Śimrod : griffes

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Śimrod détestait lorsque Sneaśda le mandait pour oui ou pour un non, alors qu’il était dans le refuge imprenable de son cair. Mais ce jour-là, l’irruption inopinée d’un intendant à la face blême – ces aios qu’on privait de chair et de sang avaient tous une mine de carême – ne lui aurait pas déplu. Pourquoi avait-il suggéré à l’humaine de venir le « traire » ? Nerveux à cette idée, Śimrod tournait en rond, retardant le plus possible le moment fatidique du bain.

— Tu crois que c’est ce qu’elle a compris ? demanda-t-il à Melaryon pour la énième fois. Après tout, je n’ai pas prononcé le mot. J’ai juste dit qu’on se verrait après le bain.

— Tu ne l’as pas dit, mais tu l’as pensé si fort que même moi, je l’ai entendu, répondit le wyrm d’une voix lasse.

Śimrod ne lui prêta qu’une rapide attention. Il continuait à arpenter le pont, passant et repassant sans cesse au même endroit.

— Tu me donnes le tournis, avec tes circonvolutions, grinça Melaryon. Va prendre ton bain, Śimrod.

— Il faudra sans doute que je demande à ce qu’on me coupe les griffes… murmura le susnommé. Elle avait des traces de griffures, la dernière fois. Les humains ont une peau si fragile…

Melaryon soupira bruyamment.

— Et pourquoi pas te faire arracher les canines, pendant qu’on y est ? Assume, Śimrod. Tu es un prédateur. En outre, les femelles aiment qu’on les griffe et qu’on les morde. Quand j’avais encore un corps, les ellith qui venaient dans mes montagnes se présentaient à moi sans aucune autre protection que le voile de leurs cheveux, pour que je les ouvre de mon sexe, de mes griffes et de mes dents… et elles hurlaient de plaisir lorsque le sang coulait.

Śimrod jeta un coup d’œil rapide au plafond, à l’intérieur duquel vibrait le wyrm.

— Ce n’est pas une elleth. C’est une humaine, qu’on a capturée et amenée ici contre son gré.

— Une femelle humaine, accro à ton odeur la plus intime, qui a refusé que tu la libères, corrigea Melaryon.

Cette seule mention du luith ramena Śimrod dans l’ici et maintenant. Il savait ce que cette substance faisait aux femelles qui y étaient sensibles. Certains racontaient même que cette subtile alchimie pouvait tisser des liens éternels, qui durent incarnation après incarnation. Evaïa avait prétendu avoir un besoin physique de cette substance et même préférer, parmi toutes, celle que produisait le corps de Śimrod… ce qui voulait dire que, pour en obtenir, elle était prête à toutes les extrémités. Les images les plus colorées se mirent à danser devant les pupilles de Śimrod, mais, étrangement, ce n’était pas le souvenir des étreintes subies jusqu’ici par Evaïa qu’il voyait. Dans ses fantasmes, elle se donnait à lui sans entraves, librement, aussi entreprenante et volontaire qu’une elleth en chaleur – les crocs, les griffes et la soif de sang en moins. Il la voyait marcher vers lui, une lueur dorée et invitante dansant dans le regard. Elle n’était pas nue, car ce n’était plus une esclave. Mais elle s’agenouillait à ses pieds, le regardait avec un sourire insolent, puis, sans rien dire, glissait son sexe enfiévré dans sa bouche fraiche…

Bien malgré lui, Śimrod grogna. Il se passait quelque chose, sur laquelle il n’avait plus aucun contrôle.

— Je vais me laver, lâcha-t-il enfin.

Melaryon lui ouvrit la porte, inquiet à l’idée que cet ædhel lunatique à qui il avait lié son destin change d’avis.

*

— Êtes-vous sûr, maître ? Vos superbes griffes, si redoutées...

Le sluagh chargé du bain jeta à Śimrod un regard interrogateur de ses petits yeux noirs, aussi brillants que de la purée de mûre écrasée. Du moins, il s’efforça de le paraître : les sluagh n’étaient pas les créatures les plus expressives, mais, à l’image de leurs maîtres ædhil, ils s’efforçaient d’imiter les expressions humaines.

— Coupe-moi ces griffes Siwan, et tu auras un nouveau bonnet.

La mention d’une récompense aussi prestigieuse décida le serviteur. Śimrod le regarda reposer la paire de ciseaux avec lesquels il venait de lui couper la pointe des cheveux – qui s’enroulaient sur le sol mouillé comme la queue blanche d’un dragon – pour s’emparer de ce qui faisait office de sigil à la caste sluagh, un petit os translucide fait à partir du corps d’un hennël. La possession de cet artefact faisait de Siwan Og-Argall le sluagh au statut le plus élevé sur son cair, qui ne cédait le pas que devant Melaryon.

Il fallait bien le pouvoir émanant d’un os d’enfant ædhel pour entamer le verre coupant des griffes de Śimrod. Ce dernier n’avait jamais eu besoin de les peindre de mithrine : ses griffes étaient aussi solides qu’une lame. Il les regarda tomber comme des pelures d’argent avec une pointe de regret. Effectivement, ces griffes avaient fait sa fierté, car il les savait plus dures, plus effilées et plus coupantes que celles de n’importe quel virtuose du barsaman. Mais elles blessaient Evaïa, l’empêchaient de la caresser, et surtout, elles l’empêchaient de lui donner du plaisir… et Śimrod ne voulait plus donner la douleur et la mort. Pas à elle, en tout cas.

La lueur répandue par le sigil en action illuminait la salle de bain d’une lueur bleuâtre, faisant danser les étoiles dans l’eau qui se reflétait sur l’immense verrière. Plus loin, à travers la grande ogive de marbre blanc qui menait à sa chambre, Śimrod vit son arbre-lige répondre à l’âme emprisonnée dans l’os de hennël en émettant un scintillement blanc. Il se surprit à songer à son fils, ce petit Ren : ses ossements allaient émettre la même lumière, après sa mort sur Æriban ? D’après ce que Śimrod avait entendu, un sidhe devait venir le chercher bientôt pour l’amener au temple du dieu de la guerre.

Puis l’embrasement diminua, et les ténèbres reprirent leurs droits. Śimrod regarda ses doigts, désormais dépouillés de leurs lames mortelles.

— C’est fini, maître. Mais il faudra recommencer d’ici une lune.

— C’est bon. Tu peux disposer. Tu recevras ton nouveau bonnet demain.

— Sa Seigneurie est trop généreuse, s’inclina Siwan avant de reculer vers la sortie. Permettez-vous à l’ingrat serviteur que je suis de suggérer un bonnet filigrané de doré et de pourpre, avec de petits grelots d’or et de rubis ?

— Tu auras ça, Siwan, soupira Śimrod. J’irai t’en acheter un demain. Allez, va te reposer.

Une fois seul, Śimrod se laissa aller dans le bassin, les bras largement étendus sur le bord. Le marbre nacré scintillait comme des dunes de sable oubliées sous la lune, crissant du tapotement désormais silencieux des doigts de Śimrod.

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