu de son trône pour jouer avec ses petits sur une fourrure près du foyer, se tourna vers lui.

— Alors ? Tu as appris ce que tu voulais ? lança le drughi d’un air désinvolte.

— Oui. On s’en va.

Evaïa nota l’air sombre, renfrogné de Śimrod. Ce qu’il avait découvert n’avait pas dû lui plaire.

— Reste manger avec nous, proposa Wardtivk. Tu es mon grand cousin, Śimrod. Je ne peux pas te laisser repartir dans la forêt le ventre vide. Les femelles sont en train de préparer le repas.

Evaïa observa la réaction de Śimrod, qui, étrangement, eut l’air d’hésiter. Elle-même aurait préféré partir vite, mettre le plus de distance possible entre eux et ce lieu, mais entre-temps, les femelles lui avait apporté le bébé, du lait chaud et des gâteaux parfumés aux miel et aux épices. L’hospitalité orque, finalement, s’avérait plutôt somptueuse. En outre, elle craignait les remontrances que Śimrod ne manquerait pas de lui adresser, et les explications qu’elle lui devrait pour les avoir tous mis en danger par sa fuite inconsidérée. Elle avait été stupide, et devrait bientôt l’avouer à Śimrod.

— D’accord, finit par lâcher ce dernier entre ses dents.

Wardtivk se leva, ignorant les piaillements déçus des hënnil.

— Je savais que tu accepterais, sourit-il en découvrant ses terribles crocs. Tu peux dormir ici : une tempête de neige se prépare. Elle sera levée demain.

Śimrod jeta un regard ennuyé vers la porte.

— Je dois être à Æriban avant la Nuit des Supplices... Comme tu le sais sûrement, c’est demain. Et je n’ai pas encore localisé le portail qui mène au temple.

— Je sais où il est. Mes guerriers te le montreront demain. Illyra !

L’elleth qui s’était occupée d’Evaïa se leva.

— Tu veux tenir compagnie à notre invité cette nuit ? proposa le drughi à sa femelle. Il repart demain.

Illyra dévisagea Śimrod, l’observant des pieds à la tête. Puis elle regarda Evaïa.

— Je préfèrerais m’abstenir, déclina-t-elle prudemment.

— Fais un effort pour mon cousin ! gronda Wardtivk en ouvrant les mains avec éloquence. Il doit repartir d’ici avec le meilleur souvenir possible de l’hospitalité orque. C’est une affaire d’honneur ! Puis avoue qu’il n’est pas désagréable à regarder ! Vu ce qu’on disait de mon oncle, je peux t’assurer qu’il cache un beau gourdin sous son armure. Et c’est un sidhe d’Æriban... tu sais ce qu’on dit d’eux !

Evaïa, soudain, réalisa ce que venait de demander le drughi.

Il veut offrir sa femelle à Śimrod pour la nuit, comprit-elle, le visage brûlant.

— Je sais ce qu’on dit d’eux, oui, admit Illyra. Et c’est vrai que ton cousin est exceptionnellement beau et viril. Mais une autre soupire après lui, ici.

Evaïa crut que son cœur allait s’arrêter. Illyra, si fine, allait-elle oser ?...

— Qui ? rugit Wardtivk. Dis-le moi, et je la fais amener sur le champ !

— Netenmü ne fait que parler de lui depuis tout à l’heure... je pense qu’elle ne dirait pas non.

Evaïa sentit sa tension redescendre brutalement. Une elleth. Bien sûr. Qui d’autre ?

— Netenmü ne sait pas ce qu’est un mâle ! s’exclama Wardtivk en s’agitant. Est-ce qu’on ne peut pas trouver mieux pour notre invité, le fils de Gulbaggor, qu’une gamine qui vient à peine de saigner ?

— Netenmü est en chaleur : ce sera parfait, pour lui, objecta froidement Illlyra. Elle est très jolie. Et elle a déjà plus de poitrine qu’une femelle allaitante.

Mais Śimrod, qui était jusque-là resté silencieux, secoua la tête.

