32. Rencontre à la russe

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Clémentine

Je me dépêche de finir de nettoyer mon plan de travail et de ranger les derniers ustensiles. Il n’est pas très tard et je pense avoir le temps de prendre une bonne douche avant le retour d’Alexei. Il m’a dit qu’il m’avait présentée à sa fille comme étant sa petite amie. Me voit-il vraiment comme ça ? Ou a-t-il employé ce mot juste pour ne pas dire “plan cul” ?

J’angoisse à l’idée de rencontrer Lisa. Je n’ai rien contre les enfants, vraiment, mais je ne suis pas très à l’aise avec eux. Disons que je n’ai jamais vraiment côtoyé d’enfants dans ma vie. Comme je l’ai expliqué à Alexei, je n’ai ni frère et sœur, ni cousin et cousine. Bien sûr, j’ai grandi avec des enfants, en étant moi-même gamine, mais je passais mon temps libre en cuisine avec l’un des mes parents, pas chez les copains-copines. Et puis, en tant qu’adulte, hormis les enfants de Sonia que je ne vois pas très souvent, mes contacts avec des gosses sont très restreints. Aucune de mes amies n’est casée et n’a d’enfants. En plus de ça, Lisa parle peu français, de ce que j’ai pu entendre, même si son père était étonné qu’elle sache quelques mots. Et moi, je ne parle pas un mot de Russe. Cela risque d’être compliqué si Alex doit faire la traduction constamment. A cela, j’ajouterai : et si elle ne m’apprécie pas ? Mon dieu, je vais devenir dingue avec toutes ces conneries.

Je gagne la salle après avoir lavé à grandes eaux le sol de la cuisine, et constate que Sonia et Jérôme sont en train de passer la toile.

— J’ai terminé, je peux vous laisser fermer ?

— Bien sûr, me dit Sonia avec un sourire en coin.

Je lève les yeux au ciel avant de sourire. Sonia est particulièrement curieuse par rapport à ma relation avec Alex, et a toujours un œil sur nous lorsque nous sommes ensemble.

— Bonne nuit, Clem ! Repose-toi un peu quand même.

— Compte sur moi, ris-je. Salut Jérôme.

Je passe par mon bureau pour me changer et regagne mon appartement. Après une rapide douche, j’enfile un legging et un grand tee-shirt avant de sortir mes cupcakes natures et au chocolat et m’attèle à la préparation d’une petite crème au beurre aussi légère que possible pour les garnir. Je me suis dit qu’un petit accueil sucré ne ferait de mal à personne. Cela m’occupera en attendant l’arrivée d’Alex et Lisa.

Alex est aux anges de retrouver sa fille. Je ne l’avais jamais vu aussi souriant et léger que depuis qu’il sait qu’elle est en sécurité. Pourtant, ce matin, au moment de partir pour Paris, le stress l’a gagné. Il n’a pas vu sa fille en face à face depuis presque deux ans et a peur que plus rien ne soit naturel entre eux.

Je file chez mon voisin et prends le temps de préparer le clic-clac. L’avion a eu du retard, ils auraient dû rentrer en début de soirée, et j’imagine que Lisa va être fatiguée. J’ai passé la journée à penser à cette rencontre, j’ai même failli foirer l’un de mes desserts, perdue dans mes pensées. C’est obnubilant. Je déteste ce sentiment de ne pas contrôler ce qui pourra se produire, tout le contraire de ce que je peux ressentir quand je suis en cuisine, où je contrôle tout, au gramme près, au temps de cuisson, au rendu final.

Quand tout est prêt chez Alex, je vais m’affaler sur mon canapé et prends un bouquin, que je repose quelques minutes plus tard. A force de lire le même paragraphe encore et encore, l’histoire me gonfle. J’allume la télévision, chose que je fais rarement, et zappe un moment.

Je bougonne en me sentant secouée et ouvre les yeux pour trouver ceux d’Alex, penché au-dessus de moi, le sourire aux lèvres.

— Tu ronflais, la belle aux bois dormant.

— Je ne ronfle pas, bougonné-je en me redressant. Je respire fort, tout au plus.

— Ça a l’air passionnant, ton programme, dit-il en regardant la série américaine qui passe à l’écran.

— Je sais même pas ce que c’est… Tout va bien ? Ça a été la route ? Pas trop galère ? Où est ta fille ? L’appartement lui plaît ? Elle est contente d’être en France ? T’as l’air crevé, dis-donc.

Je pars dans tous les sens, preuve concrète de mon stress. Encore une chose que je déteste chez moi. Je soupire et me lève alors qu’Alex me regarde, amusé.

— Elle est dans mon salon. Elle n’a pas osé venir ici. Viens, elle a hâte de te rencontrer, me dit-il en déposant un petit bisou sur mes lèvres.

— Arrête, je suis déjà assez stressée comme ça sans que tu aies besoin de me coller une pression supplémentaire, ris-je nerveusement en le suivant tout de même sur la terrasse.

— Elle va t’adorer, surtout avec les cupcakes que tu as préparés. Je me suis permis de prendre le plat. C’était bien pour nous ? me dit-il, amusé de me voir si stressée que j’en oublie ce que j’ai préparé.

— Non, c’est pour les mouettes, voyons ! Te moque pas de moi, c’est pas drôle, Thor.

— C’est pas parce qu’elle est russe qu’elle est méchante, tu sais ?

