Śimrod : les tresses

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L’arrivée imminente d’Ardaxe mit la Cour d’Hiver en émoi, comme le premier dégel après un long hiver immobile. Soudain, tout un monde sorti de nulle part s’affairait, courant dans les couloirs glacés d’un palais normalement silencieux. Quelques pousses pointèrent même le bout de leur nez, profitant du désordre annoncé pour faire une timide percée : cette audace fut punie d’un coup de gel par une Sneaśda paniquée, qui ne reconnaissait plus son palais.

— Faut-il vraiment que cet énergumène vienne ici ? N’y a-t-il pas une autre Cour qui peut le recevoir, lui et sa troupe de tueurs ?

L’arrivée d’Ardaxe mettait toujours les monarques mal à l’aise, aussi puissants et arrogants soient-ils. Cependant, personne ne se serait risqué à refuser. L’Aleanseelith était un mal nécessaire, une secte que les régnants toléraient sans rien dire, car tous, à un moment ou à un autre, y avaient fait appel. Si ce n’était pas avant ni maintenant, ce serait plus tard.

Śimrod n’était pas plus à l’aise que les autres. La dernière fois qu’il l’avait vu, Ardaxe était son ami, son maître, et aussi son amant. Comment réagirait-il en découvrant le nouvel ordre qui régentait sa vie ? Śimrod décida qu’il ne devait jamais savoir.

Mais cacher un secret au chef de la guilde des Ombres était chose ardue. Alors qu’une Cour entière l’accueillait, visages pâles et cheveux blancs, alignés en rang d’oignon, la seule chose que remarqua Ardaxe fut la nouvelle coiffure de Śimrod.

— Votre chevelure est magnifiquement tressée, as sidhe, remarqua-t-il en lissant pensivement l’une des tresses blanches entre ses doigts.

S’ils avaient été seuls, Śimrod savait ce qu’il aurait ajouté : « c’est bien la première fois que je vois ta chevelure sauvage si ordonnée ». Et il l’entendit comme si Ardaxe l’avait dit.

Au début, Śimrod n’avait pas apprécié qu’Elohar – il ne l’appelait plus que comme cela désormais, c’était une autre personne, sa nouvelle identité – lui fasse toutes ces coiffures au maillage complexe. Le tressage serré les rendait difficiles à dénouer. Or, obéissant aux anciennes coutumes, il se sentait encore obligé de lâcher sa chevelure avant l’amour. Aucune elleth n’aurait accepté que son sidhe ne se couche sur elle avec les cheveux serrés, car cela signifiait qu’il ne voulait pas s’engager jusqu’au bout, lui montrer son véritable visage. Mais Elohar n’était pas une elleth. C’était une humaine, qui observait d’autres coutumes. Et le monde humain l’avait abandonnée. Alors, elle était libre, libre de faire comme elle voulait. Śimrod, lui aussi, aspirait à cette liberté. Au fond, il en avait toujours été privé.

— Je ne pensais pas qu’une remarque aussi anodine amènerait une telle expression sur ton visage, sourit Ardaxe. Pourquoi es-tu si sérieux ?

Śimrod revint à l’ici et maintenant. Il ne voulait pas laisser une seule ouverture à Ardaxe.

— Ce n’est pas une simple remarque. Tu le sais.

— Peut-être. Peut-être pas. Les voies de l’Amadán sont impénétrables… au fait, as-tu apprécié mon cadeau ?

— Quel cadeau ?

Ardaxe fit mine de s’étonner. Il avait le chic pour faire apparaître les expressions les plus outrées sur son visage froid, le reste du temps aussi lisse et énigmatique qu’un masque.

— Voyons ! Tu n’as pas eu mon message ? Cette servante de l’Amadán, que je t’ai envoyé lors de la fête des Masques à Kharë ?

Le cœur de Śimrod manqua un battement.

— Elohar ? C’était donc toi !

Ardaxe lui répondit par un sourire dentu.