— Ça ira très bien, grogna-t-il, visiblement embarrassé. Je n’ai besoin de rien.

— Ce sont les lois de l’hospitalité, insista Wradtivk. Illyra, va chercher Netenmü !

L’elleth revint bientôt avec une jeune femelle, qui rougissait des oreilles et jetait des petits regards gênés — mais néanmoins provocateurs — à Śimrod. En voyant sa longue chevelure blanche, qui cascadait jusqu’à ses chevilles, sa poitrine généreuse et ses grands yeux clairs, Evaïa sentit une pincée de révolte lui tordre les entrailles. Elle était superbe.

Evaïa se tourna discrètement vers Śimrod pour jauger sa réaction. En croisant son regard, elle s’empressa de baisser le sien.

Il ne va pas dire oui, quand même ! s’indigna-t-elle.

Śimrod la regarda, puis il tourna son attention sur Netenmü.

— Je ne peux pas accepter, murmura-t-il d’une voix rauque en grattant sa nuque.

— Et pourquoi donc ? Netenmü serait très honorée que tu sois son as-ellon. Apparemment, tu lui plais beaucoup !

Le rire de Wardtivk acheva de crisper Evaïa.

— As-ellon ? demanda Śimrod. Mais je...

La jeune femelle choisit ce moment-là pour intervenir.

— S’il vous plaît... Laissez-moi faire l’offrande de ma virginité au fils du glorieux Gulbaggor !

Śimrod croisa les bras sur son torse puissant. Mais, à la grande déconvenue d’Evaïa, il ne déclina pas l’offre.

— D’accord... accepta-t-il du bout des lèvres. À condition que tu le veuilles vraiment ! Je n’ai jamais pris une femelle non consentante, et ce n’est pas aujourd’hui que ça va arriver.

Pour toute réponse, Netenmü s’installa en ronronnant aux côtés de Śimrod. Elle lui remplit sa coupe de gwidth et la lui tendit avec dévotion. Evaïa observait tout cela, glacée. Mais personne ne semblait voir la jeune humaine. Illyra s’était déjà éloignée. Les autres orcs vaquaient tranquillement à leurs occupations, très éloignées de tout ce qu’Evaïa avait pu s’imaginer. Certains jouaient à des jeux de stratégie, assis sur des tapis épais, tandis que d’autres paressaient au coin du feu en bavassant.

Wardtivk, satisfait, tapa sur ses cuisses.

— Parfait. En échange, je prendrais bien ta jolie aslith, Śimrod... Tu me la prêtes ?

Vive comme l’éclair, Evaïa se tourna vers Śimrod.

— Ce n’est pas mon aslith, grogna ce dernier. Et elle n’est pas jolie.

Evaïa était trop terrifiée pour se vexer de cette dernière remarque.

— Je peux donc la prendre ?

— Si elle accepte, grimaça Śimrod. Tu connais mes vues en la matière.

Śimrod jeta un regard discret à Evaïa. Pendant un court instant, elle fut presque tentée de dire oui. Wardtivk, lui au moins, s’intéressait à elle. Et il n’était pas si monstrueux que ça, tout compte fait.

Mais Śimrod, après l’avoir contemplée un long moment, détourna le regard.

— Elle a dit non, statua-t-il en enfournant son nécessaire à fumer dans sa large bouche. Je crois qu’elle a peur des grosses massues orques... j’ai déjà surpris son regard sur la mienne. Visiblement, ça la dégoûte !

Wardtivk éclata de rire.

— Je vois. Bon... dommage. Moi qui raffole des petites fentes étroites de ces humaines ! Je vais devoir me contenter d’Illyra à nouveau ce soir.

— Tu ne perds pas au change, sourit Śimrod. C’est une superbe femelle !

Wradtivk lui tapa amicalement sur l’épaule. Puis, sans jeter un seul regard à Evaïa mortifiée, il se leva et retourna jouer avec ses enfants.

Evaïa resta seule avec Śimrod, et l’elleth ronronnante. Cette dernière ne lui prêtait pas plus d’attention que si elle avait été un bout de bois.

