4.1 Śimrod : les contingences de la chair

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CORRIGÉ

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Śimrod s’était libéré de toutes ses chaînes : il s’était libéré de la Haute-Reine Tintannya, de celle d’Hiver, Sneaśda, et même du roi de la Cour Sans Nom, Ardaxe. Mais il lui restait un lien à couper pour prétendre à la liberté : celui avec Æriban, le temple de la guerre. Ardaxe prétendait que la jeune perædhelleth Ysatis était morte, mais combien de fois avait-il menti, par le passé, pour pousser ses recrues à suivre ses idées fantasques ? Śimrod le connaissait trop pour lui faire confiance. Il avait donc décidé de faire un détour par le temple de Neaheicnë, où se trouvaient enfermée la jeune femelle destinée à être livrée à l’appétit féroce des aios. Tout ce temps, Śimrod avait surveillé les lunaisons : la Nuit des Supplices, la date la plus sacrée du calendrier liturgique d’Æriban, devait avoir lieu dans moins de cinq cycles.

Ensuite, il devrait s’occuper de l’humaine à son bord, et du bébé qu’elle protégeait. « S’occuper » signifiait, bien sûr, « s’en débarrasser au plus vite » : en plus d’offusquer son personnel, la présence de cette adannath sur son bord le mettait mal à l’aise.

Evaïa, la jeune aslith, s’était retranchée dans un coin de son cair, un trou de souris sous une alcôve du pont d’entrée, et elle refusait d’en bouger. Le chef des sluaghs de service à bord du Melaryon, Siwan, lui laissait à manger sur le pont. Lorsqu’il revenait chercher l’assiette, la nourriture avait disparu.

— Combien de temps allons-nous supporter cette vermine humaine à bord, maître ? s’enquit-il d’un air dégoûté. C’est un grand déshonneur pour Melaryon de devoir transporter ces sous-créatures.

— Patience, Siwan. Je dois les laisser chez les humains, j’ai engagé ma parole. Mais je n’ai pas le temps de le faire maintenant. Je dois être à Æriban avant la Nuit des Supplices, et le portail qui y mène ne répond plus.

— Oh ! Comptez-vous participer cette année, seigneur ? Ce serait bien pour vous. Depuis combien de temps ne vous êtes pas accouplé avec une gentille femelle ?

Le regard que lui jeta Śimrod dissuada Siwan de pousser plus loin son insinuation.

— Quant au portail, ce n’est pas de notre fait. De ce côté-ci, il fonctionne très bien. Si problème il y a, cela vient – excusez-moi de le dire – du temple lui-même.

— Je sais, soupira Śimrod. Il y a de gros soucis avec les portails, depuis quelque temps. C’est précisément là-dessus qu’Ardaxe nous a demandé d’enquêter.

Sauf qu’il aurait mieux fait de demander à quelqu’un de plus au fait de ces choses, continua-t-il intérieurement. Il y avait pléthore de recrues bien plus intelligentes que lui dans la Guilde, pensait-il, et tout aussi capables. Pourquoi donc Ardaxe n’avait-il pas eu recours à ces gens-là ?

Śimrod laissa ce problème de côté pour l’instant. Il y avait plus urgent.

— Dans combien de temps serons-nous à Æriban, sans passer par l’Autremer ? demanda-t-il à Melaryon.

La voix caverneuse du wyrm résonna dans la salle :

— Trois cycles entiers, plus quatre du petit soleil, répondit-il. Tu n’y seras pas à temps pour la cérémonie, Śimrod.

Le susnommé grogna dans sa barbe. Il n’avait plus le choix. Il avait voulu éviter cela, pourtant.

— Très bien. Mets le cap sur Færung : nous emprunterons le passage de la Mer des Glaciers.

*

La Mer des Glaciers. Les légendes disaient qu’il y avait un temple là-bas, très ancien, condamné depuis des éons. Le territoire – comme une bonne partie du nord de Færung – était envahi par les orcs et les gobelins, mais il couvrait une telle étendue qu’il était fort possible de passer au travers sans voir personne. Quant aux mauvaises rencontres… Śimrod en faisait son affaire.

