1. Śimrod : le gardien d’Æriban

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— Ô, sublime et ultime incarnation de la destruction...

Śimrod ouvrit un œil. Il avait entendu le jeune mâle s’approcher depuis un moment déjà, mais il ne pensait pas qu’il aurait l’outrecuidance de venir le déranger pendant sa sieste post-baignade. C’était pourtant le cas.

— Qu’est-ce que tu veux ? grogna-t-il en roulant sur le dos.

Le jeune aios recula, puis posa un regard concerné sur son bas ventre.

— Vous avez vos fièvres...

Śimrod s’empressa de rabattre son shynawil sur ses fesses. Il avait oublié qu’il était nu, et que les jeunes aios qui trainaient-là étaient plus curieux qu’une famille de Lompe affamée.

— En quoi ça te regarde, et qu’est-ce que tu veux, à part un coup de griffe mal placé ? On ne t’a pas dit que c’était dangereux de t’approcher d’un sidhe, surtout pendant cette période ?

— C’est donc vrai, continua le jeune insolent sans se démonter. On ne vous laisse pas saillir les ellith... vous, le gardien d'Æriban, le maître incontesté du barsaman !

Cette fois, Śimrod montra de façon plus musclée son mécontentement. Il se redressa, et sortit ses griffes sur plusieurs centimètres.

— Tu vas te taire, oui ?

Le jeune baissa la tête.

— J’étais juste venu vous informer que votre nom était sorti pour le prochain barsaman...

— Je l’aurais vu moi-même, soupira Śimrod. Et de toute façon, ils seraient venus me chercher. Les ellith ne vont pas laisser leur tueur favori passer son tour !

Parfois, Śimrod se demandait ce qui se passerait s’il « oubliait » de se présenter au grand portail le jour de la convocation. Depuis sa grande victoire, c’était déjà la troisième fois qu’il était appelé... bien sûr, ce n’était pas le barsaman royal, mais cela restait un combat à mort, seul contre quatre-vingt huit candidats. L’exercice était loin de déplaire à Śimrod. Comme l’avait souligné le jeune aios, aucune elleth ne le convoquait jamais. Gagner le barsaman constituait sa seule chance de pouvoir soulager ses fièvres, puisqu’on offrait une prêtresse au vainqueur à chaque fois... Cependant, comme un vieux fauve paresseux qui répugne à quitter sa tanière, Śimrod n’avait même plus envie de sortir d’Æriban. Même la perspective de la tuerie et de la nuit d’orgie qui s’ensuivait le séduisait de moins en moins.

— Il parait que la Haute Reine viendra y assister, cette fois...

— C’est ce qu’on entend à chaque coup, bâilla Śimrod. Et, au final, elle ne vient jamais.

Seules venaient des femelles nobles de maisons mineures, qui s’attroupaient pour le voir avant le massacre, alors qu’il était exposé entièrement nu et le corps huilé de frais. Śimrod devait supporter leurs gloussements et leurs commentaires graveleux, ainsi qu’une main intrusive de temps en temps.

— C’est un grand honneur, déclara pourtant le jeune idiot.

Śimrod lui jeta un regard incisif.

— Un honneur qui, pour quatre-vingt-huit appelés, ne dure que quelques minutes. Tout ça pour exciter ces ellith de malheur !

— Mais n’est-ce pas la plus grande fierté pour un mâle de mourir en ayant fait preuve de bravoure devant une noble dame ?

— Pas si c’est pour se retrouver fondu dans la lave en fusion, ou éventré par une lame à triple configuration. Ces femelles se fichent de nous. Au final, elles rentrent chez elles et se font plaisir avec leurs petits soumis.

— Mais pour faire perdurer leur lignée, elles convoquent un sidhe...

— ... qui ne saura jamais combien d’enfants il a eus ni à quoi ils ressemblent, et mourra encore plus vite qu’un aslith, répondit Śimrod du tac au tac. Tu trouves ça enviable ?

— Mais seuls les aios ont l’honneur de s’accoupler, continua obstinément le jeune. Intégrer Æriban, c’est notre seule chance de transmettre notre sang...

Śimrod soupira. Le petit n’avait pas tort.

— Tu aurais pu aussi partir sur l’Autremer, devenir mercenaire. Certaines femelles aspirent, elles aussi, à vivre libres, loin des Cours, et à s’accoupler avec qui leur chante. Les ellith se réservent les guerriers, mais il n’y a pas qu’elles. Les autres femelles sont tout aussi valables, si ce n’est plus.