— Tu as faim ? finit-elle par demander à Śimrod. Je vais chercher à manger.

— Mhm. Mais reviens vite. Je ne vais pas trainer, cette nuit !

La jeune femelle gloussa, puis trotta gracieusement vers un couloir, où elle s’éclipsa.

Evaïa profita de son départ pour se tourner vers Śimrod. Il était furieux contre elle, selon toute évidence... c’était le moment de s’excuser.

— Je suis désolée, murmura-t-elle rapidement.

Mais ce dernier coupa court.

— On en parlera plus tard, fit-il en attrapant une part de gâteau au miel dans la corbeille remplie de feuilles de sapinette que les orcs avaient mis à disposition devant elle.

Evaïa baissa les yeux. Il allait la réprimander, bien entendu. Mais pas ici, devant tous ces orcs.

— Qu’avez-vous appris ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

Elle ressentait le besoin urgent d’accaparer son attention. Depuis qu’il était revenu, Śimrod faisait comme si elle n’existait pas.

— Ma mère et le drughi Gulbaggor, finit-il par lâcher après un certain temps. Ils s’aimaient.

Evaïa attendit la suite, qui ne tarda pas à venir :

— C’est bien lui, mon père, ajouta Śimrod entre ses dents.

Evaïa baissa les yeux.

— Je suis désolée. Rien de tout cela ne serait arrivé si...

— J’avais besoin de savoir. Pour le reste, on en reparlera sur le cair, comme j’ai dit. Je veux passer une soirée tranquille, une seule, avant d’affronter Æriban !

Evaïa acquiesça en silence. C’était tout ce qu’elle pouvait faire.

La jeune femelle, Netenmü, était déjà de retour. Elle présenta à Śimrod un plat de viande grillée, dont la seule vue fit saliver Evaïa. À elle, on ne lui avait pas proposé à manger.

Une autre femelle vint remplir le pichet de gwidth à leurs côtés. Un peu partout, dans la salle, les orcs mangeaient, servis par leurs femelles qui attendaient : Evaïa, pour les avoir entraperçues pendant qu’elles préparaient le repas, savait qu’elles avaient déjà mangé.

— T’as faim ?

La voix bourrue de Śimrod tira Evaïa de sa contemplation des orcs. Elle se tourna vers lui.

— Non, ne vous inquiétez pas, mentit-elle. On m’a donné des gâteaux et du lait pendant que vous étiez là-haut.

Mais Śimrod découpa une lamelle de viande avec son sigil configuré en couteau.

— Mange, ordonna-t-il en la posant devant elle. C’est du daurilim.

Evaïa remercia Śimrod d’un « merci » discret : le mot était tabou, mais elle se sentait trop reconnaissante pour ne pas le dire. Śimrod, du reste, ne faisait déjà plus attention à elle. Sa mâchoire puissante mastiquait la viande, tandis que Netenmü s’affairait à remplir sa coupe et prévenir ses moindres désirs, accrochée à son épaule. Evaïa pensait n’avoir jamais ressenti autant de haine envers une elleth qu’envers cette jeune femelle, qui ne lui avait pourtant rien fait.

Si. Elle me vole l’attention de Śimrod.

Mais qu’en avait-elle à faire ? La nuit dernière, elle avait fui dans la neige. Pourquoi donc souffrait-elle tant de le voir accaparé par cette femelle de sa race ?

Lorsque Śimrod eut terminé de manger, Netenmü reprit sa parade nuptiale. Elle se remit à ronronner, ponctuant ses roucoulements de petits cris rauques qui hérissèrent Evaïa. Elle avait pu le constater avec les perædhellith de la maison de passe : pendant leurs chaleurs, les ellith étaient comme des chattes, qui adoptaient les comportements les plus impudiques pour attirer les mâles. Nentenmü ne faisait pas exception à la règle. Elle poussa même ses avances jusqu’à lécher l’oreille de Śimrod et la mordiller. Les yeux posés sur le feu et la tête sûrement emplie de ce qu’il avait vu dans la caverne des âmes, ce dernier savourait son gwidth pensivement, comme si tout cela ne le concernait pas. Mais quand Netenmü s’allongea sur le ventre, poussa sa croupe vers lui de façon équivoque et commença à se tortiller en poussant des feulements rauques, il posa sa coupe et la regarda.

