Evaïa : les bienheureux

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Les maîtres aimaient les pactes, les marchés. Evaïa l’avait bien compris. Les marchés lui avaient fait obtenir le peu qu’elle possédait, depuis le blót : le peigne ébréché avec lequel elle brossait sa chevelure avant qu’on la lui rase, la boîte dorée renfermant le précieux liquide qui anesthésiait ses sens, mais aussi le peu de vies qu’elle avait pu sauver. C’était en lui proposant un marché qu’elle avait obtenu de Śimrod qu’il ramène l’enfant de cette malheureuse nourrice – dont elle avait depuis oublié le nom, si elle ne l’avait jamais su – dans le monde humain. À l’époque, elle n’avait pas anticipé les complications ni le fait que les nixes la traqueraient. L’un de ces spectres aux ailes noires l’avait marquée de sa morsure, dans la forêt, lors de sa tentative de fuite (qu’elle avait été ridicule alors, de croire qu’elle pouvait s’échapper!) : elle portait désormais leur odeur sur elle, et cela avait suffi pour qu’ils la retrouvent. Evaïa se demandait si elle parlerait un jour à Śimrod de son séjour au Svartälfheim, le royaume glacé et désolé des nixes. Un enfer situé tout en haut du monde, encore pire que le pays des Neiges éternelles, pire encore que le bordel. Était-il capable de comprendre ? Après tout, il s’était servi d’elle comme tous les autres l’avaient fait. Mais il lui parlait. Pouvait-elle se confier à lui également ?

Evaïa laissa momentanément cette question de côté. Elle reporta son attention sur le serviteur affecté à ses soins : comme Śimrod ne lui avait pas donné d’ordre contraire, il continuait à la badigeonner de pommade et à effectuer sur elle des pratiques d’assouplissement qui, aujourd’hui, ne lui faisaient plus rien. Il était impossible d’y couper, de toute façon. Le produit magique de la boîte dorée allait la torturer jusqu’à ce que Śimrod revienne sur son cair, et qu’elle ait enfin le droit de le rejoindre dans son bain.

Le bain… C’était là qu’elle l’avait vu la toute première fois. À l’époque, elle le craignait plus que tout. Elle était encore très innocente lorsque le sidhe avait émergé de la vapeur pour se diriger vers le bassin auprès duquel elle attendait sa maîtresse. Evaïa avait d’abord cru voir une statue de marbre noir. Mais la statue bougeait, et sa peau n’était pas du marbre, bien qu’elle en eut la dureté et la texture. Ce corps l’avait bien sûr impressionné : c’était un corps de dieu, tel qu’elle n’en avait jamais vu ailleurs que sur les représentations immenses du dieu de la guerre qu’on trouvait dans les temples d’Aflheim. À Midgard, les statues des dieux étaient frustes, peu détaillées, et bien plus petites. Aucune statue de bois au fond de la forêt, aucun mythe, aucun prêtre : absolument rien n’aurait pu la préparer à faire face à l’impression de puissance brute qui se dégageait de ce corps, à l’altérité de sa couleur, indescriptible et pourtant si proche de la sienne, son toucher totalement étranger à tout ce qu’elle connaissait. Quant à son visage… son visage était un masque de splendeur sauvage. Evaïa avait été heureuse de pouvoir porter le sien, pour empêcher Śimrod de constater sa propre imperfection, mais aussi la fascination qu’il lui inspirait. Le masque lui cachait ses sentiments, il lui redonnait une forme d’autonomie, une dignité. Ce faux visage, comme l’appelaient les maîtres, lui permettait surtout d’assouvir sa passion maudite et contre nature. Car depuis que Śimrod l’avait ramené à la vie en lui donnant son sang, ce jour de neige funeste, l’humaine désormais suspendue entre la vie et la mort éprouvait un besoin de lui si viscéral qu’elle s’en effrayait. Un besoin qui évoquait celle éprouvée pour l’hydromel par certains hommes, ou pour les choses de la chair des pêcheurs. Elle avait besoin de sentir son odeur, de s’en nourrir, de s’emplir de lui. Et si cette passion lui faisait mal, elle ne pouvait plus s’en défaire. Pendant un moment, Evaïa avait craint que Śimrod la repousse définitivement, en découvrant qui elle était. Contrairement à un grand nombre de ses pairs, le sidhe n’était pas attiré par les mortels. S’il la prenait, c’était, en quelque sorte, contraint et forcé : si une Dame le réclamait à nouveau, il la délaisserait, la revendrait ou la tuerait, peut-être. Cela, Evaïa en était consciente. Mais elle avait besoin de son luith. Elle en avait besoin, jusqu’à supporter les cruelles joutes amoureuses qu’il lui imposait.

Le gobelin avait fini ses soins. Ses doigts habiles et intrusifs avaient rendu sa chair luisante et élastique, chaude et douce. Evaïa devait désormais attendre le retour de Śimrod, avant de venir se coucher devant lui au moment opportun, et attendre, les cuisses écartées et son intimité graissée bien visible, qu’il daigne user d’elle. Fut un temps où elle redoutait ce moment. Ce n’était plus le cas. Il lui faisait mal, certes, mais au moins, il était contre elle, et il lui parlait comme à une personne. C’était sans doute cela, le plus important. Il lui parlait. Grâce à lui, elle se souvenait de qui elle était. Combien d’esclaves avaient-ils perdu la mémoire de leur existence humaine, n’étant plus que des coquilles vides au service des maîtres ? Les rares qui revenaient, on les appelait, dans son village, les « bienheureux ». Bienheureux d’avoir perdu l’esprit, la faculté de parler, de revenir toqués… ils ressemblaient à des effigies de cire, ces bienheureux. Le visage figé dans une éternelle jeunesse, le regard rempli de visions célestes et la tête pleine de nuages, des souvenirs des nuées qui avaient pris le pas sur tout le reste. Comme ils revenaient inchangés depuis des années et chargés d’or, on les enviait. Mais Evaïa se souvenait qu’il n’y avait nul endroit pour eux, nulle famille encore de ce monde pour les accueillir. La communauté les prenait en charge. On voyait errer au cimetière, parfois, ceux qui se souvenaient. Les autres avaient oublié jusqu’à leur nom. Il n’y avait rien à envier. Rien. Certains se jetaient dans la mer et les lacs avec tous leurs bijoux, avant de s’y noyer à leur tour. Personne ne considérait cet ultime sacrifice comme une échappatoire, une façon de fuir des souvenirs terribles. C’était, au pire, considéré comme une lassitude de la médiocrité du monde mortel, une envie de retourner auprès des maîtres. Qu’avaient-ils vu, ces gens, pour avoir une telle envie de franchir le Voile à nouveau ? À l’époque, Evaïa en doutait, et c’est pourquoi elle avait cru Ælfboerth quand il lui avait révélé la vérité sur les maîtres, ses yeux azur brûlant d’un feu ardent. Elle l’avait cru, sans savoir que, précisément, se perdre dans ce regard céruléen, être fascinée par cette voix mélodieuse, c’était déjà mettre le pied sur le seuil de l’autre monde.

Evaïa, aujourd’hui, savait ce qui avait rendu brumeux les yeux des bienheureux revenus du blót. Elle savait ce qui avait avalé leurs noms, leurs âmes. Elle-même était sur le point d’être dévorée. Mais Śimrod lui parlait. Il usait d’elle, la mordait et déchirait ses chairs, mais depuis le début, il lui parlait. Et grâce à cela, Evaïa gardait en elle un petit peu de ce qu’elle était.

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