— Vous en avez connu ? s’enquit le jeune ellon, les yeux brillants.

— Bien sûr. Des camarades que je pouvais étreindre d’égal à égale, et qui n’avaient pas besoin de me faire enchainer pour partager un moment d’intimité. Des amies qui, comme moi, vivaient d’aventures et de liberté.

— Mais certaines se font capturer par les orcs... objecta l’aios.

Lorsqu’il se rendit compte de ce qu’il avait dit, il se tut aussitôt. Il baissa la tête, présentant sa nuque à Śimrod.

Mais, mais, mais ...! Tu n’as que ça à la bouche, grogna-t-il en lui donnant une petite tape sur la tête. Arrête de rêvasser et dépêche-toi de perdre ton panache ! Si tu le gardes trop longtemps, tu seras la risée d’Æriban, et on te fera parader lors de la Nuit de la Honte.

Le jeune aios frissonna. Le barsaman, les orcs, tout cela, il pouvait faire avec. Mais la Nuit de la Honte terrorisait tous les jeunes consacrés, à juste titre. Parfois, Śimrod lui-même se disait qu’il avait eu de la chance de ne pas être arrivé vierge à Æriban.

— Vous pensez qu’une elleth va me sélectionner comme As Ellon ? demanda le jeune avec espoir.

— As Ellon, son premier ? Non. Pour cela, leurs mères choisissent à leurs filles des mâles très expérimentés, en fin de carrière. Un mâle trop jeune pourrait se montrer brutal ou maladroit, et il ne faut pas dégoûter ces petites femelles de l’accouplement !

— Juste pour être mon As Ellyn, alors ?

Śimrod le détailla. Il était joli, comme la plupart des ellonil envoyés ici. Censés représenter les plus beaux mâles des Vingt-et-un Royaumes, les consacrés étaient choisis sur des critères précis.

— Oui, tu as tes chances. N’hésite pas à faire un cadeau à l’aslith qui s’occupera de ta traite, quand tu y auras droit... si tu te montres généreux, il pourrait parler de toi à l’intendante du temple. C’est elle qui recommande les reproducteurs aux ellith.

— Que dois-je lui offrir ? Je ne possède rien, ici.

— Plus de luith.

— Du ... luith ? bégaya le jeune mâle, sans doute habitué depuis son plus jeune âge à cacher cet aspect de sa condition.

Śimrod lui jeta un regard dur. Comment les mères pouvaient-elles envoyer à Æriban des fils aussi niais ?

— Ce qui sort de ta queue de devant dès que tu vois une femelle à ton goût, oui. Les aslith en font de la contrebande... donne le plus de luith que tu peux au tien, et il te le revaudra. N’en gaspille pas une goutte avec les autres, et arrive à la traite bien lesté, avec des réserves.

Les oreilles du jeune aios avaient viré au rouge écarlate. Mais il s’inclina respectueusement, ignorant le demi-sourire moqueur et le regard acéré que Śimrod posait sur lui.

— Un judicieux conseil, noble incarnation de Neaheicnë. Permettez-moi de vous apprendre mon nom : je suis Uishna An-Eben, de Tará. J’espère être choisi par une noble dame, et faire carrière dans sa Cour comme maître d’armes. Comme ça, je verrais mes enfants grandir !

Śimrod plaça sa main sur sa poitrine.

— Et moi, Śimrod Surinthiel. Si tu veux réaliser ton rêve, reste éloigné des sélections pour le barsaman, Uishna. Je n’aime pas tuer ceux avec qui j’ai échangé le nom.

*

Malheureusement pour Śimrod, Uishna fut appelé au barsaman suivant. Śimrod, une fois de plus, avait remporté le dernier. Uishna, pour sa part, avait entretemps obtenu un numéro : le quatre-vingt-huit. Selon les lois d’Æriban, lui et Śimrod étaient désormais ennemis.

C’est comme ça, philosopha Śimrod en voyant la liste des appelés dans l’antichambre.