Elle le provoque, comprit Evaïa.

Et le pire, c’est que cela fonctionnait.

Śimrod, renonçant à ignorer les appels du pied de la femelle en chaleur, finit par se lever.

— On se retrouve demain matin, murmura-t-il à Evaïa sans la regarder. Ces orcs ne te feront pas de mal. Ils ont donné leur parole.

Evaïa sentit son cœur s’accélérer. Śimrod allait vraiment passer la nuit avec cette ælve...

— Êtes-vous vraiment obligé de céder à cette coutume barbare et de vous accoupler à cette femelle comme une bête ? ne put-elle s’empêcher de lâcher, cinglante. Où est donc passée votre pureté originelle, celle qui faisait votre fierté et vous empêchait de baisser la tête, Śimrod ?

— Ces orcs nous font honneur en nous recevant comme il le font, grogna Śimrod. Ne les insulte pas !

— Vous avez bien refusé que ce drughi me prenne, enchaina Evaïa, déterminée à tenir ses positions. Pourquoi moi, n’aurais-je pas droit à ce que vous vous autorisez ? Il s’agit pourtant de satisfaire aux coutumes orques.

— Tu veux donc que ce mâle monté comme un wyrm te la mette dans le cul ? aboya Śimrod. Parce que c’est ce qu’il aurait fait !

— Qu’en savez-vous ? Il a parlé de « petite fente étroite ». Il m’aurait peut-être donné du plaisir, pour changer ? C’est vous qui dites que les « massues orques » me font peur, mais ce n’est peut-être pas la vérité.

Śimrod failli s’étrangler d’indignation, à la grande satisfaction d’Evaïa.

— Jamais un orc n’aurait sailli la femelle d’un autre, ce serait trahir les lois de l’hospitalité ! Cette petite fente dont tu parles ne lui appartient pas, et il le sait.

— Parce qu’elle vous appartient à vous, peut-être ? répliqua Evaïa en vissant ses yeux dans les siens. Je croyais que les humaines vous dégoûtaient, et que vous préfériez vous accoupler avec des femelles orques que leurs mâles distribuent à n’importe qui ?

Le regard brûlant de Śimrod la dissuada de continuer.

— Une aslith n’a pas à se mêler de la vie d’un maître. Je m’accouple avec qui je veux, quand je veux ! tonna-t-il en quittant la salle.

Evaïa faillit lui crier qu’il n’était qu’un sidhe, un étalon soumis au désir des ellith, mais elle sut résister à ce geste de colère. Après tout, à elle, Śimrod ne devait rien. C’était sans doute normal qu’il profite de sa liberté pour prendre du bon temps. Simplement, elle n’avait pas prévu que voir Śimrod partir avec une congénère lui ferait aussi mal.

J’ai sous-estimé les effets de son luith, comprit-elle en rejoignant la partie de la caverne réservée aux femelles. Les ellith somnolaient déjà, enroulées dans leurs fourrures. Evaïa chercha le nouveau-né du regard : elle le trouva, repu et endormi, dans les bras d’une mère aux seins généreux. De nouveau, la jalousie l’aiguillonna de son dard brûlant. Quelque part dans l’intimité d’un khangg, Śimrod suçait les tétons ivoire de la belle Netenmü, qui devait gémir de plaisir sous ses coups de langue. Comment elle, une insignifiante humaine à la peau brûlée, avait-elle pu croire une seule seconde que Śimrod la préfèrerait à l’une de ces superbes créatures ? Les aslith ne servaient qu’à contenter ceux qui ne pouvaient rien obtenir d’autre, comme ces mâles sans crocs ni prestige qui fréquentaient le Nimfeach. Śimrod, lui, était d’un autre niveau. Pendant toute sa carrière de combattant, on lui avait offert les plus belles femelles, et les ellith les plus nobles s’étaient disputées ses faveurs. Cela continuait ici, comme c’était le cas à la Cour de Sneaśda, et partout ailleurs. De toute façon, ce qu’elle ressentait n’était qu’une illusion induite par le luith : seul le terrifiant pouvoir trompeur des ælves lui faisaient croire qu’elle trouvait Śimrod attirant. Bientôt, elle serait de retour sur Midgard, le monde des hommes, et ne serait plus exposée à cette puissante et démoniaque magie corruptrice.

