37. Le prix de la trahison

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Alexei

A la fin de mon service, dévasté par ce qu’il vient de se passer, je ne peux rentrer chez moi dans cet état-là. J’ai empêché la catastrophe d’un incendie dans le restaurant de Clem, Linguini est parti, tout cela devrait me mettre en joie. Mais j’ai perdu le plus important : la confiance de Clem, son amour aussi, bref, toute relation que j’aurais pu envisager avec elle, c’est mort de chez mort. Nada. Nitchevo. Niet. Le vide que cela provoque en moi est abyssal. Il me laisse en ruines, comme si un ouragan était passé à travers tout mon être, ne laissant que des lambeaux de ce qui aurait pu exister, de qui aurait dû être entre nous.

Une fois toute la salle rangée, alors que Clem est toujours enfermée avec ses assiettes cassées, je fais signe à Jérôme avant de sortir vers la plage. J’ai l’impression que tout est dans un voile, comme si la nuit était tombée sur ma réalité. Quand je porte ma main à mes yeux, je vois qu’en fait, si tout est trouble, c’est que mes yeux sont remplis de larmes. Je les essuie et plonge mon regard sur la plage, et au-delà, la mer qui s’étend à perte de vue. Peut-être que je devrais fuir à nouveau. Aller de l’autre côté de l’océan vers les Etats Unis. Recommencer ma vie là-bas, loin de tout. Surtout loin de cette haine que j’ai créée chez celle qui aurait pu être la femme de ma vie. Là, connaissant son caractère rancunier, jamais elle ne me pardonnera ce que je lui ai fait. Avec elle, c’est tout ou rien. Et là, ça va être rien, je pense.

Je ne peux cependant rester là toute la nuit. Je dois rentrer pour m’occuper de Lisa. Je ne suis plus le seul dans l’histoire, il faut que je me ressaisisse. Pas pour moi, mais pour mon petit ange qui partage désormais ma vie. Elle est tout ce qu’il me reste désormais, moi qui croyais que j’allais commencer une nouvelle histoire, me voilà enfermé dans la fin d’une autre. Pour mon plus grand désespoir. Alors que je me lève, j’entends un bruit de pas et je me cache derrière un arbre dès que je vois qu’il s’agit de Clem. Elle a l’air dévasté. J’ai l’impression que tout son corps est affaissé, qu’elle porte sur elle le poids de toute la tristesse du monde. Mon cœur saigne quand je la vois ainsi. Je suis à deux doigts de venir lui faire un câlin, d’aller la réconforter, mais je sais que si je tente quelque chose, je vais me faire jeter. Au mieux. Plus sûrement, si je m’approche d’elle, je vais finir dispersé en petits morceaux à travers l’univers tout entier. Je me résigne donc à la laisser tranquille.

Quand je rentre, il n’y a pas un son dans l’appartement. J’essaie de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller ma fille, mais c’est peine perdue. Elle se manifeste toujours quand je reviens après mon service, comme si elle avait besoin de ce petit moment avec moi, de ce petit câlin auquel s’est jointe Clem tous les soirs depuis que Lisa est arrivée. Mais ce soir, quand je me serre contre elle, je suis seul. Désespérément seul. Et Lisa le remarque tout de suite.

— Papa, elle est où Clem ? Elle travaille encore ?

— Non, ma chérie, je crois qu’elle est rentrée chez elle.

— C’est pas ici, chez elle ?

— Non, normalement, son appartement, c’est celui d’à côté. Elle a préféré y retourner ce soir…

— Mais moi je veux voir Clem ! Pourquoi elle veut pas venir ici, ce soir ? Elle veut pas me faire un câlin ? Est-ce que je l’ai fâchée ?

— Non, ce n’est pas toi, soupiré-je en essayant de la câliner un peu. C’est contre moi qu’elle est fâchée. Donc ce soir, tu auras juste un câlin de ton papa.

— D’accord, soupire Lisa. Mais elle sera là pour le petit-déjeuner ?

— Je ne crois pas, non. Elle est très fâchée parce que j’ai fait des choses vraiment pas bien envers elle. Enfin, j’ai aussi fait plein de choses bien, mais on dirait qu’elle les a oubliées.