Færung, sur l’échiquier des Cours, se trouvait proche d’Hiver. Son hémisphère nord du moins. Pour se rendre au Sud et son temple du feu – qui communiquait aussi avec Æriban –, et éviter des cycles complets de voyage, il fallait passer par la Cour d’été. Or, Śimrod n’avait aucune envie de remettre les pieds à la capitale des Vingt-et-un Royaumes. Le froid, la glace… finalement, il s’y était habitué.

Après avoir décidé son plan d’approche, Śimrod quitta la salle de commandement de son cair pour se rendre dans la salle d’eau. Les derniers évènements l’avaient fatigué, et il avait encore l’odeur du sang de la naissance sur lui. Il n’avait même pas vu sa fille… si tant est qu’il s’agît bien de sa fille. Sneaśda s’était fait remplir le ventre par tant d’aios ! L’un d’eux avait peut-être de lointaines origines khari, ce qui expliquerait la robe d’ébène et d’argent de la gamine.

Arrivé devant l’immense bassin, Śimrod quitta sa tunique et la jeta sur le sol sans plus de cérémonie : une Eyslyn de service la ramasserait plus tard. Il entra dans l’eau directement, en marchant sur les dalles irisées. À cette heure-ci l’eau était encore fraîche et revigorante. Il fit quelques brasses puis s’y abandonna avec délices, en se faisant flotter sur le dos. Au-dessus de lui, la mer des étoiles scintillait comme une chevelure d’elleth. On disait que les adannath la voyaient noire… les malheureux ! Quelle triste existence que celle de ces êtres aux sens limités !

Śimrod laissa ses pensées dériver sur les adannath. Ardaxe racontait que les humains avaient été créés par Mannu en tout dernier, et que, contrairement à bon nombre de Ses créations, Il n’avait pas envoyé Ses légions pour ensemencer le caillou qui était leur monde à l’époque. Au contraire, le Créateur les avait tenus loin d’Ælba, pourtant pensée comme la jumelle d’Ælda. L’ard-æl à la tête de la légion Niśven, le magnifique Heiæl, avait été le premier à s’en étonner. Il avait posé des questions, et avait même tenté d’entrer en contact avec ces nouveaux êtres, à la fois si proches et si différents. C’était cette découverte – celle d’une version affaiblie, caricaturale, et éphémère d’eux-mêmes, forcément condamnée à souffrir – qui l’avait amené à remettre en question leur rôle dans la création, et, finalement, à abandonner sa mission. D’autres avaient suivis. La Voix de Mannu, cet appel inexorable que tout ædhel entendait comme la respiration de l’univers, avait poussé les autres à leur faire la guerre. Ce terrible conflit – le premier d’une longue série – avait déchiré le ciel et la terre, séparé la lumière et l’ombre. Le Peuple l’appelait le Schisme. Il avait marqué le début de la perte de lien d’avec le Créateur. Aujourd’hui, plus personne parmi les ædhil n’entendait la Voix de Mannu. Ardaxe prétendait l’avoir entendue une fois, une nuit sans étoiles, alors qu’il croisait dans une zone vide de toute vie, de tout astre… c’était même cet appel lointain – peut-être la résonance d’un ordre flottant sans fin dans l’espace depuis de multiples éons, venus du fond des âges – qui avait marqué le départ de sa quête. Il avait recherché cette voix par la bouche de nombreux prophètes, jusqu’à ce qu’il tombe sur la prophétie de la Fin, et fonde l’Aleanseelith dans l’espoir de contrer les évènements funestes qu’il y avait appris.

Un bruit subtil tira Śimrod de ses réflexions. Il n’était pas seul dans la salle d’eau. Et, d’après l’odeur, l’intrus n’était ni Siwan ni un autre serviteur. Des effluves de cette sueur âcre et douceâtre typique des adannath, mêlée à des relents de lait humain et d’autres fluides corporels, venaient parfumer les chauds nuages de vapeur qui s’élevaient des bassins.

— Sors de ta cachette, ordonna Śimrod sans cesser de fixer le ciel empli d’étoiles.

L’humaine obéit. Elle émergea d’entre deux superbes plants de fleurs-de-sang qui cascadaient du mur, derrière la statue d’une elleth originelle aux ailes déployées.