Mais, tout en sachant que son objectif se rapprochait, Evaïa sentait paradoxalement une pointe d’angoisse lui étreindre le cœur. Quelque chose qu’elle interpréta comme de l’intuition, mais qu’elle préféra classer dans les effets collatéraux du luith de Śimrod.

Bientôt, songea-t-elle en s’enroulant dans les fourrures. Bientôt, tout cela ne sera plus qu’un étrange rêve, les brumes d’un cauchemar dissipé par les rayons du soleil naissant.


*


Le lendemain, Evaïa s’éveilla dans un calme bien différent de la nuit agitée qu’elle avait passée. Elle était seule. Elle s’extirpa de la fourrure chaude sous laquelle elle avait dormi et sortit la tête du khangg des femelles. Elle traversa la salle commune, vide, et souleva le pan de cuir tanné et de jonc tressé qui fermait la caverne. Dehors, tout était blanc. La tempête s’était levée, ne laissant derrière elle qu’un paisible manteau neigeux et scintillant, et des stalactites de verre qui reflétaient les rayons du matin. Les orcs avaient tous disparu, vaquant à leurs nombreuses occupations. Mais Śimrod était là, dehors, assis sur la fourrure blanche de son shynawil. Il fumait.

— Bonjour, tenta prudemment Evaïa.

— Mhm, grommela Śimrod en réponse.

— Vous avez bien dormi ?

Śimrod la regarda bizarrement, les sourcils froncés. Visiblement, il trouvait sa question intrusive.

— Est-ce que les orcs vous ont montré l’emplacement du portail ? essaya à nouveau Evaïa.

— Oui. Ce matin, pendant que tu dormais. C’est là-haut, dans les montagnes. Il y a les ruines d’un temple à Naeheicnë.

Evaïa baissa la tête. Elle avait dormi si longtemps... et Śimrod l’avait laissée, sans venir la réveiller.

— Vous m’attendiez... Je suis désolée.

— Arrête de t’excuser à tout bout de champ, coupa-t-il. Et va chercher le nouveau-né. On a assez perdu de temps !


*


Śimrod évita la conversation tout le trajet du retour dans la forêt. Puis il l’évita à nouveau en manœuvrant le cair hors de la clairière enneigée où il avait atterri, jusqu’au portail dans les montagnes, marqué par deux immenses statues de sidhes en armure qui stupéfièrent Evaïa. Ce ne fut qu’une fois qu’ils se furent posés sur la grande plaine de glace qu’il la confronta, lui tombant dessus au moment où elle s’y attendait le moins.

— Pourquoi es-tu partie ?

Prise de court, Evaïa se figea. Puis elle se rappela que c’était Śimrod qui, en dévorant la chèvre, avait provoqué sa fuite. Elle se tourna vers lui et fit face à sa colère.

— Vous aviez mangé la chèvre sur un caprice, alors que vous saviez qu’elle était essentielle au nouveau-né. Je me suis dit qu’il pourrait être le prochain sur la liste... ou même moi.

Śimrod la fixait de ses yeux rubis, impitoyable.

— Tu me prends pour un idiot ? Une brute sans honneur ?

— Non, mais...

— Je sais ce que tu penses. Tu me prends pour un sauvage, une bête sans cervelle. Je concède que les nôtres sont tombés bien bas, à manger de la chair humaine, à s’accoupler à tour de bras et à vous esclavagiser. Mais j’essaie de lutter contre ça !

— Vous luttez en vous offrant à toutes les femelles qui passent et en mangeant tout ce qui vous tombe sous la main, oui... grommela Evaïa.

