7. Śimrod : conditionné pour servir II

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Le cœur aussi vide que ses reins, Śimrod fixait le faux plafond du khangg de sa reine, qui s’ouvrait sur des cimes d’arbres recouvertes de blanc. Une fine neige tombait silencieusement, sans jamais venir mouiller le lit, protégé par une mystérieuse chaleur. L’atmosphère ouatée était propice au sommeil, mais il ne parvenait pas à s’endormir.

— Tu me rends folle, murmura Sneaśda en se lovant contre lui, les yeux encore voilés par les brumes de l’amour. Tu n’es même pas de sang pur… alors pourquoi est-ce que je suis aussi attachée à toi ?

Śimrod garda un silence prudent. Sneaśda était peut-être infatuée de lui – pour l’instant – mais il savait que cette passade ne durerait pas. Les ellith étaient aussi inconstantes que le temps. Bientôt, elle se trouverait un autre jouet, plus complaisant et sans doute plus présentable.

— Toutes ces femelles à la Cour d’Été… tu les rendais folles, elles aussi, n’est-ce pas ? murmura Sneaśda, les yeux luisants de jalousie. La Haute Reine elle-même… il paraît qu’elle te passait tout. Un autre aurait été émasculé pour les humiliations que tu lui as fait subir. Mais toi, tu te contentes d’une putain humaine !

On y revient, songea Śimrod avec lassitude. La trêve n’avait duré que le temps d’une rapide étreinte.

— Je n’ai jamais sailli la moindre humaine. Jamais.

Sneaśda lui grimpa dessus. Ses griffes de glace plantées sur ses pectoraux, elle le fixa, une lueur démente dans le regard :

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a empêché de prendre ta part avec mon aslith ? Tu aurais pu prétendre ensuite que le nixe l’avait achevée.

La pitié, répondit silencieusement Śimrod. La pitié pour une créature aussi impuissante que moi, un jouet fracassé par la main capricieuse d’Amarrigan.

— Elle s’est bien défendue. Je respecte ceux qui se tiennent debout, les armes à la main. Et monter des adannath ne m’intéresse pas.

— Vraiment ? Et tout à l’heure, qu’as-tu fait, alors que tu te croyais seul ?

Śimrod soupira.

— Je ne suis qu’un mâle, Sneaśda. Pire que ça : un mâle conditionné pour servir. Il suffit que je voie une femelle – n’importe laquelle – les cuisses écartées pour avoir envie de la saillir.

Śimrod espérait ainsi faire dévier la colère de Sneaśda loin de la jeune humaine. Cela fonctionna, pour le moment du moins.

— Tu vas pouvoir t’en donner à cœur joie, grinça la reine. Je suis enceinte, et je veux que l’humaine nourrisse mes enfants de son lait. Il faudra bien que quelqu’un l’aide à en produire…

Śimrod reçut la nouvelle avec une inquiétude mêlée d’indifférence. Ce n’était pas la première fois qu’une femelle tombait enceinte de ses œuvres, mais jusqu’ici, aucune n’avait réussi à porter à terme ses produits. En outre, il n’était pas le seul mâle à contenter Sneaśda : lorsqu’il n’était pas disponible, elle se faisait servir par d’autres… du moins le croyait-il.

Mais c’en était fini de sa relative liberté : désormais, la reine allait le réquisitionner pour consolider la portée et l’enfermer dans sa chambre, sans doute enchaîné au khangg, pour qu’il lui donne la semence dont avaient besoin les petits pour se développer. C’était ce qu’avait voulu dire Sneaśda en lui signifiant ironiquement qu’il allait « s’en donner à cœur joie ». La bonne marche d’une grossesse nécessitait les services quotidiens du mâle, et c’était d’ailleurs en partie parce qu’il n’était pas resté remplir ce rôle que ses précédentes femelles n’avaient pas pu donner naissance.

Enfin, parmi les sujets d’inquiétude, il y avait le problème de la nourrice. Qui allait la saillir pour lui faire fabriquer le précieux lait humain tant apprécié des petits ædhil ?

*

Le souci du travail bien fait le poussa à aller vérifier comment se portait l’esclave. Avait-elle bien recouvert de ses blessures ? Le Niśven s’était montré brutal, et on disait les morsures de ceux de sa race particulièrement venimeuses.

Śimrod inspecta les chambrées, pensant naïvement qu’on aurait mis la convalescente au repos dans l’une d’elles. Puis il se rappela que ce n’était qu’une esclave. Les humains capturés étaient parfois traités en invités dans les Cours, mais cela restait rare. La plupart du temps, on ne leur prêtait pas plus d’attention qu’on ne l’aurait fait à une proie dans la forêt, si ce n’est que leur aptitude à la parole et aux larmes rendait les tourments encore plus amusants.

Un parcours de recherches infructueuses dans le palais mena Śimrod à l’extérieur, dans les jardins par lesquels il était revenu. C’était là qu’il avait confié l’humaine aux eyslyns. Mais au lieu de la soigner et de la mettre à l’abri, ces mauvais serviteurs avaient laissé l’aslith sur un banc d’ornement en marbre gelé, entre deux congères. Śimrod maudit le laisser-aller des Cours. Il attrapa une eyslyn qui voletait dans les arbustes, indifférente à l’humaine évanouie.

— Qui s’occupe de cette esclave ? tonna-t-il en saisissant la délicate aile de givre de la créature. J’avais demandé à ce qu’elle soit soignée !