— Donc c’est ta faute si elle est pas là ce soir ? Ou c’est la sienne ?

— Je pense que c’est surtout ma faute, oui. Des fois, on fait vraiment des trucs pas bien quand on n’a pas le choix.

— Donc, c’est toi que je dois bouder, marmonne-t-elle en me tournant le dos.

— Pourquoi tu veux me bouder ? Je suis déjà assez triste comme ça… Fais-moi un câlin, Lisa.

— Non, j’ai plus envie d’un câlin ce soir. C’est nul, les câlins !

— D’accord ma chérie, on verra ça demain, alors.

Je la laisse tranquille et vais me préparer pour aller me coucher. Dans la salle de bain, j’entrouvre la porte de l’appartement de Clem, mais tout est sombre et silencieux. Elle n’est pas rentrée chez elle. Et c’est donc toujours seul que je vais retrouver mon lit. Il est grand, il est froid, il est triste.

“Le restaurant sera fermé demain. Vous êtes tous en congés jusqu’à nouvel ordre. Clémentine.”

Je regarde mon téléphone et je me remets à pleurer. J’ai vraiment tout gâché. Si elle ferme le restaurant, c’est que ça va vraiment mal. Clem a déjà tenu le restau sans Paul, et ce n’est donc pas parce qu’elle a viré Linguini qu’elle ferme. Hervé a gagné, au final, j’ai fait mon boulot, et ça me fait profondément chier. J’essaie de me calmer, de m’endormir, mais je ne trouve pas le sommeil et, quand le matin arrive, je n’ai pas fermé l'œil de la nuit. Il faut que j’aille parler à Clem, il faut qu’elle me laisse une chance de m’expliquer. Je me lève dès le jour levé et vais frapper à sa porte. Personne ne me répond. Elle n’est pas chez elle et n’a pas dormi là. Mais où peut-elle bien être ? Il va vraiment falloir que je me fasse une raison et apprenne à vivre sans elle. Quand bien même elle accepterait de m’écouter, je doute qu’elle me pardonne. Au mieux, elle ne me tuera pas, au pire, elle va se jeter dans les bras du roi de la levrette et en faire exprès de baiser avec lui dans son appartement.

Je me morigène et me bouge pour éviter de continuer à penser à tout ça ou, tout du moins, moins y penser. Je vais réveiller Lisa pour qu’elle se prépare pour aller à l’école, mais elle est comme hier soir. Bougonne et non coopérative. Elle m’envoie même balader quand je lui propose un chocolat chaud.

— Lisa ! Il faut que tu manges quelque chose, voyons !

— J’ai pas faim ! Je veux les pancakes de Clem.

— Je vais t’en faire des pancakes, si tu veux. Mais il faut que tu manges quelque chose avant d’aller à l’école, Lisa.

— Non, je veux ceux de Clem, ils sont pas bons les tiens, je préfère les siens, bougonne-t-elle en croisant les bras. Je veux Clem.

— Eh bien, Clem est pas là. Alors, tu arrêtes de bouder et de me parler comme ça ! Tu ne veux pas manger ? Eh bien tant pis, tu ne manges pas. Mais arrête de me parler de Clem, compris ?

Je m’énerve contre elle parce que, moi aussi, je veux Clem. Mais elle ne va pas venir, et plus jamais elle ne partagera un repas avec nous, c’est sûr.

— T’es méchant ! crie ma fille en se levant brusquement, les larmes aux yeux. Je veux retourner avec Tonton Alexandre ! Non, je veux voir Clem, c’est ta faute si je peux plus la voir, t’as pas le droit de me disputer parce que je veux la voir !

— Je t’ai dit de pas me parler comme ça Lisa, dis-je froidement en la regardant. Je suis ton père et tu fais ce que je te dis. Alors, maintenant, tu te calmes et tu vas te préparer pour aller à l’école.