— Je n’ai pas mangé cette chèvre ! aboya Śimrod. C’était une autre proie, chassée dans la forêt pendant que tu te cachais comme une souris sur mon cair. Tu me juges, mais que sais-tu, finalement, de nos usages ? Et je t’avais donné ma parole. Elle ne vaut donc rien, pour toi ?

Evaïa baissa la tête. Śimrod avait raison. Elle le jugeait... ou, plus exactement, elle cherchait à l’atteindre.

— Pardonnez-moi. Je vous ai manqué de respect.

— Surtout, tu t’es mise en danger pour rien. Toi, et cet être innocent que tu voulais tant sauver !

Evaïa tendit le dos, acceptant avec humilité les réprimandes de Śimrod. Elle s’était montrée stupide. Si elle lui avait fait confiance, elle aurait attendu qu’il se réveille et obtenu son explication. Au lieu de quoi elle avait agi inconsidérément, en partant sur un coup de tête...

Evaïa s’attendait à ce que Śimrod la congédie, mais il n’en avait pas fini avec elle.

— Là-bas, dans la clairière... tu as fait une offrande à Arawn.

Evaïa releva les yeux. Śimrod allait sans doute la réprimander pour cet acte.

Mais il n’en fit rien. À la place, il lui posa cette question étrange :

— Pourquoi ?

Śimrod la regardait sans sévérité.

— Je ne sais pas... j’ai ressenti le besoin de le faire. Chez nous, on dit qu’Arawn sera le dernier dieu debout, au moment du Ragnarök. Je me suis dit que s’il y en avait un qui pouvait m’entendre, c’était bien lui, le dieu des parias et de tous les laissés pour compte de ce monde.

— Tu te trompes de dieu. Arawn n’est pas le protecteur des parias : c’est celui des assassins, et de tous ceux qui font commerce avec la mort. Personne ne lui rend de culte à part les tueurs et les mercenaires.

— Ces orcs croyaient en lui...

— Parce qu’ils sont eux-mêmes des mercenaires. Wardtivk loue son bras et celui de ses guerriers dans les guerres de clan.

Evaïa ne s’avoua pas vaincue.

— Mais il m’a écouté, regardez. Je suis saine et sauve. Et puis, il vous ressemble !

— Il me ressemble ?

— Comme vous, il a la peau couleur de la lune lorsqu’elle apparait sur un ciel d’encre, et sa chevelure est blanche comme l’os. Et comme vous, il a la beauté du diable.

Śimrod resta silencieux un moment, comme s’il digérait le compliment. Puis il s’assit.

— Le diable. Je sais que c’est comme ça que vous appelez le premier d’entre nous, dans votre croyance... Haeliel Niśven. Le premier à avoir succombé à ses instincts primaires, ceux que tu méprises tant.

Evaïa garda le silence. Elle ne connaissait pas assez la théologie pour suivre Śimrod sur ce sujet.

— Mais il y a plus ancien encore, et plus puissant que le second commandant de la légion Niśven. Tu l’as dit toi-même : Arawn, « celui qui n’est pas encore apparu ». Celui que certains des vôtres nomment l’ange de la mort.

Evaïa sentit un frisson glacé lui remonter la nuque. Śimrod semblait sur le point de lui révéler une chose importante.

— Très jeune, j’ai été voué à Arawn, avoua-t-il alors. Bien avant d’être offert au Père de la guerre.

— Voué ?

— Je devais lui être offert en sacrifice... ma vie valait encore moins que maintenant, alors : j’étais un semi-orc à la peau noire, sans parents. On trouve toujours des volontaires assez fervents pour s’offrir à Naeheicnë, Narda, ou Nineath. Mais personne pour Arawn, car cela veut dire qu’une fois mort, on ne pourra pas se réincarner. On lui offre donc les pires rebuts. Mais le sældar a refusé mon sacrifice. Les prêtres ont compris qu’Arawn ne voulait pas ma mort, du moins pas tout de suite, mais comme il m’avait touché, comme on dit, ils m’ont consacré à son service.

— Son service ?

