Śimrod : le cadeau

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Ardaxe avait amené avec lui ses recrues les plus fidèles. Des tueurs déguisés en bardes inoffensifs, qui lui lançaient des œillades et des sourires féroces dès qu’ils le croisaient. Parmi eux, Śimrod avait eu une place privilégiée, autrefois. Il avait même partagé le lit de certains. Heureusement, aucun ne s’était jamais attaché à ces éphémères coucheries : dans leurs cœurs noirs, il n’y avait de place que pour Ardaxe, qu’ils vénéraient comme un dieu.

Śimrod observait toute cette petite troupe avec la stupéfaction de celui qui, déchirant le voile des illusions, s’est éveillé à la vérité. Depuis qu’il avait cédé à ses sentiments pour l’humaine, plus aucun ædhel ne lui paraissait digne de confiance, même pas ses anciens compagnons d’armes. Même pas – surtout pas – Ardaxe. Son ancien amant avait beau être pétri de nobles idéaux – libérer les mâles du Peuple, asservis aux viles femelles, instaurer une nouvelle ère de prospérité, éviter la fin de leur monde, entre autres – il ne remettait pas en question certains fondamentaux, comme la cruauté inhérente de leur race envers les autres, ou, même, ce qu’il estimait être le « destin » de Śimrod. Pour Ardaxe également, Śimrod était une force à utiliser. En cela, il ne différait pas des autres. Il l’avait utilisé, comme amant et comme guerrier, et continuait de l’utiliser. Ardaxe ne pouvait plus convaincre Śimrod de le rejoindre dans le khangg – jamais il ne se serait abaissé à cela – mais il continuait de compter sur lui pour assassiner le perædhel Ælfbeorth et, éventuellement, la Haute Reine (visiblement, cet objectif était passé au second plan). Tout cela sous prétexte que ça pouvait empêcher leur lente disparition… Mais Śimrod s’était mis à penser que leur espèce ne pouvait être sauvée : ils étaient irrémédiablement corrompus. Il fallait laisser leur place aux hommes. Peut-être feraient-ils mieux… bien sûr, il ne pouvait s’ouvrir de cette idée à personne. Pas même à Elohar.

Cette dernière se rendait bien compte que quelque chose inquiétait Śimrod. Allongée contre lui dans le grand lit sous les étoiles, elle l’interrogea.

— Tu as l’air préoccupé, mon amour. Qu’est-ce qui se passe ?

Śimrod, qui regardait le ciel nocturne en silence, passa son bras sur la chevelure nouvellement repoussée de son amante.

— Les étoiles m’appellent, adorée. Je crois qu’il est temps pour nous de quitter cette Cour.

— Le peux-tu ?

— En pratique, oui. Je suis l’as sidhe d’Æriban. J’ai tous les droits.

— Mais si la reine te convoque… pour…

Elohar se mordit la lèvre, tentant de maîtriser le tremblement qui y était apparu. Elle savait que Sneaśda continuait de convoquer Śimrod de temps en temps. La dernière fois, il était revenu si fermé qu’elle avait cru voir des vagues d’énergie noire autour de lui, comme s’il était possédé par des esprits maléfiques. Et il l’avait laissée seule dans le khangg pendant six nuits.

— Elle ne me convoquera pas. Ardaxe est là, et elle ne sait plus où donner de la tête, avec la troupe de jeunes mâles qu’il a amenée avec lui.

— Je croyais que Sneaśda détestait les bardes.

— Pas quand ils font preuve d’autant de talent que ceux-là, tu peux me croire !

Elohar garda le silence un instant. Elle, au moins, comparée à Śimrod, elle était libre. Elle n’aurait plus jamais à écarter les cuisses devant personne. Śimrod le lui avait promis.

— Et tes enfants ? objecta-t-elle soudain en se rappelant que Śimrod était père de deux petits.

Surpris, ce dernier tourna son visage vers elle.

— Mes enfants ?

— La princesse Daemana, et le petit Ren.

— La princesse est, comme tu l’as dit, une princesse. C’est la future régnante de ce royaume : elle n’a pas besoin de moi. Si elle me voit encore trainer dans les couloirs quand elle sera au pouvoir, elle me renverra sur Æriban d’un air dégoûté en tant que vieux mâle qui ne sert plus. Elle ne sait même pas que je suis son père.