— Ces plantes se nourrissent du fluide vital des créatures au sang chaud, expliqua Śimrod en s’asseyant dans l’eau. Tu as eu de la chance qu’elles ne s’attaquent pas au nouveau-né.

L’aslith s’était arrêtée à une distance prudente. Sans la regarder, Śimrod claqua des doigts en direction d’un bataillon d’Eyslyn qui voletaient dans le coin. Tel un essaim de papillons, elles vinrent fondre sur l’enfant, qu’elles soulevèrent et transportèrent dans les airs avant que la jeune humaine ne puisse réagir.

— Tu le retrouveras dans la chambre qu’on t’a attribuée, la rassura Śimrod. En attendant, viens me frotter le dos.

L’humaine s’approcha en silence. Lorsqu’elle s’arrêta derrière lui, Śimrod lui tendit une longue brosse en mithrine, terminée par une main griffue censée figurer celle d’une féroce elleth, aux caresses forcément désirables. C’était bien sûr Ardaxe qui lui avait offert cet objet d’un goût douteux, mais Śimrod devait reconnaître qu’il grattait bien.

— Frotte bien fort. J’ai le cuir dur.

L’humaine s’appliqua à cette mission avec plus ou moins de résultats. C’était bien connu : les adannath ne possédaient aucune force. Śimrod avait eu l’occasion de le constater sur Æriban, avec les humains préposés à la « traite » des aios. Aucun ne serrait sa verge assez fort – que ce soit avec la bouche ou la main – et comme un bon nombre de ses congénères agacés, Śimrod finissait par les retourner pour introduire son membre dans la partie la moins faible de leur anatomie, entre les deux muscles postérieurs.

Ce seul souvenir lui provoqua une érection. Śimrod songea vaguement à demander à l’aslith de le prendre en bouche – après tout, c’était une ancienne esclave de plaisir – avant de se rappeler la façon dont elle s’était défendue contre le Niśven. En outre, un regain de fierté mal placée l’empêchait de se servir d’une femelle — quelle qu’elle soit — de cette façon-là. Il aurait été inconvenant de se livrer au coït ici, sur le bord du bassin, comme un vulgaire orc en rut.

— Quand tu auras fini de me frotter le dos, grogna Śimrod, tu pourras utiliser les bains. Mes gens te donneront de nouveaux habits.

Śimrod sentit que la pression de la main humaine sur son dos venait de ralentir. Il était probablement le premier ædhel à lui offrir des vêtements neufs.

— Ne le prends pas personnellement, se sentit-il obligé de préciser. Tes vêtements sont en loques, et je ne veux pas te voir promener tes mamelles devant mon nez. Il te faut donc des habits.

De nouveau, Śimrod sentit son sexe se tendre. Pourquoi avait-il dit ça ! L’image des tétons dressés de cette jeune femelle s’était imposée à son esprit au pire moment, alors qu’il n’avait rien demandé. Ah, quel esclavage que celui des sens ! Et dire que Mannu avait cru pouvoir contrôler leurs besoins, faire d’eux de purs esprits, détachés des contingences de la chair.

— Allez, file, trouva-t-il la présence d’ordonner avant de sortir de l’eau pour aller se réfugier dans un autre bassin, à l’eau plus froide.

Au moment d’entrer dans l’onde glacée, Śimrod aperçut, du coin de l’œil, la jeune humaine qui se relevait. Même dans ses frusques, avec son port de tête de reine, elle avait l’air altier. Le regard de Śimrod glissa le long de son dos droit, resta un moment sur la cambrure de ses reins et se fixa sur le mouvement à la fois fluide et saccadé de ses fesses. Elles étaient musclées, pour une humaine rachitique... Un court et fugitif instant, Śimrod hésita à la rattraper. Puis il chassa cette idée – indigne de l’as sidhe d’Æriban, l’ellon supposé avoir le plus de contrôle sur lui-même de tous les Vingt-et-uns Royaumes ! – avant de plonger dans l’eau gelée, la tête la première. Oui, il y avait bien un lien dont Śimrod ne parvenait pas à se libérer. Et ce n’était pas Æriban, mais celui de la chair.

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