4.3 Evaïa : sous les ailes d'Arawn

10 minutes de lecture

— Siwan, c’est ça ?

Surpris, l’intendant se retourna. Quelqu’un s’était adressé à lui dans sa langue, et ce n’était ni le Maître, ni Melaryon. L’humaine. Cette aslith inutile que Sa Seigneurie avait eu la générosité de charger sur son navire.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Les petits yeux jaunes du sluagh étaient plissés de méfiance. Evaïa comprit qu’il allait falloir jouer de prudence.

— Le Maître dort, répondit-elle. Il a mangé la chèvre.

— Oui, eh bien, il ne faut surtout pas le réveiller. Soyez prête à le servir dès qu’il se réveillera.

Evaïa réprima un frisson. Elle savait bien ce que « servir » voulait dire... mais elle prit sur elle pour garder un air naturel.

— Le bébé n’a plus rien à manger. Et la table est vide. Tant que Śimrod dort, elle ne se remplira pas...

Siwan se mordilla la griffe, ennuyé. Le Maître lui avait ordonné de veiller sur la vie de ces deux humains, de ne pas leur faire le moindre mal. Mais, d’un autre côté, il ne pouvait pas troubler son sommeil pour si peu... pour une fois que le Maître prenait du repos !

— Laissez-moi descendre pour chercher de la nourriture. Il doit bien y en avoir, dans ce royaume de Færung. Je peux marcher jusqu’à une ferme, et trouver une autre chèvre, ou même une vache laitière.

Une vache ? Ah, oui. Siwan tourna l’idée dans sa tête : le Maître apprécierait sans doute de trouver une coupe de lait arrosé d’un filet de sang humain à son réveil. Il souhaiterait sans doute de manger la vache, même s’il ne l’avait pas chassée lui-même.

Le sluagh ne songea pas un seul instant que Færung était un lieu trop dangereux pour une humaine. Et Evaïa ne savait pas qu’il ne s’agissait pas d’un royaume comme les autres. Færung, comme Ælda, se trouvait dans un autre monde, au-delà du Voile. Et il était peuplé d’habitants hostiles et sombres.

Le bébé accroché sur le dos, Evaïa posa un pied prudent sur la neige. Elle entendit la porte du cair se refermer derrière elle, mais elle résista à la tentation de se retourner. Devant elle s’ouvrait un paysage familier, qui ressemblait beaucoup plus à sa terre natale qu’à la Cour d’Hiver. Une crête de montagnes blanches se découpait au loin, au-dessus d’une épaisse forêt de sapins. Elle n’avait qu’à traverser cette immense plaine glacée à découvert pour pouvoir s’y réfugier. Elle le fit lentement, sans se presser. Siwan était peut-être en train de l’observer. S’il la soupçonnait de s’enfuir, il pouvait changer d’avis et la rattraper... c’était déjà extraordinaire qu’il l’ait laissée partir comme ça. Evaïa sourit en pensant que le sluagh ait cru son histoire de vache. Une vache, dans un tel paysage glacé ? Cela montrait bien à quel point les Maîtres étaient déconnectés du monde humain...

Arrivée à la lisière de la forêt, Evaïa se retourna pour la première fois. Le cair de Simrod, si sombre et agressif avec ses tourelles acérées, ressemblait à une créature de l’enfer posée sur un nuage céleste. La jeune femme sentit son cœur se serrer en se rappelant du semi-orc, et du parfum envoûtant de son luith. Il lui faudrait apprendre à s’en passer. Sans hésiter plus longuement, elle s’enfonça dans la forêt.

*

— Tu as faim ? Attends.

Evaïa s’assit sur une souche à peu près sèche et sortit l’outre de lait qu’il lui restait. Plus grand-chose... il lui fallait-il trouver un portail qui la mènerait vers la civilisation. Depuis combien de temps cheminait-elle dans cette forêt silencieuse ? Cela devait faire plusieurs heures, peut-être trois. Il n’y avait aucun moyen de se repérer dans ce bois crépusculaire. D’après la position du soleil, étouffé par des nuages brumeux, et sa faible luminosité, elle estimait qu’on devait se trouver à peu près une lune avant Yule, au début du mois d’Ylir. Le mois prochain, de nouveaux tributs seraient choisis à Uppsal. Des malheureux se porteraient encore volontaires, attirés par les promesses d’immortalité, sans savoir dans quel enfer ils mettraient les pieds... et Ælfbeorth serait à la capitale, lui aussi. Elle était arrivée pile au bon moment pour accomplir sa vengeance. Mais par où se trouvait Uppsal ?

Il doit bien y avoir un portail quelque part, tenta de se rassurer Evaïa. Il y en a toujours, dans ce genre de forêt.

Le tout était de ne pas se tromper de destination. En général, la nature du portail — et sa présence — était indiquée par des runes gravées ou des effigies sculptées suspendues aux arbres. Elle en avait cherché depuis son entrée dans la forêt, en se dirigeant vers le cœur de la sylve où elle savait trouver ces portails. Mais il n’y en avait pas. Et la nuit n’allait pas tarder à tomber. Se pouvait-il qu’en ce royaume de Faerung, personne n’éprouve le besoin de marquer les passages ?

