Śimrod et Evaïa : la fourrure

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Śimrod remonta à son bord avec une hâte fébrile. Mais quelque chose l’empêchait d’aller s’enquérir d’Evaïa, une sorte de honte mêlée de fierté. Ce n’était qu’une esclave, après tout : il ne fallait pas qu’il en fasse trop.

Tout cela n’échappa pas à Melaryon. Voyant Śimrod tourner en rond, il finit par lui demander ce qui n’allait pas.

— Tout va bien, répliqua Śimrod. Je suis officiellement banni du lit de ces dames.

Melaryon garda un silence prudent. Mieux que quiconque, il savait ce que les fièvres du rut faisaient à son maître. Ce dernier, par stoïcisme mâle, refusait en outre de se soulager d’une autre manière, prétendant que les caresses qu’on se prodiguait à soi-même étaient une « vilaine manie de hënnel ou de femelle ». Le wyrm, qui connaissait Śimrod depuis ce jour où, adolescent, il l’avait déterré sous un volcan enfoui d’Urdaban, était par conséquent habitué à subir la mauvaise humeur fatalement engendrée par le manque.

Śimrod tourna en rond sur le pont pendant un petit moment, soulevant des piles de parchemins, des vêtements épars et quelques autres objets divers. Enfin, il s’arrêta et finit par aborder le sujet tabou :

— Comment va l’es… la fille ?

— Elle va bien, répondit le wyrm, laconique.

— Bien, bien, fit Śimrod en se frottant les mains l’air de rien. Bon, je vais aux bains.

Adossé dans le plus grand bassin, Śimrod regardait le ciel étoilé au-dessus de lui, songeur. Il n’allait pas rester ici. Après tout, il n’avait plus aucune obligation. Il avait servi Sneaśda, lui avait donné la reine qu’elle désirait. Il avait escorté Amarië jusqu’à elle (il préférait ne pas penser au petit, qu’on allait sacrifier à Æriban). Śimrod estimait qu’il avait suffisamment donné de sa personne. Il allait repartir dans l’immensité étoilée. Qui sait, peut-être croiserait-il des femelles affranchies, qui n’avaient pas froid aux yeux et ne rechignaient pas à s’accoupler avec un semi-orc… les mercenaires étaient souvent moins regardantes, et, au contraire, trouvaient ses origines excitantes. Comme les ellith, finalement, si ce n’est que ces garces refusaient de se l’avouer !

Śimrod entendit la fille venir bien avant que la porte ne s’ouvre. Jusqu’au dernier moment, il refusa de se retourner, redoutant ce qu’il allait voir. C’est ainsi qu’il laissa l’esclave s’approcher, et ce ne fut que lorsque deux mains douces se posèrent sur ses épaules qu’il réagit, presque aussi vivement que si on l’avait attaqué.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Evaïa ne répondit pas. Sans se laisser décourager par le regard enflammé de Śimrod, elle passa devant lui, entra dans le bassin (elle était nue) et vint s’asseoir sur lui, directement.

Śimrod fut pris d’une violente érection. Ce n’était pas ce qu’il avait prévu ! Il tenta de retrouver la tête froide, bougea les hanches pour se soustraire à ce contact si doux. Mais l’aslith, habile, guidait déjà son organe en elle.

— Non, grogna-t-il en tournant la tête. Je ne t’ai pas demandé cela.

Mais c’était trop tard. Il la vit plisser les yeux lorsque son membre coulissa en elle, puis elle l’entoura de ses jambes, lui permettant de la pénétrer encore plus profondément. Elle savait vraiment y faire : c’était dur de lui résister. Mais il le fallait.

— Ça suffit, grogna Śimrod en la soulevant par la taille. J’ai dit que tu n’avais plus besoin de faire ça !

Cette fois, la fille s’immobilisa. Śimrod se leva, et il sortit du bassin.

— Va t’habiller, lui ordonna-t-il sans la regarder. Je t’attends sur le pont.

Evaïa repartit dans les couloirs froids du navire. Dans sa vie, elle avait toujours été considérée comme quantité négligeable : orpheline très tôt, elle avait été traitée en servante chez son frère aîné, puis dans la famille de grands propriétaires terriens où on l’avait envoyée par la suite. Ensuite était venu le blót, le don aux dieux. Moissonnée, sacrifiée par sa propre volonté, elle avait connu le véritable esclavage. On l’avait battue, dénudée comme un animal, violée à multiples reprises. Et pourtant, jamais, jamais elle ne s’était sentie aussi humiliée qu’aujourd’hui, lorsque Śimrod lui avait dit :  « va t’habiller ». Sa nudité, qui jusqu’ici représentait une forme de normalité, lui était apparue d’un seul coup. Elle allait nue sur ce navire, alors que tous, des serviteurs au capitaine, étaient vêtus. Comme un porc dans une cour de ferme, une bête de somme. C’était la place qu’elle avait ici, le droit qu’elle avait à arpenter ce bord. Et tout ce qui lui restait, cette infime goutte de fierté, lui avait été dénié.