Elohar fronça les sourcils, mais elle ne prit pas la peine de formuler à haute voix le sentiment criant d’injustice et d’horreur que lui inspirait cette conception de la famille. Śimrod, tout comme elle, le savait.

— Et le petit Ren ?

— Le petit Ren mourra certainement avant la prochaine lune. Mieux vaut ne pas trop s’y attacher. De la même façon, lui aussi ignore que je suis son père.

Cette fois, Elohar réagit.

— Pourquoi le tueraient-ils ? Ce n’est qu’un enfant ! Il est encore plus petit que moi.

— Il a été offert au dieu de la guerre. Neaheicnë fait ce qu’il veut de ses pions. S’il veut le dévorer, il le fera. S’il veut faire de lui un aios, alors il vivra. C’est ainsi.

— Tu penses que ce petit a des chances de survivre, là-bas, à Æriban ?

— Aucune, répondit Śimrod. Mais cela ne m’empêchera pas de partir. Il n’y a rien que je puisse faire.

— Tu pourrais le prendre avec toi…

— Et subir la vindicte d’Amarië Niśven derrière moi toute ma vie ? Te mettant en grave danger, par la même occasion ?

Elohar se redressa sur les coudes.

— Je ne comprends pas, Śimrod. Pourquoi une mère offrirait-elle son unique enfant en sacrifice à un dieu de terreur ? Je sais à quel point elle le voulait, et à quel point elle a souffert pour ça. Et maintenant, elle le laisse se faire tuer ?

Śimrod poussa un long soupir.

— Ainsi sont nos femelles, expliqua-t-il en posant une main caressante sur les courts cheveux d’Elohar – il aimait leur sensation sous ses doigts. Elles aussi, ne pensent qu’au prestige. Et Ren n’est qu’un mâle. Tu as du mal à comprendre, car dans votre société c’est le contraire, mais chez nous, les mâles n’ont aucune valeur. Il en nait dix pour une femelle. Le peu de prix qu’ils peuvent obtenir, c’est en devenant beaux et féroces. Ren, pour l’instant, est beau. Un peu petit pour son âge, encore. S’il devient féroce, il montera dans la hiérarchie et pourra devenir sidhe. Je dis bien peut-être. S’il est remarqué par une régnante, il obtiendra le titre de maître de guerre de sa maison, ce qui veut dire aussi amant. Sa descendance sera assurée, et la continuité de son sang. Voilà le rôle – et l’unique destin possible – d’un mâle.

— J’ai entendu quelqu’un dire qu’il pourrait devenir barde, objecta Elohar.

Śimrod éclata d’un rire féroce. Barde ! C’était la meilleure.

Elohar, blottie contre le corps imposant de Śimrod, eut le réflexe atavique de se recroqueviller devant cette hilarité cruelle, et les crocs menaçants qu’elle dévoilait. Mais ce n’était qu’une réaction limbique, et, loin d’y céder, elle se redressa encore.

— Pourquoi ris-tu ? En quoi devenir barde serait-il ridicule ? Il vivrait, au moins, et n’aurait à ôter aucune vie.

— As-tu vu les bardes qui composent la troupe d’Ardaxe ? Des tueurs aux muscles frémissants et aux dents longues, dissimulant poisons et griffes sous leurs guenilles chatoyantes et lames acérées dans leurs instruments de musique. Voilà la seule possibilité pour un barde mâle : intégrer l’Aleanseelith. C’est pour ça qu’Ardaxe a créé la guilde, au départ… il voulait un refuge pour les ellonil refusant le système. Lui-même étant castré, il n’avait pas d’autre choix. Quant aux bardes de Cour, les vrais… ce sont toutes des femelles ! Je te l’ai dit : il n’y a qu’un destin possible pour un mâle du Peuple. Tueur et reproducteur, c’est tout. C’est inscrit dans l’instinct de chacun de nous. Même chez Ardaxe, tout castré qu’il soit.

— Et toi, Śimrod ? Quel sera ton destin ?

Le susnommé leva un sourcil étonné.