Ma fille me lance un regard empli de colère. Je ne sais pas comment je fais, mais j’ai le chic pour énerver les femmes et filles qui me sont le plus cher au monde. Là, je crois qu’elle m’en veut vraiment, mais elle m’obéit et se rend dans la salle de bain pour se préparer. J’essaie de garder mon calme, mais c’est compliqué. Ma vie a vraiment changé du tout au tout en quelques heures. Tout s’effondre et j’assiste au spectacle de cette catastrophe, sans rien pouvoir faire, essayant simplement de garder la tête hors de l’eau pour ne pas entraîner Lisa dans ma chute.

Je lui prépare un petit goûter pour ce matin, car je suis certain qu’elle aura faim avant midi, et le glisse dans son sac à dos avant de ranger le petit-déjeuner qui ne servira à rien. Ma fille est bornée, comme l’était sa mère. Il faut croire que j’aime m’entourer de forts caractères et si, avec Clem, j’adorais ça, là je préférerais une femme plus posée qui accepterait de m’écouter plutôt que de menacer de torturer mes bijoux de famille, comme elle a souvent menacé Linguini.

— Lisa, dépêche-toi, tu vas être en retard !

Pas de réponse. Mais qu’est-ce qu’elle fait ?

— Lisa ! Sors de la salle de bain ! Ils ne vont pas t’attendre à l’école pour commencer !

La voix de ma fille ne s’élève toujours pas dans la pièce d’à côté. Je frappe à la porte, mais personne ne répond. Je me décide alors à rentrer et découvre la salle de bain vide. Oh non, Lisa est allée se réfugier chez Clem, sûrement. Je fais quoi, moi ? J’ai envie d’aller retrouver ma fille, mais pas de voir ma cuisinière. Peut-être qu’elle n’est pas rentrée chez elle ? Je me décide à entrer et je tombe sur ma fille en train de faire un câlin à Clémentine, sur son canapé.

— Oh, je ne savais pas que tu étais rentrée, Clem.

J’ai l’impression d’arriver un peu comme un cheveu sur la soupe, et de voir ma fille accepter de lui donner un câlin alors qu’elle me le refusait, j’avoue que cela me blesse un peu.

— Tu savais donc que je n’étais pas chez moi… Je disais justement à ta fille qu’il allait falloir penser à partir à l’école pour ne pas être en retard, dit-elle sans me regarder.

— Je lui ai dit aussi. Mais elle s’est enfuie chez toi…

J’évite clairement de parler de la seule chose qui nous chagrine, à savoir ma trahison, notre relation et tout ce qui tourne autour. Clémentine a l’air d’avoir passé une nuit aussi désagréable que la mienne. Elle a les traits tirés et masque sa colère envers moi autant que possible en souriant à Lisa.

— Ne fais pas peur à ton père comme ça, tu veux ? On ne part pas sans prévenir, Lisa…

— Il avait qu’à pas te causer des problèmes. Moi, je veux rester avec toi, pas avec lui.

Aïe ! Si ses mots avaient été une arme, je serais déjà mort. Après tous les efforts que j’ai faits, tous les sacrifices que j’ai subis pour la faire venir, voilà comment elle me remercie. C’est dur à vivre.

— Lisa, ça n’a rien à voir avec ça. Tu es ma fille, je suis là pour m’occuper de toi.

— Ton père a raison, ma belle. Tu ne peux pas être fâchée contre lui pour ça, ce sont nos histoires.

— S’il t’a rendue triste, il devrait s’excuser et se faire pardonner. J’aime pas quand vous vous disputez.

Clémentine lève enfin les yeux vers moi et je crois que je n’étais pas prêt à y voir la douleur qui s’y est inscrite. Elle soupire lourdement avant de reprendre.

— Alors c’est contre moi que tu devrais être énervée, Lisa, pas contre Papa. C’est moi qui ne veux pas qu’il s’excuse et ne veux pas lui pardonner. Je suis têtue, tu sais. Allez, file à l’école, dit-elle en se levant.

— Lisa, attends, je veux t’expliquer un truc. Tu te souviens quand tu vivais chez Dimitri ?

— Ben oui, je m’en souviens. Pourquoi ?