Un ædhel – ces créatures connues pour leur appétit insatiable de sang et de chair – l’avait refusée. Entre tous, il avait fallu que ce soit Śimrod. Śimrod, capable d’épuiser la démone la plus gourmande, de la monter jusqu’à ce qu’elle demande grâce. Śimrod, le mâle le plus fort de tous les vingt et un royaumes… ce Śimrod-là n’avait pas voulu d’elle. Evaïa aurait dû s’en sentir soulagée : enfin une nuit où elle ne souffrirait pas, ou son corps aurait un peu de répit. Alors pourquoi se sentait-elle aussi mortifiée ?

Dans la pièce rouge qui était encore sa chambre, le sluagh préposé à son service attendait, anxieux.

— Le maître n’a pas daigné t’honorer ? C’est que tu n’étais pas assez désirable ! Retournes-y, et présente-toi à lui comme il faut !

Evaïa l’ignora. Elle attrapa la tunique de chanvre usée jusqu’à la trame qui était son seul vêtement, et l’enfila.

— Que fais-tu, sale catin ? Le maître attend ! répéta le sluagh. Ou tu vas tâter du fouet ! Si je fais couler ton sang, tu trouveras de nouveau grâce à ses yeux !

— Inutile. Le maître ne veut pas que je le serve charnellement. Il m’a donné une autre attribution : il veut me voir sur le pont, tout de suite, et habillée.

— Il a dit ça ?

— Oui. Il a aussi dit : « tu n’as plus besoin de faire ça ».

Le sluagh lui jeta un regard paniqué. Depuis le temps qu’elle vivait parmi les maîtres, Evaïa savait ce que leur mise à l’écart voulait dire : ils pouvaient être jetés dans l’Autremer, ou même dévorés.

— Essaie de te rendre utile, par un moyen ou un autre ! siffla-t-il.

Evaïa lui jeta un regard bref, qui se voulait rassurant. Ce petit démon mineur l’avait menacée, mais elle avait pitié de lui. Elle pouvait sentir sa peur.

— Ne t’inquiète pas. Le maître n’a pas dit qu’il ne se séparait de moi. Il va me garder ici, et toi avec moi.

Le sluagh continuait à frotter ses petites mains délicates, qui ressemblaient tant à celles d’un rongeur, avec de longs doigts roses. Sous son bonnet, d’où dépassaient de longues oreilles pointues, il roulait des yeux jaunes et inquiets.

Evaïa le laissa là et s’aventura sur le pont, se remémorant le temps qu’elle avait passé sur ce bord à l’époque où elle craignait encore Śimrod. Pendant ses errances, elle avait exploré presque tout le navire, en recherche de cachettes et de vivres. Śimrod, à l’époque, ne s’occupait pas d’elle. Si elle n’avait pas su comment survivre, elle serait morte de faim.

La jeune femme finit par arriver devant la grande porte sculptée qui marquait l’entrée des appartements du maître des lieux. Aujourd’hui, elle était ouverte. Elle traversa la salle de banquet et entra dans l’autre pièce, avant de s’arrêter devant l’immense lit à baldaquin, recouvert par un arbre gigantesque dont chaque branche portait un stalactite de cristal. C’était là, sur ce lit, qu’elle avait vu Śimrod vulnérable pour la première fois. C’était là, probablement, qu’elle s’était rendue compte qu’elle l’aimait.

Śimrod était derrière elle. Elle pouvait sentir sa présence, immense, impérieuse et enveloppante. Comme tous les grands prédateurs, il savait se faire discret, aussi : elle ne l’avait pas entendu arriver.

— C’est mon khangg, murmura-t-il dans son dos. L’endroit où je dors.

— Je le sais, lui avoua Evaïa sans se retourner. Je vous ai vu dormir dedans par la porte entrouverte, ce qui me semble aujourd’hui une éternité.

— Viens, l’invita-t-il en la poussant doucement en avant. Je vais te faire visiter.

