8. Sneaśda : la reine d'Hiver et la nymphe d'Automne

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La fête pour l’intronisation de l’As Sidhe à la Cour battait son plein. Désireuse d’exhiber son nouveau trophée – et surtout, de décourager les éventuels assassins en faisant parader devant eux un semi-orc à la peau noire – Tintannya avait convoqué la plupart des monarques du royaume. Parmi les vingt-et-un royaumes et les cours mineures, beaucoup avaient répondu à l’appel. Une profusion de couleurs, de masques bariolés, de plumes, de fourrures, de gemmes éclatantes et d’armures ciselées envahissait jardins, patios et salles de bal. Oranges mordorés, verts scintillants comme des ailes de papillon, jaunes moelleux, bleus profonds, magenta et pourpres ensorcelants : toutes les couleurs de l’héraldique du Peuple étaient représentées. Ou presque : le rouge sanglant d’Urdaban et le violet vénéneux de Kharë manquaient à l’appel, et, où que l’on regarde, on ne pouvait voir aucune trace du noir absolu de Dorśa, si envoûtant, selon la légende, qu’il faisait perdre la tête.

Seule représentante des factions d’Ombre à être présente, Sneaśda s’ennuyait ferme. Elle était encore jeune parmi ces reines multimillénaires, et, gouvernante d’un pays si froid qu’on l’appelait Hiver, elle souffrait de la douce chaleur de la Cour. Tintannya avait figé son palais en un crépuscule éternel, entre chien et loup, ombre et lumière, afin d’accommoder toutes les factions. Mais en réalité, depuis le schisme, aucun représentant d’Ombre n’avait franchi le portail de Tyr-as-lyn. La jeune héritière d’Hiver était la première.

Depuis des temps immémoriaux, suivant en cela cette règle étrange du vivant qui voulait qu’on recherche toujours ce que l’on ne possède pas, Ombre avait fait figure de fascination pour ceux de Lumière. La réciproque était un peu moins vraie. Les Dorśari – ceux qu’on appelait les Sombres – préféraient se draper dans leur orgueil que se brûler les ailes au soleil de Lumière. Faiseurs et gardiens de territoires figés dans la glace et la nuit éternelles, peu se risquaient sur Ælda, trop chaude à leur goût. Encore moins depuis qu’on leur avait dénié le pouvoir.

Comme les autres de sa faction – et plus encore, puisqu’étant la reine, elle en portait en elle les principes les plus purs – Sneaśda souffrait de la chaude nuit d’été qui s’annonçait. La torture était d’autant plus grande que cette nuit tant attendue par elle jamais ne venait. Le pourpre poudré disparaissant derrière la sylve de Narda était un coucher de soleil permanent qui suscitait admiration et commentaires, mais par pour elle. Elle n’en pouvait plus. Pire encore, elle était persuadée, dans son jeune orgueil, que la Haute Reine avait tenu à sa présence pour la punir de sa beauté. Un barde avait eu le malheur de chanter la blancheur de sa chevelure à la Cour, et Tintannya, aux cheveux d’or blanc, en avait pris ombrage. Mais comment reprocher à la neige – signification de son nom – sa blancheur éclatante ? Tintannya brillait comme l’astre qu’elle représentait. Mais elle ne pouvait pas à la fois être la glace, et le soleil.

Elle espère me voir fondre comme un bloc sous les rayons du grand soleil, pestait Sneaśda en s’éventant. Mais cela n’arrivera pas. Je ferai plutôt tomber la nuit sur cette Cour !

Puis, se penchant vers son mâle du moment, qui attendait son bon vouloir :

— Sidhe, escorte ta reine jusqu’aux bassins.

Le susnommé se leva avec morgue, et, d’un signe sec, ordonna aux esclaves d’entourer la reine. Six jeunes humains à la nudité couverte de bijoux se levèrent immédiatement pour faire rempart de leur corps à la reine : les assassinats et autres règlements de comptes étaient communs à la Haute Cour.

Dissimulée par son masque et son shynawil, Sneaśda posa un regard distrait au grand mâle qui marchait devant elle. Urhan était son maître d’armes, et amant du moment. Il remplissait sa tâche avec brio, et sa chevelure d’un brun profond, couleur de bois dur, pouvait presque passer pour celle d’un dorśari. Tout ce qui évoquait de près ou de loin un prince Niśven, plus beaux mâles ædhil selon les mythes en vigueur – d’autant plus qu’on n’en avait pas aperçu un depuis des siècles – était activement recherché dans les cours.