J’ai peut-être été un peu présomptueuse, songea Evaïa. Elle se força à réprimer toute comparaison avec sa dernière incursion en forêt. Cette fois-là, Simrod l’avait sauvée. Ferait-il de même aujourd’hui, s’il lui arrivait quelque chose ?

Non. Cette fois, je trouverai le portail avant qu’il ne me trouve, se décida-t-elle. Et elle se releva, reprenant son exploration.

*

Evaïa déboucha sur une clairière au moment où la nuit commençait à tomber. À travers la brume, elle discerna un bâtiment.

Enfin, se félicita-t-elle.

La porte de bois n’était pas fermée. L’intérieur, sombre et froid, semblait inhabité. Mais elle pourrait s’y abriter pour la nuit et faire du feu dans le foyer en pierres, avant de reprendre son exploration avec le lever du soleil.

En prévision de sa halte, Evaïa avait ramassé du bois mort et de la mousse dans la forêt. Elle posa l’enfant sur une pierre plate et sèche et entreprit d’allumer le feu. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus à en faire, et cette occupation prosaïque, qui avait été quotidienne toute sa vie durant, lui rappela sa vie humaine. D’un côté, elle comprenait ce qui motivait les tributs à s’offrir en sacrifice. Vivre de l’autre côté au service des maîtres, c’était s’affranchir de ces choses pour toujours. Et goûter à des délices auquel aucune autre mortel ne soupçonnait.

Et perdre son âme au passage, se conforta Evaïa en jetant son petit fagot dans le feu qui prenait déjà. Elle avait pris la bonne décision. Simrod aurait fini par la dévorer, comme il l’avait fait avec la chèvre, incapable de réprimer ses instincts plus longtemps.

Evaïa nourrit le bébé, suçotant elle-même un fruit volé à la table de Simrod. Puis, une fois l’enfant endormi, elle se leva pour explorer son refuge. Il y avait une petite échelle au fond : elle l’avait vue en entrant. À l’étage, elle trouverait peut-être des ustensiles utiles.

Mais elle n’y trouva que des bouts de bois épars — qu’elle ramassa — et du foin moisi. Il y avait un autel plongé dans la pénombre, aussi, comme ceux qu’on trouvait dans les fermes du Svealand. Elle s’en approcha prudemment. Avant de monter à Uppsal, à l’époque où elle confondait sa fascination pour Ælfbeorth pour de la ferveur religieuse, elle aurait refusé de regarder un autel païen. Mais les choses étaient différentes, maintenant. Elle ne croyait plus en rien, si ce n’était en sa propre capacité à faire changer les choses.

Néanmoins, Evaïa eut un choc en découvrant la divinité représentée sur l’autel. C’était une forme d’Arawn, le dieu de la fin des temps. Il était figuré ici de manière grossière, avec trois bouts de bois, de l’argile et des tiges de fer. Sa chevelure blanche était représentée par de la vieille paille, et le masque qui dissimulait son visage était un crâne de bovidé. Bien : cela voulait dire qu’il y en avait ici. À l’intérieur des orbites noires, on avait posé deux cristaux, pour figurer son regard brûlant : Evaïa le fixa un instant, puis détourna la tête, mal à l’aise. Cette forme d’Arawn était primitive, et par certains aspects, mais elle était nettement moins effrayante que celle de l’ange de la mort qu’on voyait fleurir dans les sanctuaires sous l’influence de l’art chrétien. Alors, elle se piqua le gras de l’index avec la pointe de son petit canif et dessina un trait rouge sur le crâne blanc, là où devait se trouver le troisième œil du dieu.

Éloignez de moi mes ennemis et protégez-moi sous vos ailes, récita-t-elle intérieurement. Faites que j’accomplisse mon destin.

Evaïa savait qu’elle mélangeait les paroles rituelles réservées au dieu de la guerre et à la Norne de la fatalité à celle d’Arawn, mais ces trois-là n’étaient-ils pas liés ? De toute façon, elle ne pouvait pas passer la nuit ici sans se concilier les faveurs du gardien du lieu, et c’était l’intention qui prévalait. Ceci fait, Evaïa s’éloigna en reculant — on ne tourne jamais le dos à un dieu — et repris le chemin de l’échelle. Demain, elle trouverait une solution à sa situation, elle le savait.

*

Evaïa s’éveilla dans la nuit, en sueur. Elle avait fait un rêve étrange, qui lui avait serré le cœur. Ce qu’on vivait les choses avec intensité, dans les rêves ! Simrod lui était apparu. Il était en face d’elle, entravé, alors qu’on remplissait une cuve de lave en fusion. Elle lui criait de s’enfuir, de se libérer de ses chaines, mais il ne bougeait pas. Il se contentait de la fixer en silence, son regard rouge rubis résolument verrouillé sur le sien. Il allait mourir, elle en avait la certitude. Sous ses yeux. Pourquoi avait-elle rêvé de ça ? Était-ce Arawn qui lui avait envoyé cet oracle, en remerciement pour l’offrande qu’elle lui avait faite ?