— Je lui fais un sacrifice une fois par cycle, lors de la lune d’Arawn. Une fois tous les dix ans, en temps humain... Je lui consacre le dernier ennemi que j’ai tué en faisant fondre son cristal-cœur dans mon sigil. Cela terrifie ceux qui savent, et c’est comme ça que j’ai pu négocier avec Wardtivk sans faire couler le sang. Les orcs croient beaucoup en Arawn, plus que les ædhil.

— Pourtant, les vôtres y croyaient suffisamment pour sacrifier un enfant, objecta Evaïa, choquée.

— À Urdaban, on y croit. C’est un culte périphérique, populaire dans les Cours Sombres. D’ailleurs, cette croyance m’a sauvé, puisqu’elle a conduit le chef de guilde de l’Aleanseelith à me racheter. Consacré à Arawn ou pas, sans cela, je serais mort : on me faisait combattre dans l’arène, et un petit a très peu de chances d’y survivre longtemps.

Evaïa porta une main vers sa poitrine, choquée.

— C’est affreux... et d’après ce que j’ai compris, l’Aleanseelith est une secte d’assassins. Ils vous faisaient risquer votre vie, eux aussi...

— C’est la voie des guerriers, répondit Śimrod avec un regard déterminé. Arawn est le patron de ceux qui font commerce de la mort : nulle part ailleurs je n’étais plus à ma place que dans cette guilde. J’y ai vécu de belles années.

— Vous l’avez quitté ?

— Officiellement, j’ai cassé mon contrat, oui. Mais on ne quitte jamais l’Aleanseelith. Officieusement, je leur appartient toujours.

— Quand vous dites que celui qui est voué à Arawn ne peut pas se réincarner... est-ce que c’est encore valable, pour vous, alors qu’Arawn vous a épargné ?

— Ça l’est. Le jour où je mourrai, ce sera fini : je n’aurais pas de seconde chance. Du moins, c’est ce que racontent les mythes ! Personnellement, ça me va : j’ai assez trainé mon shynawil sous ces cieux.

Doucement, Evaïa prit place à côté de Śimrod. Ce qu’il venait de lui révéler était important, et témoignait de la confiance qu’il lui accordait. Elle s’en sentait bizarrement émue, mais également triste, dans une certaine mesure.

— Normalement, je n’ai pas le droit de le dire, continua-t-il en la regardant. Les gens prennent peur dans la proximité du néant. Les miens encore plus que les tiens, parce que nous ne sommes pas censés mourir : l’étincelle de flamme divine que le créateur a placée en nous est inextinguible, et doit passer de corps en corps pour l’éternité.

— Certains prêtres du culte des dieux disent la même chose de nous, précisa Evaïa.

— Oui, mais chez vous, l’étincelle, si elle existe, est plus petite, plus ténue. Le moindre souffle suffit à l’éteindre. Les prêtres d’Arawn, des deux côtés du voile, sont censés collecter ces flammèches, et les placer en lieu sûr jusqu’à ce qu’elles trouvent un nouvel habitacle. Mais ceux qui ont commis des péchés, qui se sont mal comportés, sont offerts au sældar, qu’il faut bien nourrir. Car il se nourrit de feu divin, et de cela exclusivement.

— Arawn se nourrit d’âmes, murmura Evaïa.

— Exactement. C’est pour cela qu’il est autant craint. Et en le servant, ceux qui le nourrissent par le vol de la vie des autres espèrent échapper à son appétit. Tu me suis ?

Evaïa hocha la tête lentement.

— Arawn a répondu à ta prière, là-bas, dans cette clairière de Faerung. Il t’a sauvé la vie. Que vas-tu lui donner en échange ?

La jeune femme garda le silence.

— Demain, c’est la Nuit des Supplices. Je passerai le portail pour me rendre sur Æriban, seul. Puis je te ramènerai parmi les tiens. J’espère qu’Arawn t’oubliera, et que tu n’auras jamais à payer ta dette.

Evaïa baissa la tête. Enfin, retrouver le monde humain, être délivrée de l’influence du luith de Śimrod... Mais était-ce vraiment ce qu’elle voulait ?

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