— Je vois que mon esclave te plait… elle a été à bonne école !

Incapable de se retenir, Śimrod poussa Ardaxe contre le mur de glace, faisant trembler les fines stalactites par son rugissement. Dans un même mouvement, la légion d’aios silencieux qui suivaient derrière, hiératiques dans leur livrée de guerre, tirèrent leurs lames dans un seul mouvement.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? Tu l’as touchée ?

La stupéfaction fut générale. La tension accumulée pendant les longs cycles précédant l’arrivée d’Arxade se relâcha tout d’un coup, et ce fut la débandade. Les sluagh se mirent à rouler des yeux inquiets, tandis que les Eyslins se lançaient dans un ballet erratique, laissant la poudre dorée tomber de leurs ailes et menaçant de hurler. Sneaśda réagit immédiatement en sortant son sigil pour les endormir avant qu’elles ne poussent le cri mortel.

— Rhelo !

L’ordre frappa comme un coup de gel. Soudain, le temps se suspendit, et une myriade de petits êtres volants se mirent à flotter dans les immensités gélives du plafond.

Furieuse, la reine pointa sa baguette d’os bleuté sur les belligérants.

— Qu’est-ce cela ! Un combat entre les deux mâles les plus dangereux des vingt et un royaumes, ici, en mon palais ? Je ne crois pas vous avoir autorisés à vous battre pour moi !

Ardaxe profita du relâchement de Śimrod pour se fendre d’une courbette.

— Veuillez excusez la fougue de votre maître d’armes, Sublime Majesté, ainsi que celle de votre humble serviteur qui a fait l’erreur d’admirer votre beauté de façon trop appuyée… que voulez-vous, il est impossible à un mâle entier de rester de glace face à la provocation d’un autre, fut-il diminué ! Je vous ai trop regardée, et c’était plus fort que lui, il fallait qu’il défende sa femelle. L’instinct de chef de clan.

Sneaśda les regarda tous deux, hésitante. La façon dont elle tapotait son éventail dans sa paume trahissait sa nervosité.

— Eh bien, si Śimrod se sent si ardent, qu’il aille m’attendre dans mes appartements, miaula-t-elle, le rouge colorant ses oreilles pâles. Quant à vous, mes gens vont vous conduire aux vôtres.

Śimrod lâcha enfin le col de son ami.

— Je te revaudrai ça, grinça-t-il entre ses dents.

Ardaxe répliqua avec son fameux sourire, à la fois féroce et ironique :

— Mais j’y compte bien !

*

Śimrod ne quitta le lit de Sneaśda qu’au petit matin, toujours pâle et froid dans ces contrées glaciaires. Après la dispute, un contingent d’aios l’avaient escorté jusqu’aux appartements de la reine, où le grand intendant avait sorti le lourd collier qu’on mettait aux mâles impétueux pour la saillie. Derrière, de jeunes dryades encore vierges, en cours de formations, attendaient pour faire leur office : garder l’as sidhe en bonne forme pour l’arrivée de la reine.

— Je n’ai pas besoin de ça, avait grogné Śimrod, déjà nu, tandis qu’on le revêtait de parures censées souligner ses attraits – dont une particulièrement invasive. Je sais me tenir !

Mais malgré lui, son sexe s’était déjà dressé, conditionné par le long et patient dressage que subissaient les mâles depuis leur puberté. Pourtant, toutes ces cérémonies, ces rituels dégradants qui présidaient aux accouplements, le dégoutaient. Une fois encore, il n’avait pu y couper, et avait dû ployer la nuque sous le collier. Plus tard, une fois les besoins de la reine comblés, il pourrait repartir dans le refuge de son cair et redevenir lui-même. Pour l’instant, il devait supporter, sans donner à Sneaśda les moyens de l’atteindre et d’être mécontente de lui.

