14. Evaïa : le nouveau luith

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Après le départ des orcs, un calme inhabituel tomba sur le quartier. Pour eux, les réjouissances étaient terminées : ils avaient repris le chemin des palais qu’ils gardaient. Et, un matin, on leur amena une nouvelle pensionnaire.

C’était une perædhelleth, comme Taryn. Mais elle était d’une beauté encore supérieure à la semi-ælfe. Surtout, elle exsudait une aura de calme et de dignité qui était bien étrangère à Taryn.

— C’est l’ancienne incarnation de Nineath, la déesse vierge, murmura Ymenyn à son épaule. Ysatis.

Le sluagh s’était caché dans la haie, pour pouvoir assister à cette nouvelle arrivée sans se faire repérer. Il en profitait pour souffler des informations en sluaghwi à l’oreille d’Evaïa, comme il le faisait souvent. Pendant ces longues semaines, Evaïa avait eu le temps d’apprendre sa langue.

— Vierge ? chuchota Evaïa en réponse. Mais alors, que fait-elle ici ?

— Justement, elle n’incarne plus la déesse... et elle n’est plus vierge. Le nouvel As Sidhe, Śimrod. C’est lui qui l’a déflorée, la nuit de sa victoire.

Śimrod. Le sidhe semi-orc.

— Encore lui... ne put s’empêcher de remarquer Evaïa. C’est à croire que tout ce qui nous arrive de négatif nous vient de ce sidhe.

Du coin de l’œil, elle vit que les petits yeux jaunes du sluagh étaient tournés vers elle.

— S’il apparait souvent dans ta trame de vie, c’est qu’Amarriggan a décidé de vous faire jouer sur le même échiquier, fit-il mystérieusement. Je ne sais ce qu’elle te réserve, mais si tu montes en grade, n’oublie pas de m’acheter un bonnet, en remerciement de tous ces bons conseils que je t’ai donnés.

Evaïa lui jeta un regard amusé.

— Un bonnet que tu tremperas dans le sang ?

— Ah, ne parle pas de ce que tu ne sais pas !

*

La nouvelle n’arrivait pas les mains vides. Derrière elle suivait deux nouveaux serviteurs pour la maison, un coffre de vêtements et de bijoux, et une provision de boîtes de luith de première qualité. Le tout avait été fourni par le temple d'Æriban, en remerciement des services fournis. Evaïa trouvait l'ironie mordante. Comme Taryn, cette perædhelleth avait été traitée comme l’incarnation vivante d’une déesse pendant de longues années, servie et choyée dans un palais digne d’une reine. Puis, elle avait été brutalement violée, et, du jour au lendemain, remerciée. Désormais, elle devrait ouvrir les cuisses à tous les mâles qui paieraient suffisamment pour cela.

En outre, comme Taryn, Ysatis était marquée d’un stigmate inguérissable : la marque de l’As Sidhe. On disait que certains mâles, parmi les plus puissants, « marquaient » les femelles avec qui ils s’accouplaient. C’était ce qui était arrivé à Taryn. Désormais, plus aucun autre mâle ne trouverait grâce à ses yeux, et elle devrait, pour accomplir son travail, se badigeonner le corps de son luith. Heureusement, le nouvel As Sidhe semblait en produire en quantité.

— C’est le sang orc, l’instruisit Ymenyn. Les aios sont virils, mais les orcs le sont encore plus.

Evaïa en subtilisa quelques boîtes, à tout hasard. Tout orc qu’il fut, ce nouvel As Sidhe pouvait mourir d’un jour à l’autre. Ils finissaient toujours par être remplacés : il suffisait pour cela qu’un concurrent plus fort se présente. C’était la dure loi d’Æriban, et du barsaman.

— M’est avis qu’il va durer longtemps, çui là, prédit Ymenyn en reniflant le contenu de l’une des boîtes que venait de lui donner Evaïa.

— Ça sent quoi ?

Ymenyn lui rendit la boîte.

— Tiens. Cadeau de la maison. Essaie-le ce soir, et tu me diras.

Evaïa mit quelques jours à se décider. Il fallut l’arrivée d’un client particulièrement problématique pour qu’elle se résigne à utiliser de luith magique.

Ce client, un mâle de basse caste à la triste crinière grise, voulait le faire « comme un orc ». C’était ce qu’il avait demandé à Taryn, qui était à la réception ce jour-là.

— Bien sûr, avait souri la jeune semi-ælfe. J’ai ce qu’il vous faut. Evaïa !

Cette dernière était arrivée sans se presser, ennuyée d’avance pour Taryn. En général, c’était elle qui récoltait les demandes désagréables.