Evaïa essuya la larme qui pointait du coin de son œil et se tourna vers le bébé, posant ses doigts sous son nez. Il allait bien. Son souffle glacé sortait à intervalles réguliers. Le feu s’était éteint, par contre. La jeune femme sortit de l’abri précaire qu’elle s’était fabriqué avec de la paille et son manteau — elle avait volé le shynawil de Simrod, avec sa superbe fourrure, en sachant qu’un manteau de camouflage aussi bien garni était un solide garant de sa survie — et se pencha sur le foyer dans l’idée de rallumer le feu. Mais, au moment où elle s’apprêtait à faire tourner le bâtonnet sur l’allume-feu qu’elle s’était fabriqué, des bruits étranges se firent entendre.

Evaïa tendit l’oreille. Comme tous les gens habitués à garder les bêtes et à vivre en forêt, son ouïe était bien exercée. Plus encore depuis qu’elle vivait ici, en Ælfheim, dans un danger perpétuel. C’était le bruit d’une troupe en approche... entremêlée d’invectives gutturales, dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Ce n’était ni du sluaghwi, ni de l’ældarin. C’était de l’orghul !

Vite, Evaïa se dissimula sous le shynawil, le bébé contre elle, en repliant la fourrure blanche à l’intérieur. Ce manteau était adapté au camouflage en extérieur arctique, et serait parfait sur la plaine enneigée, mais ici, il fallait cacher la fourrure. Elle serra le panache épais contre elle, comptant sur l’odeur dont il était imprégné pour calmer les battements de son cœur. Si les orcs entraient ici, il ne fallait pas qu’ils l’entendent. Par chance, le bébé ne s’était pas réveillé.

Evaïa attendit, plus immobile qu’une pierre. Avec un peu de chance, ils allaient passer sans s’arrêter. Il fallait prier très fort pour que ce soit le cas.

Mais la troupe s’immobilisa aux alentours de la grange. Evaïa les entendit se disperser, et aboyer dans leur langue. Entendue de près, l’orghul partageait de nombreuses sonorités avec l’ældarin. Elle discerna une version abâtardie de « offrande », et « choisir ». Les orcs venaient faire leurs libations à Arawn. Évidemment ! Ce petit bâtiment n’était pas une ferme abandonnée : c’était un temple.

La porte s’ouvrit brusquement. Des pas lourds et décidés se firent entendre, et les voix devinrent plus présentes.

— Toi, toi, et toi, crut entendre Evaïa.

Cela ne durerait pas longtemps. Le reste de la troupe était resté dehors : ils n’étaient là que pour accomplir une obligation rapide... Si elle restait suffisamment immobile, cela irait. L’odeur capiteuse de Simrod dissimulerait la sienne. Les orcs semblaient nombreux : ils ne distingueraient sans doute pas l’odeur d’un congénère de celle, confuse, formée par tous les membres du groupe.

Le sol trembla lorsqu’un orc se laissa tomber lourdement sur le tronc qui servait de banc devant le foyer. Encore un peu, et il l’écrasait ! En entendant un gros mâle humer l’air, Evaïa se félicita encore une fois de la providence. Le foyer était froid, son feu s’étant éteint tôt dans la nuit. Elle avait bien fait de se mettre sous la protection d’Arawn. Vraiment bien fait.

Soudain, Evaïa se rappela. Le sang. Elle avait marqué la statue de sang humain. Les orcs, avec leur odorat si fin, allaient probablement le sentir !

Et justement...

— Mhm, entendit-elle grogner. Quelqu’un a fait un feu, ici.

Evaïa, le cœur battant, entendit une main griffue remuer la cendre.

Soudain, une explosion gutturale :

— Drughi ! Du sang humain frais !

L’orc assis à côté d’elle se releva d’un bond.

— Quoi ?

Son aboiement grave fut accompagné par un cri strident. Le bébé. Le remue-ménage l’avait réveillé.

Le silence qui suivit cette sirène glaça le sang d’Evaïa. Tous les orcs s’étaient tus. Seuls résonnaient les hurlements du nouveau-né, crevant un vide épais comme une lame.

Une brusque sensation d’air frais. Evaïa, recroquevillée, se retrouva nez à nez avec le plus gros orc qu’elle n’avait jamais vu, tenant à la main le shynawil de Simrod, qu’il venait d’arracher.

— Tiens donc.

Evaïa le regarda sans rien dire, le bébé toujours hurlant serré contre elle. L’orc portait un masque de guerre, comme tous les autres. Mais il ne couvrait que le haut de son visage, et elle put voir ses crocs démesurés, et le lent rictus que sa bouche féroce dessina.

— On l’a, notre sacrifice. Remballez la viande !

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0