— Qui ? Quand ? répliqua l’eyslyn affolée. Oh ! Mais elle est vivante, Messire.

— J’espère bien, grogna Śimrod. Tout va à vau-l’eau, dans ce palais ! Allez lui chercher une couverture et un bol de bouillon. Et plus vite que ça !

D’une pichenette, il envoya le serviteur ailé dans les airs. Ce dernier se pressa de disparaître.

Śimrod s’avança vers l’humaine. Sa peau brune était bleuie par le froid, mais ne portait plus aucune marque de morsure. Tant mieux : son sang avait fait effet. Machinalement, Śimrod détacha son shynawil de ses épaules, puis il le drapa sur la fille. C’était la seule aslith humaine de Sneaśda : hors de question qu’elle meure avant d’avoir accompli son temps de service.

L’eyslyn ne revenait toujours pas. Un peu agacé, Śimrod s’assit sur la congère, regrettant un court instant son panache de jeunesse qui se trouvait à présent cousu sur le manteau recouvrant le corps frêle de l’humaine. Puis il sortit son nécessaire à fumer portatif – un des nombreux cadeaux qu’Ardaxe lui avait octroyé pour se faire pardonner – et l’alluma. La mince fumée monta dans l’air glacé, conférant une touche de chaleur bienvenue à cet univers polaire.

Que faire ? Śimrod ne pouvait ramener l’humaine dans l’une des chambres réservées aux courtisans de Sneaśda. Le palais était le plus souvent vide, la plupart des ædhil préférant fuir le froid polaire de son royaume. Sneaśda avait peu d’amis : elle redoutait la jalousie et les tentatives d’assassinat, à cause d’une lointaine aïeule qui, selon elle, s’était attiré l’inimité des Cours. Mais nul ne pouvait prévoir l’arrivée soudaine d’un proche ou d’un frère. Ceux du Peuple étaient fantasques et agissaient souvent sur un coup de tête.

Et cette eyslyn qui ne revenait toujours pas… absorbé dans ses pensées, Śimrod ne s’était pas aperçu que la jeune fille avait ouvert les yeux.

— Merci, murmura-t-elle simplement.

Surpris autant que choqué, Śimrod abaissa son regard incandescent sur elle. L’avait-elle vraiment remercié ?

— Ce mot est interdit dans les Cours. Tu ne le sais pas, depuis tout ce temps ?

— Si. Mais j’avais envie de vous le dire.

Elle soutenait son regard. Ces yeux… Śimrod fut le premier à les baisser.

— Retiens cette règle. Avec n’importe quel autre que moi, prononcer ce mot tabou t’aurait valu un mauvais sort.

Un coup d’œil dérobé lui apprit que, dans son infortune, elle souriait. Quel drôle de fille !

— Qu’est-ce qui t’amuse ?

— Je suis seulement surprise de votre prévenance… de tous les Seigneurs résidant ici, je vous prenais pour le plus cruel.

— Et tu as donc fui pour te jeter dans les bras de pire encore, observa-t-il. Il fallait bien avoir le manque de bon sens d’une humaine !

Cette fois, Śimrod vit la peur passer dans ses yeux, pour son propre bien.

— Qu’est-ce que c’était ? s’enquit-elle pourtant avec une effronterie peu commune.

Il choisit de répondre néanmoins.

— Un nixe changeur de la Cour de Nuit. Il rôdait aux frontières du royaume.

— Il a pris la forme d’un loup…

— Ceux-là affectionnent deux formes : celle qui est proche de cet animal que vous nommez loup, et celle du stryge ailé. De tous les nôtres, ce sont les plus féroces ennemis de tes semblables. Tu t’es bien battue.

Evaïa baissa la tête.

—J’ai eu de la chance. Sans vous…

— Tu es une importante possession de la reine. Et mon rôle ici est de faire en sorte que nul ne bafoue sa loi, les Niśven comme les autres.

— Niśven ?

Śimrod comprit qu’il en avait trop dit.

— Garde ce nom pour toi, murmura-t-il rapidement. Ici, les noms ont plus de pouvoir que tu ne le crois.

Evaïa releva la tête.

— Merci... Śimrod.

Le susnommé la regarda, stupéfait.

— Tu connais mon nom ?

— Qui l’ignore ?

— Je pensais que les humains l’ignoraient.

— Je servais dans une maison de passe de Tyraslyn, avant. Au moment où vous avez gagné le barsaman. Les clients parlaient de vous. Tout le monde parlait de vous.

Śimrod grogna, mal à l’aise. Pourquoi discutait-il le bout de gras avec cette aslith ? Et l’eyslyn qui ne revenait toujours pas !

Ennuyé, Śimrod balaya du regard les environs. Ils étaient seuls. Ce foutu serviteur ailé s’était bien joué de lui : il était manifestement parti pour ne jamais revenir.

La protection de sa fourrure n’avait pas suffi à la réchauffer. L’humaine avait refermé les yeux, s’endormant à nouveau. Si elle restait ici, abandonnée de tous, elle allait mourir de froid. Quelle mort idiote et inutile ce serait, après avoir échappé aux crocs du terrible Amahæl Niśven !

Śimrod prit sa décision immédiatement, comme à son habitude. Soulevant l’humaine toujours emmitouflée dans ses bras, il marcha vers l’intérieur du palais. Et comme il ne savait où la mettre, il la déposa dans sa propre couche.

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