— Moi ? J’ai accompli mon destin. Je me suis hissé en haut de la pyramide d’Æriban, j’ai amusé la Cour des ellith en massacrant mes congénères au barsaman. J’ai sailli quasiment toutes les femelles nobles en âge de procréer qui avaient un goût secret pour les khari semi-orcs – avouons que ça ne court pas les rues – et j’ai satisfait aux désir de deux reines en leur faisant un petit chacune. Maintenant, je suis vieux, et personne n’a encore le pouvoir de me tuer. J’estime que j’ai le droit de me reposer… jusqu’à ce que se présente un mâle plus fort que moi.

Elohar frissonna.

— Non. Je ne leur permettrai pas !

— On n’y peut rien. C’est la règle.

Śimrod avait toujours cru que son destin était de mourir de mort violente, et, comme tous les aios, il appelait une fin glorieuse – dans l’arène, de préférence – de ses vœux. Mais, désormais, il n’était plus trop sûr de ce qu’il voulait.

— Je ne veux pas que tu meures, continua Elohar. Jamais. Et j’ai envie que mes enfants connaissent leur père. Qu’ils ne soient pas livrés à eux-mêmes et condamnés d’avance comme ton fils, Ren.

Śimrod s’apprêtait à répliquer que c’était heureux alors, car ils n’avaient pas d’enfants, lorsqu’il comprit.

— Tu veux dire…

— Je n’ai pas saigné ce mois-ci. Ni le mois dernier. Je suis enceinte, Śimrod. De toi.

Une sensation de poids inimaginable comprima alors la poitrine de Śimrod. Jamais de sa vie il n’avait ressenti les affres du muil : certains mâles en parlaient comme d’une malédiction frappant certains ellonil avant le barsaman, par exemple, mais c’était toujours resté abstrait pour Śimrod. Pour la première fois, il se sentit inquiet.

— Tu veux dire… que tu attends des petits ?

— Les humaines se débarrassent du sac de sang qui accueille les enfants à chaque nouvelle lune, Śimrod. Si cela n’arrive pas, c’est que ce sac est occupé.

— Tu aurais dû m’en parler tout de suite. Que dit ton serviteur ?

— Ogentheow est mon ami, maintenant. Pas mon serviteur.

Śimrod balaya l’objection de la main.

— D’accord. Mais que dit-il ? Il doit savoir quoi faire.

Elohar baissa la tête.

— Il dit que je devrais m’en débarrasser. Mais ne le punis pas pour ça, amour. Il pense que les perædhil deviennent forcément des esclaves…

— Et il a raison, grogna Śimrod. Jamais je ne permettrai que mes petits deviennent esclaves. Jamais !

Elohar regarda Śimrod d’un drôle d’air, à la fois interloqué et rêveur.

— Et pourtant, tu as laissé Amarië vendre ton unique fils à Æriban…

— Elle ne l’a pas vendu. Oh, et… il faut que je parle à quelqu’un.

Śimrod se leva brusquement du lit et attrapa son shynawil. Elohar le contempla alors qu’il passait la lourde cape bordée de fourrure blanche sur ses épaules.

— C’est une belle fourrure. C’est quel animal ?

— C’est mon panache. La queue que possèdent les mâles avant d’être initiés par une femelle… attend.

Śimrod enleva la cape, et d’un geste dont la violence fit sursauter Elohar, arracha la fourrure blanche qui l’ornait.

Il la lança sur le lit, à ses pieds.

— Tiens. C’est pour toi, lâcha-t-il d’un ton où sourdait une étonnante nuance de fierté virile. Demande à Ogentheow de te le faire monter sur un shynawil. Je lui apporterai un carré de soie khari.

Elohar passa lentement ses mains dans la fourrure dense et immaculée.

— Tu es sûr ? C’est si beau…

Śimrod releva la tête. Il avait l’air presque vexé.

— Tu refuses ?

— Non, bien sûr que non ! C’est la première fois que…

Śimrod termina la phrase à sa place.

— Que je te fais un cadeau ? C’est normal. Le premier cadeau d’un mâle à sa femelle doit être son panache, et rien d’autre ! Allez, file voir Ogentheow. Il se tourne un peu trop les pouces en ce moment, au point d’avoir l’audace de te conseiller de tuer mes petits ! Mais c’est terminé, le repos. Il va falloir qu’il s’occupe de toi ! Et il n’y a pas plus exigeant qu’une femelle enceinte, qu’elle soit humaine ou ædhel !

Sur ses paroles prophétiques, Śimrod quitta la chambre, laissant une Elohar interloquée par ce brusque revirement.

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