La reine ne s’était montrée qu’après le banquet, laissant Śimrod aux soins mouillés des jeunes dryades, enchainé aux montants du lit comme un vulgaire carcadann de labour. Sa silhouette s’était découpée dans l’ogive de glace de la porte, froide déesse émergeant des couloirs bleutés d’un impitoyable glacier. Elle était restée là un moment, savourant de ses yeux froids l’humiliation de Śimrod, le seul qui osait lui résister. Puis, sans un mot, elle avait congédié les vierges aux bouches luisantes. D’un geste, elle avait tiré sur le lien unique qui retenait les nœuds complexes fermant sa tunique. Vêtue de sa seule chaine de nombril de mithrine, elle avait marché vers le khangg et s’était assise sur Śimrod, le prenant tout entier d’un seul coup. Elle l’avait chevauché ainsi toute la nuit, le tenant si serré entre ses cuisses mouillées qu’il en portait encore la marque bleuie au matin. Insatiable, elle l’avait monté, encore et encore. Au moment de l’orgasme, elle avait laissé les mâchoires aiguës de son intimité mordre dans sa chair, férocement. Jamais aucune femelle n’avait fait cela à Śimrod. C’était une première. Normalement, la première saillie brisait cette arme sournoise des ellith : visiblement, celui qui avait défloré Sneaśda ne s’était pas montré assez fort.

Si elle me force encore, je lui casserai les dents, se résolut Śimrod. En attendant, il se fit le serment que plus jamais, il ne glisserait son membre dans la bouche secrète d’une elleth.

Désormais, elle dormait. Śimrod portait toujours le collier : il ne pouvait pas partir tant que Sneaśda ne l’avait pas délivré. Il devait attendre qu’elle se réveille. Peu de fois dans sa vie, pensa-t-il sur le moment, il ne s’était senti aussi humilié.

— Libère-moi, lui ordonna-t-il dès qu’elle ouvrit un œil.

Sneaśda posa sur lui un regard reptilien, aussi calme et attentif que celui d’un wyrm.

— Pourquoi ? Ta chevelure est restée tressée cette nuit. Tu peux bien aussi avoir la gorge nouée.

— On ne m’a pas laissé dénouer ma chevelure. On m’a enchainé au lit, et tes femmes, ces démones, m’ont assailli sans me laisser de répit. L’une d’elles m’a même mordu !

Comme toi cette nuit, faillit-il dire, mais il sut se retenir. Les femelles détestaient que l’on parle de cela : c’était tabou.

— Pauvre sidhe. Qu’il est dur d’être un beau mâle… quant à ces « démones », comme tu les nommes, ce sera ton rôle de sidhe de les initier, lors de la prochaine éclipse. Autant qu’elles te connaissent. Je doute que les petites dents d’une femelle te fassent peur, si ?

— Tu n’as pas un autre aios ? Les soumis qui frétillent de la queue sous le collier, une matraque entre les fesses, ne manquent pas, ici !

— Aucun ne le fait aussi bien que toi. Tu es mon maître d’armes, l’ard-ael du clan. C’est à toi que revient le rôle de déflorer ces jeunes femelles. Tu le feras, avec ce même collier. Tes instincts d’orc pourraient prendre le dessus trop facilement avec des vierges inexpérimentées.

Śimrod étouffa un grognement. S’il voulait repartir, il devait tenir sa langue.

Sneaśda soupira, puis elle sortit du lit en dépliant sa silhouette gracieuse. Elle s’arrêta devant Śimrod, le contempla. Ses doigts délicats effleurèrent son sexe d’un mouvement mélancolique.

— Tu es à moi, rien qu’à moi… je ne veux pas te partager.

— Il faudrait savoir ce que tu veux, laissa échapper Śimrod.

En dépit de cette dernière insolence, Sneaśda consentit enfin à le libérer. Une seule caresse sur le collier, et il s’ouvrit dans un déplaisant bruit de cadenas, avant de tomber lourdement au sol. Le reste des parures – bracelets, chaines et lourde boule en or – suivirent.

Śimrod n’attendit pas la suite. Sans un mot, il ramassa sa tunique, et quitta la chambre.

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