Il ouvrit grand la porte, et Evaïa le suivit. La pièce était plus qu’une chambre : c’était un temple aux dimensions cyclopéennes, ornementé de colonnades couvertes de lierre sculpté, de fontaines bruissantes et d’épaisses bannières qui pendaient du plafond. L’une d’elles, en particulier, était rouge sang, ornementé d’une gueule de loup noir formée d’entrelacs. Evaïa reconnut l’écriture runique que le prêtre de son village manipulait sur ses petites pierres de divination, et qu’elle prenait pour la parole des dieux.

— Je connais ces signes, dit-elle à Śimrod.

Ce dernier lissa sa tresse blanche : pour ce qu’elle savait, Śimrod faisait cela lorsqu’il était embarrassé.

— C’est la bannière du clan de mon père. Je l’ai récupérée dans ce royaume de neige, de sapins noirs et de loups qu’on appelle Faërung. Mais tu t’en souviens... car tu étais avec moi.

Evaïa ne répondit pas. Elle continua à explorer les lieux, à décompter du regard les nombreux trophées qui témoignaient de la carrière de tueur de Śimrod, de ses quêtes, de sa vie, de son identité. Coupes d’or et d’argent, tapis de fourrure blanche et riches tentures habillaient l’endroit, donnant à ce palais froid et grandiose un faste baroque qui contrastait avec la triste prison des esclaves.

— Et cela ?

Elle désigna un épais boudin de fourrure immaculée, la plus spectaculaire hermine qu’il lui eut été donnée à voir.

Śimrod se gratta la tête d’un air gêné, avant de relever le menton dans un regain de fierté.

— C’est mon panache.

— Votre panache ?

— La queue de fourrure que je possédais quand j’étais jeune. Chez nous, on l’offre à la première dame à qui on se donne.

— Parce que vous vous donnez à des dames, Śimrod ?

Evaïa y était allée un peu fort. Mais sa pique fit mouche, car elle eut la satisfaction de voir un éclair briller au coin de l’œil de Śimrod.

— La première femelle que prend un mâle – puisque tu préfères cette façon de voir les choses – on l’appelle dans notre langue as ellyn, la première dame. En échange de l’initiation qu’elle nous donne et de l’honneur qu’elle nous fait, on lui offre notre queue de mâle.

— Mais celle-ci vous l’a rendu, observa Evaïa sans savoir pourquoi elle se montrait si véhémente.

— Celle-là est morte. J’ai récupéré son shynawil, et la fourrure. Une superstition de mercenaire naviguant : on ne laisse pas un morceau de soi à un mort.

Evaïa contempla la fourrure en silence. Elle la reconnaissait : c’était celle qui ornait le manteau d’hiver de Śimrod, et dans laquelle il l’avait enveloppée après l’avoir sauvée de l’étreinte mortelle du nixe. Elle se souvenait encore de sa douceur, et de cette odeur, inconnue alors, qui lui était devenue si indispensable.

— Il y a d’autres endroits comme celui-ci, sur mon cair, continua Śimrod. Il n’y aura pas de khangg, mais une bonne literie et des tapis… si tu le souhaites, je peux t’installer dans un de ces endroits.

Evaïa releva les yeux sur lui. Śimrod ne la regardait pas. Une esclave humaine dans l’une des chambres fastueuses des maîtres… cela n’avait pas dû se voir, même à l’époque où la reine des Neiges avait enlevé le scalde Tam pour qu’il lui chante des chansons. Śimrod était peut-être fier, mais elle aussi.

— Je ne souhaite que ce que vous souhaitez, vous.

Śimrod jeta un œil oblique vers son khangg.

— Tu pourrais même dormir là-dedans, si ce n’est pas trop grand… tu y seras bien, mieux que dans ces appartements peuplés de fantômes.

— J’y dormirais avec vous ?

Śimrod balaya l’idée d’un revers de main.

— Non, évidemment. Je suis peu à bord… et surtout, je ne dors pas aux mêmes heures que toi.

Evaïa essaya de s’imaginer là, toute seule dans cet immense lit étrange, regardant les étoiles solitaires entre les branches ornées de cristal. Peut-être que le lit, qu’elle partagerait avec lui par intermittence, garderait pendant la nuit où elle y dormirait l’odeur de Śimrod. La fourrure – s’il la lui laissait – la porterait certainement.

Ce dernier pensa peut-être la même chose, car il se sentit obligé de préciser ce point.

— Je ne peux pas te forcer à dormir dans mon lit : les mâles sentent fort. Mais je ne veux pas non plus que tu restes dans cette cage qui est la tienne. Melaryon va t’installer un petit coin dans une alcôve, où tu seras très bien.

Ayant dit cela, Śimrod quitta la pièce d’un pas décidé. Evaïa le suivit, laissant derrière elle le lit fastueux, la fourrure blanche, les stalactites et les bannières de guerre.

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