En tant que champion, il avait le droit de se préparer dans une salle à part. Il avait même une masseuse, qui, en toute discrétion, acceptait de le traire avant le combat. La plupart des aios pensaient que combattre en étant bien engorgé les rendrait plus agressifs, mais ce n’était pas le cas de Śimrod. À chaque fois que la masseuse, Uka – une perædhelleth bien en chair – le prenait entre ses mains expertes, il se disait que c’était peut-être la dernière goutte de plaisir qu’il obtenait avant sa prochaine incarnation. Le barsaman était fatigant, salissant. Même sans mise à mort, beaucoup en sortaient mutilés. Pour Śimrod, c’était stupide de se refuser ce petit moment. La masseuse, qui gagnait beaucoup en revendant son luith, s’occupait bien de lui. Il n’aurait voulu en changer pour rien au monde.

— Vous êtes prêt, seigneur Śimrod ?

— Je le serai quand tu auras fini ton massage, grogna-t-il en enfouissant son visage dans ses bras pliés.

La masseuse sourit et revint sur son dos. Les cheveux de Śimrod étaient encore tressés, mais elle savait qu’il était inutile de réserver du temps pour les libérer : Śimrod était connu pour ne jamais défaire ses tresses. Certains y voyaient une forme de mépris, et ils n’étaient pas loin de la vérité.

La première chose que nota Śimrod en entrant dans l’arène fut le panache spectaculaire de Uishna. Une pointe de regret le prit en voyant la somptueuse queue de fourrure dorée qui se déployait derrière le jeune sidhe : s’il l’avait encore, cela voulait dire qu’aucune elleth ne l’avait appelé. Il mourrait vierge et sans descendance. La seconde chose qu’il remarqua, ce fut le nombre élevé d’orcneas parmi les spectateurs. Il y en avait plus à chaque fois. Lorsqu’ils le virent, les orcs brandirent leurs bannières tribales et hurlèrent l’argad de leur clan. Śimrod jeta un œil dans leur direction, mais il ne répondit pas.

— Nuurak-dur ! hurla l’un d’eux, plus hardi que les autres.

Mais Śimrod n’était déjà plus là. Le combat commençait déjà, et, en tant qu’As Sidhe, il était la menace à abattre en priorité. Un petit groupe avait contracté une alliance pour l’attaquer en bande, comme cela arrivait parfois. Śimrod les balaya comme les autres. Puis il élimina adversaire après adversaire, froidement, méthodiquement. Jusqu’à ce qu’il se retrouve devant Uishna.

— Je t’avais dit de ne pas concourir au barsaman, siffla-t-il entre ses crocs.

— Je n’ai pas eu le choix, lui avoua l’autre.

Il semblait déjà résigné à son sort et attendait, stoïque, la nuque presque offerte. L’image mit Śimrod hors de lui. Que faisait ce blanc-bec à Æriban ? Quel était ce système qui forçait des jeunes comme lui à mourir ainsi, dans de si atroces conditions, juste pour avoir une infime chance de transmettre leurs gènes ?

— Bats-toi, grogna-t-il tout de même. Je ne peux pas attaquer un adversaire désarmé.

— Je sais que c’est inutile, Śimrod. Vous êtes Neaheicnë. Personne ne peut gagner contre le père de la destruction.

— Offre-leur au moins un spectacle convenable... c’est ta mort, aujourd’hui, et il faut qu’elle soit mémorable. C’est toi qui me parlais d’honneur et de bravoure... ces ellith te regardent, elles ont toutes les yeux rivés sur toi !

Mais Uishna restait immobile sur son pilier.

— C’est vain. Cela, c’est vous que me l’avez appris... je sais que, de toute façon, elles ne m’auraient jamais convoqué. Je ne suis pas un guerrier, une montagne de muscles et de rage comme vous.

Śimrod rugit, et, d’un geste sec du poignet, déploya sa lame à triple configuration. Il ne restait plus que lui : c’était la dernière mise à mort. Normalement, le dernier combat était le plus beau, le plus tendu, et le vainqueur arrachait la colonne du vaincu pour brandir sa tête avant de jeter le reste dans la lave. Mais comment faire cela à un adversaire désarmé ? Uishna n’était même pas une menace.

— Tu me mets dans l’embarras, gronda-t-il en embrassant l’arène du regard.

Il y avait peut-être une solution. S’il attrapait Uishna, et, qu’au lieu de le jeter dans le cratère sous leurs pieds, il sautait directement dans les gradins avec lui... que se passerait-il ? Oserait-on le punir, venir l’encercler pour le forcer à reprendre le combat, à mettre à mort ce jeune ? Il était l’As Sidhe, quadruple vainqueur du barsaman, et tout le monde le craignait. S’il jetait cet ellon à terre, en déclarant devant tous qu’il était indigne d’Æriban, que c’était un lâche qui ne méritait même pas qu’il le tue, un sang blanc aux gènes faibles... peut-être qu’on bannirait Uishna du temple. Ensuite, il suffirait d’un mot à Ardaxe pour qu’il le fasse emmener loin, très loin, aux confins des Royaumes, en toute discrétion.