L’arrivée de la reine d’Hiver aux bassins provoqua un petit remous. Quelques naïades de printemps se hâtèrent de quitter l’eau, craignant d’abimer leur beauté encore fragile en s’approchant trop près de la neige. Seules, une poignée d’irréductibles d’Automne, impatientes de goûter aux frissons d’hiver, y restèrent.

Sneaśda fit tomber son shynawil gris moiré en grande cérémonie, dévoilant un corps aussi blanc et sculpté que la glace. Le regard admiratif et discret de quelques mâles assis sur le rebord, nus et désœuvrés, effleura sa peau. Sneaśda était fière de susciter peur et émerveillement. N’était-elle pas une représentante de la Nuit, l’une des dernières à tenir la place ?

Dès qu’elle eut posé son pied délicat sur la première marche, la température du bassin chuta. Au fur et à mesure qu’elle s’y immergeait, l’eau se changeait en glace. Sneaśda fit quelques brasses dans la piscine gelée, puis poussa un long soupir de soulagement. Enfin !

Derrière elle, son mâle endurait stoïquement. Il n’était pas d’Hiver, mais mettait un point d’honneur à reproduire le comportement du légendaire roi de la Nuit, qui était censé supporter les pires glaciations avec résignation, grandeur et endurance guerrière.

Les trois nymphes couleur de feuille morte avaient fini par abandonner la place. Sneaśda était seule à profiter du bassin avec Urhan. Les six esclaves attendaient au bord, portant cérémonieusement les shynawil repliés.

Stimulée par la brutale chute de température, Sneaśda se retourna pour s’agripper aux épaules puissantes de son maître de guerre. Ce dernier comprit immédiatement ce qu’on attendait de lui. Malheureusement, le froid ne l’avait guère mis en condition.

Lorsque la langue de sa reine chercha la sienne, le malheureux mâle, désireux de ne pas lui faire perdre la face, répondit au baiser le plus passionnément possible. Mais lorsque la main de Sneaśda glissa entre ses jambes, elle ne trouva pas l’objet escompté.

— Tu n’as pas envie d’honorer ta reine, sidhe ? lui souffla-t-elle.

— Tout à l’heure, dans votre lit, répondit-il en lui mordillant affectueusement l’oreille.

Comme toutes les femelles de son Peuple, Sneaśda était secrètement émoustillée par les mâles qui se refusent et résistent. Alors, elle laissa Urhan s’en tirer à bon compte. De toute façon, il était hors de question de laisser entendre à toutes ces pimprenelles sur le rebord que son sidhe ne la désirait pas.

Trop tard. L’une des néréides l’avait vu supplier son mâle, et chercher désespérément une trace de désir chez lui. Une paire d’yeux rusés et ambrés, qui évoquaient deux noisettes de cristal, la scrutait avec malice.

— Encore un mâle rebelle !

Sneaśda passa sur le dos, affectant l’indifférence.

— Mon maître de guerre est fou de moi. Il est indocile, comme tous les mâles fougueux, mais me comble parfaitement.

— Vous avez de la chance, alors ! Tintannya elle-même ne peut en dire autant du sien…

La pointe effilée de l’oreille de Sneaśda tiqua. Simrod. Son nom était sur toutes les lèvres, et pourtant, il ne s’était pas montré une seule fois. D’après ce qui se murmurait, la Haute Reine n’avait pas réussi à obtenir de lui qu’il se montre à sa propre fête.

— La Cour avait annoncé un combat d’orcneas, nus et non castrés, dans l’arène du palais, continua la nymphe indiscrète. Les orcs les plus féroces du cheptel contre l’As Sidhe… mais celui-ci a refusé tout net de combattre.

Sneaśda était tout ouïe. Elle tenta de garder un visage composé, de ne pas montrer le trouble qui l’avait envahie à l’évocation de Simrod.

— Un sidhe qui refuse de combattre ? s’exclama une elleth. Nombre d’entre eux se rebellent de temps en temps, cela faisait partie de l’ordre des choses. Après tout, ce sont des mâles. Quel plaisir y aurait-il à céder à des esclaves soumis ? Les dompter – et les punir – fait partie du jeu. Mais un gardien du temple qui met en danger son honneur en refusant un combat… cela ne s’était jamais vu.