— Ce client veut le faire « comme un orc ». Tu es celle qui a le postérieur le plus adapté pour cette pratique... occupe-toi de lui.

Le client s’était tourné vers elle. Evaïa s’était retrouvée nez à nez avec un ælfe aux yeux brûlant d’un feu concupiscent, qui dévoila sa dentition abimée dans une grimace vicieuse. Ses deux crocs supérieurs étaient cassés : il ne pouvait plus mordre, et, par extension, ne pouvait plus saillir de femelle de sa race.

Encore un, se résigna Evaïa. Ce type de clients étaient les plus méchants. Le manque d’accès aux femelles, alors qu’ils subissaient encore les fièvres, les rendait fous, et particulièrement tordus.

C’était Nela qui devait la préparer. Pendant que le client patientait avec des friandises, de la musique et une coupe de gwidth, Evaïa s’allongea sur la table de marbre qui devait être son lit de douleurs pour la soirée. On l’enchaina à quatre pattes, croupe en l’air, dans la position spéciale pour la fameuse coutume orcanide. À l’époque où elle y croyait encore, Evaïa avait entendu les prêtres de la nouvelle religion prêcher que cette pratique envoyait tout droit en enfer. Ce qu’il avait oublié de préciser, c’est qu’on la pratiquait aussi de ce côté.

— T’inquiète pas, la prévint Nela avec sollicitude. Je vais mettre le paquet sur les fumigations : tu seras complètement ensuquée. Ce fichu ælfe aura l’impression de baiser une chèvre morte.

Lorsqu’elle attrapa la boîte de luith, Evaïa l’arrêta.

— Prend le nouveau luith. Celui de Śimrod.

— Śimrod ?

— Le nouvel As Sidhe. Il parait qu’il va me porter chance...

Même si pour l’instant, c’est plutôt le contraire, continua Evaïa pour elle-même.

Les mains expertes de la soigneuse se glissèrent dans son entrejambe. L’odeur, capiteuse et il est vrai assez unique, monta jusqu’à ses narines. Elle utilisait peu de luith, mais savait reconnaitre une production de qualité exceptionnelle. Celle-là en faisait partie.

— Oh, mon dieu, grinça Nela en retenant un rictus. Tu sens ça ? Oui, je vois que tu le sens.

Evaïa se sentait déjà s’ouvrir, comme une fleur nocturne à l'approche de la nuit. Par réflexe, elle poussa ses hanches vers l’avant, cherchant une forme de soulagement. Elle devenait comme Taryn, après qu’elle se soit badigeonnée du luith d’Arzag.

— Fais-le entrer, souffla-t-elle. Vite.

Nela la regarda, les yeux écarquillés. Elle referma le pot et alla chercher le client.

*

— On ne t’avait jamais vue comme ça, ironisa Taryn le lendemain. Une véritable elleth en chaleur !

Evaïa était assise avec elle dans le patio, près de la glycine. Les oiseaux pépiaient, le soleil distillait une lueur douce et poudrée sur les fleurs. Au loin, venant des appartements de la nouvelle perædhelleth, sortaient de délicats accords de harpe. Evaïa, qui n’avait jamais entendu cette musique auparavant, la trouvait envoûtante.

— Je n’ai même pas eu mal, répondit-elle en plongeant sa cuillère dans la coupe de sorbet de baies qu’elles avaient réclamé aux cuisines. Et aujourd’hui... rien du tout.

Taryn soupira.

— De toute façon, ce n’était qu’un sous-mâle maigrichon. Si tu avais pris l’orc monstrueux que j’ai eu la dernière fois, ou tiens ! le vrai Śimrod, en chair et en os... tu nous chanterais une autre chanson !

Le vrai Śimrod. Evaïa se souvenait encore de son odeur, si suave et capiteuse. Elle avait dû confier le pot à Ymenyn pour s’empêcher de l’ouvrir à nouveau. En cas d’urgence seulement, avait-elle décidé.

— Ysatis m’a raconté comme il était... il l’a prise par-derrière, elle aussi, pendant sa nuit de victoire. Elle a dit qu’elle n’avait jamais vu de sa vie une queue aussi massive !

— Elle était vierge, remarqua Evaïa d’une voie neutre.

— Peut-être, mais elle avait déjà vu des mâles avant ! Une fois par an, la grande prêtresse doit traire les aios avec sa bouche.

Evaïa retint une grimace. Plus elle en apprenait sur les coutumes d’Ælfheim, pire c’était.

Quand je sortirai de là, décida-t-elle, je me ferai nonne.

Avec un peu de chance, elle pourrait emmener une boîte ou deux de luith magique.

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