Réfléchissant à tout cela, Śimrod avait quitté son adversaire des yeux. Et, lorsqu’il se tourna vers lui, il s’aperçut que le pilier était vide. Uishna avait disparu.

— Śimrod ! Derrière toi ! l’avertit en orghull un spectateur.

Śimrod se retourna juste à temps pour voir une silhouette sombre fondre sur lui. C’était Uishna, ou plutôt, la créature d’écailles luisantes, de sinuosités serpentines et de gueules crachant de l’acide qu’était devenu Uishna. Un wyrm à quatre têtes ... Sa configuration, qu’il avait dû travailler en secret dans la jungle impénétrable d’Æriban, tout en approchant Śimrod afin de jauger ses points faibles. Puis, sûr de sa stratégie, il avait tué le sidhe le plus bas dans la hiérarchie du temple pour obtenir son numéro et pouvoir concourir au barsaman.

Le regard de Śimrod changea. Son visage se verrouilla, redevenant ce masque de mort que les autres avaient appris à craindre. Et il déploya sa configuration favorite, celle qu’il réservait à la fin du barsaman, face à un adversaire très fort, très dangereux ou, comme c’était le cas ici, particulièrement retors.

Il l’a mérité, estima-t-il.

— Neaheicnë ! scanda la foule, ravie, en voyant se matérialiser l’immense silhouette du sældar.

Petit, Śimrod passait tout le temps devant le temple de Neaheicnë d’Urdaban. Là-bas, le dieu de la destruction était représenté sous la forme d’un monstre à quatre bras recouverts de lames acérées, à la peau si noire qu’elle en paraissait irisée. Son visage n’était qu’un rictus orné de couteaux, surmonté par une superposition de six yeux rouges à l’éclat cruel. Les hënnel en avaient peur, même à Urdaban, d’autant plus qu’on leur racontait que Neaheicnë, toujours assoiffé de sang, prenait la forme d’un grand quadrupède pour hanter les décharges où l’on jetait les corps de l’arène la nuit,emporter les âmes des braves et dévorer celles de ceux qui étaient encore vivants. Śimrod avait gardé cette image en mémoire. C’était celle-là qu’il visualisait lors de ses méditations de combat. Celle-là encore qu’il utilisait au barsaman, lorsque le jeu en valait la peine.

Le wyrm, qui dardait sa mâchoire claquante vers lui, se vit arrêté en pleine course par l’un des bras du sældar. Les deux autres gueules furent saisies pareillement. La quatrième fut coupée en deux par l’avant-bras de Śimrod, qu’il avait enfoncé dans le gosier du monstre. Lorsqu’elle tomba, aussitôt engloutie dans la lave, Śimrod releva son bras libre pour décoller encore deux têtes. Vu des arènes, le spectacle était grandiose : on aurait dit la fin des mondes, la bataille ultime entre le dernier sældar et l’Adversaire. Comme dans le mythe, c’était le dieu qui gagnait, et il brandissait le serpent Nidhogg au-dessus du volcan, avant de l’y jeter.

Uishna perdit sa configuration juste à ce moment. Śimrod l’empala sur sa lame – il en matérialisait toujours une à la fin, pour le spectacle – , lui arracha son panache et le jeta dans les gradins. Puis il redevint lui-même.

Mais le héraut n’annonça pas sa victoire.

— L’ennemi respire encore ! hurla l’arbitre qui s’était précipité pour constater la mort de Uishna.

Śimrod était trop épuisé pour revenir achever Uishna. Surtout, il n’en avait aucune envie. Ce jeune ne combattrait plus jamais, il le savait.

— Personne n’a pris le barsaman ! statua l’arbitre. Śimrod Surinthiel est déchu de son titre de vainqueur !

Śimrod quitta l’arène sous les hurlements du public. En s’enfonçant dans l’ombre salvatrice, il entendit les spectateurs qui s’invectivaient, en orghull et en ældarin. Les ædhil l’insultaient et les orcneas prenaient sa défense. Ignorant leurs invectives, il s’enfonça dans l’ombre salvatrice de la salle de préparation.

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