— Dimitri me demandait de l’argent pour ne pas te faire du mal. Beaucoup d’argent. Et pour en trouver, j’ai fait des choses que je n’aurais jamais dû faire. J’avais pas le choix, mais sache que pour toi, je ferais n’importe quoi. Même me sacrifier. Alors, essaie de ne pas me juger, s’il te plaît. Tu pourras le faire quand tu seras grande. Et ce soir, quand tu rentreras, on pourra discuter. Je suis prêt à tout te raconter. Même mes bêtises. Je t’aime, ma fille.

Je la vois qui me regarde avec ses grands yeux, un peu étonnée de ma déclaration qui est plus destinée à Clem qu’à elle. Elle hausse les épaules et fait un bisou à Clémentine qui la serre rapidement dans ses bras, puis elle vient et me fait un bisou à moi aussi.

— Désolée, Papa. Je sais que tu m’aimes. Mais fais ce qu’il faut pour te remettre avec Clem. Je l’aime bien aussi, elle.

Et elle nous laisse, comme ça, tous les deux, moi à la porte de la salle de bain, et elle sur son canapé. Je ne sais pas comment réagir, ce que je peux ou ne peux pas faire.

— Tu as fermé le restaurant, j’ai vu. Je suis vraiment désolé car je ne veux pas que tu en arrives là.

— C’est pour ça que tu étais payé, pourtant. Hervé a eu ce qu’il voulait, pour aujourd’hui au moins.

— J’ai refusé son argent depuis qu’on est ensemble, Clem. Enfin, était…

— Mais tu ne m’as rien dit. Et, au-delà de savoir de quoi tu es capable… Tu m’as menti, tu m’as trahie, je n’ai plus aucune confiance en toi.

— Oui, je comprends, c’est normal. Mais tu me voyais arriver et tout te dire et risquer de te perdre ? J’ai pas eu le courage, Clem. J’ai tout gâché, je le comprends maintenant, mais je tenais trop à toi pour prendre ce risque. Bref, je ne vais pas m’imposer chez toi plus longtemps. Je suis là, si tu as besoin, vraiment.

— Je n’ai pas besoin de toi. D’ailleurs, je n’ai besoin de personne, je suis seule, il faut que je me débrouille seule, c’est comme ça. Bonne journée.

— Clem, je peux te demander une faveur avant de partir ?

Je la vois hésiter et elle ne me répond pas tout de suite. Je ne sais pas de quoi elle a peur, mais je me décide à ne pas lui forcer la main. Je me retourne et commence à fermer la porte de la salle de bain.

— Je t’écoute, qu’est-ce que tu veux me demander ?

Je m’interromps dans mon mouvement et je rouvre légèrement la porte. Je plonge dans son regard, essayant de lui communiquer tous les sentiments que j’éprouve encore pour elle.

— Si un jour, tu es prête, et je comprendrais que ça puisse prendre du temps, donne-moi une chance de m’expliquer, de tout te raconter. Je comprends que tu me juges, mais je préfèrerais que tu le fasses avec tous les éléments. C’est tout ce que je te demande car ce que je veux et souhaite, ce n’est pas possible.

— Parce que tu crois que je pourrai un jour te refaire confiance ? J’en suis arrivée à douter de chaque mot que tu as pu prononcer, de chaque geste, putain. Qu’est-ce qui était vrai, dans toute cette merde, hein ? Hervé te payait aussi pour baiser avec moi ? C’était quoi, l’objectif ? Qu’est-ce qui me dit que te laisser t’expliquer, c’est avoir droit à la vérité ? Honnêtement, Alexei, tu ne restes ici que parce qu’il y a Lisa, parce que j’ai juste envie que tu disparaisses de ma vie. Tu m’as laissée… Tu m’as laissée tomber amoureuse de toi alors que tu me mentais, c’est impardonnable.

— Personne ne m’a demandé de te baiser ou de tomber amoureux de toi. Mais bon, je vois que c’est mort. Si tu as besoin d’aide, même sans confiance, je suis là.

Je referme tout doucement la porte sans lui laisser le temps de répondre. J’ai le cœur brisé. Je sais que jamais elle ne me pardonnera. J’ai vraiment l’impression que ma vie est foutue, que j’ai laissé passer ma chance à un renouveau. Et j’en suis le seul responsable. Un vrai gâchis.

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