— Ce Simrod n’est pas comme les autres.

La jeune reine s’était imperceptiblement rapprochée de la commère. Cette dernière pérorait comme un volatile, ravie.

— Naalys de Tará, se présenta-t-elle, bonne joueuse.

Sneaśda se raidit. Tará… elle savait cette Cour historiquement hostile à Ombre.

Mais cette Naalys n’était pas une elleth : elle était d’un rang inférieur à elle. Un rapide coup d’œil à la ronde apprit à Sneaśda qu’elle n’avait pas de chevalier servant : aucun des mâles qui s’étaient rhabillés en hâte n’était à elle. En outre, Urhan s’était rapproché, prêt à intervenir en cas d’entourloupe.

Sneaśda n’avait pas à se présenter à une inférieure. Mais elle le fit tout de même, avide des renseignements que cette nouvelle « amie » pourrait lui apporter. Naalys se fendit d’une courbette un peu légère, puis sourit largement, l’œil brillant.

— Vous avez mentionné ce nouvel As Sidhe, tenta Sneaśda. Śimrod.

Naalys bâilla ostensiblement.

— Oh, je suis si fatiguée quand vient la nuit… c’est vous qui l’avez apportée, n’est-ce pas ?

Sneaśda jeta un œil au firmament, plus opaque que tout à l’heure. Avide d’en savoir plus sur le mystérieux sidhe qui faisait l’objet de toutes les conversations, elle s’excusa du bout des lèvres sans même s’en rendre compte.

— Un peu de gwidth m’aiderait tant à tenir… mais je ne suis qu’une suivante. Aucun esclave ne m’est attaché, et rares sont les mâles qui s’intéressent à moi !

— Urhan vous plaît ? proposa Sneaśda en sonnant du doigt l’un de ses propres esclaves, qui accourut avec le flacon de gwidth. Je peux vous le prêter cette nuit. Il est attentionné et endurant. Sa langue, en particulier, est douce et agile...

Naalys darda un regard intéressé sur le mâle qui attendait à côté, silencieux.

— Oui, pourquoi pas… mais je veux une portée. Il faudra qu’il revienne souvent !

— Très bien. Je peux vous le prêter pour quelques cycles.

Sans le réaliser pleinement elle-même, Sneaśda avait déjà une idée en germination dans son esprit.

Mais Urhan avait entendu la conversation.

— Ma reine ! intervint-il en dorśari, la langue des Cours Sombres. Vous ne pouvez pas rester sans protection !

— Je demanderai au temple un nouveau sidhe.

Urhan ne le montra pas, mais Sneaśda sentit qu’il était furieux d’être rétrogradé à une si basse position. Inséminateur d’une femelle non-noble, lui qui était parvenu au rang de maître de guerre d’une reine de Cour majeure… c’était la disgrâce.

Mais, comme tout mâle que l’amour-propre rend incapable de supplier, il s’inclina.

— Puisque c’est votre volonté.

Sneaśda hocha la tête. Tu l’as voulu en me refusant, pensa-t-elle pour elle-même. Urhan s’imaginait-il qu’elle allait laisser un affront impuni ?

Naalys, elle, ne cachait pas son ravissement. Elle avait compris ce que voulait Sneaśda, et s’empressa de la payer en retour.

— Savez-vous pourquoi l’As Sidhe a refusé de combattre les orcneas ce soir ? minauda-t-elle d’un air mystérieux.

Sneaśda s’agrippa au rebord du bassin, avide.

— Parce qu’il avait peur de perdre ?

Naalys secoua la tête.

— Oh ! Non. Il gagne tout. Il a remporté le dernier barsaman royal haut la main, et ne craint aucun ennemi. C’est une véritable réincarnation de Neaheicnë. D’Arawn, même, murmurent certains...

— Pourquoi, alors ?

La nymphe se pencha, un éclat d’or dans son regard rusé.

— Voyons, ne me dites pas que vous ignorez ce qui se raconte !

— Ce serait donc vrai ?

— Il suffit de le voir pour le savoir...

— Est-ce qu’il est possible de le... demander ?

Naalys éclata de rire.

— Bien sûr, à condition de ne pas craindre de mettre au monde une portée d’orcs... et d’être prête à affronter la gardienne des portes d’Æriban ! Elle est folle de lui.

La neige qui se mit à tomber en disait long sur l’état d’esprit de Sneaśda.

Une rivale... elle en faisait son affaire.

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