— J’ai jamais sous-entendu ça ! Ça n’a aucun rapport. C’est juste que… C’est une enfant, et… C’est ta fille. Je veux que ça matche un minimum, quoi, bougonné-je, mal à l’aise.

— Ah je comprends. Viens la voir, vous allez bien vous entendre, même si vous ne vous comprendrez pas tout le temps !

Je le suis dans son appartement sans répondre. Franchement, je me trouve pathétique, ce n’est qu’une gosse de dix ans. Pourquoi est-ce que ça ne collerait pas ? Il va juste falloir que j’évite les gros mots, les doigts d’honneur et autres trucs incompatibles avec une enfant. Quoi que, je m’en fous un peu en fait, elle ne comprendra pas après tout.

Lisa est encore plus mignonne qu’en visio, et elle rayonne littéralement. Blonde comme son papa, un visage tout rond absolument adorable et des yeux pétillants dans un bleu plus foncé que celui d’Alexei. Une jolie petite poupée qu’on a envie de câliner, clairement.

— Bonjour Lisa, je suis contente de te rencontrer, dis-je le plus naturellement possible et, croyez-le ou non, à un rythme aussi ordinaire qu’un être humain lambda plutôt qu’à mon débit naturel.

— Bonjour Madame. Ravie aussi, dit-elle avec un fort accent et des R qui n’en finissent pas.

— Appelle-moi Clem, d’accord ? Est-ce que tu as faim ? dis-je avant de me tourner vers Alexei. Vous avez mangé ? Tu veux que je vous prépare un truc avant les sucreries ?

— Si, on a mangé un Macdo. Trop bon ! dit-elle des étoiles dans les yeux pour cette bouffe qui n’en est pas vraiment.

— Je vois, bravo Alexei, tu es un traître. Premier repas sur le territoire français et c’est de la malbouffe, tu devrais avoir honte, le sermonné-je avant de lui faire un clin d'œil. Bon, je vais me garder mes cupcakes pour moi alors.

— Elle a insisté. Je lui ai dit OK pour cette fois, mais promis, dès demain, c’est nourriture normande !

— C’est ça, c’est trop tard, Thor, soupiré-je théâtralement en récupérant de la crème au beurre sur un cupcake avant de venir lui étaler sur le nez. Tu es un traître, je ne l’oublierai pas.

— Mais ! Arrête ! dit-il en riant et prenant à son tour de la crème pour en mettre un peu sur ma joue et un peu sur celle de sa fille.

— Hé ! Mes cupcakes, t’es fou ! Ça suffit, ris-je. Que moi je fasse ça à mes bébés, passe encore, mais toi, tu devrais les goûter, pas les saccager !

— Ils sont bons vos cakes Madame Clem, intervient la jolie poupée en léchant son doigt couvert de chocolat.

— Je suis contente que tu aimes, ils sont pour toi. Je vais vous laisser vous retrouver tranquillement.

— Non, reste, Papa dit que tu es sa copine. Je veux connaitre toi !

— On a tout le temps pour se connaître, tu sais. Mais… Enfin, je ne veux pas vous déranger.

Elle se lève alors et vient me prendre dans ses bras, m’enlaçant. Je ne sais pas trop comment réagir et je pose ma main sur sa nuque. Elle sanglote doucement dans mes bras sous les yeux de son père qui ne comprend pas ce qu’il se passe. Il lui dit un truc en russe, mais elle ne répond pas. Il reprend en français.

— Je ne sais pas ce qu’elle a, Clem. Désolé.

— Eh bien… On va attendre que l’orage passe.

J’entraine Lisa gentiment sur le canapé et la serre contre moi. Je n’ai rien de maternant, bien loin de ma mère qui était un ange et une crème capable de faire passer tous les maux, mais je fais de mon mieux. Je caresse son dos, ses cheveux et la berce doucement, tentant d’apaiser cette petite poupée qui a déjà connu trop de malheurs dans sa vie. Alexei vient s’asseoir également près d’elle et semble aussi mal à l’aise que moi, pour le coup. Que ce doit être difficile pour lui de retrouver sa fille après si longtemps et de marcher sur des œufs !

— Tout va bien, Lisa, murmuré-je à son oreille en espérant qu’elle comprenne. Je te promets que tu vas te plaire ici.

— Merci Madame Clem. Tout est bizarre ici, mais pas vous. Vous êtes gentille Madame Clem.

— Bizarre ? Pourquoi ? C’est… Pas si différent quand même, si ?

— Ici, chez toi, pas de méchants. Je veux pas rentrer en Russie mais je connais pas la France. C’est bien ici ?

— Va pas falloir qu’elle rencontre Linguini, marmonné-je à Alex. C’est très bien la France, tu verras. Ici, on a la mer et y a plein de gens gentils. Et puis, ton Papa est là et il va bien s’occuper de toi.

— Oui, Lisa, je suis là. Et Clem aussi. Tu veux aller te coucher ? Clem a préparé ton lit, tu vois ?

— Oui, tu devrais dormir. Demain matin, on ira voir la mer, si tu veux, et la ville un peu aussi.

— D’accord, dit-elle avant de se lever en poursuivant en Russe, me perdant dans la seconde alors qu’elle attrape son sac et va dans la salle de bain.

— Ça va ? demandé-je à Alex, silencieux à mes côtés.

— Oui, je suis heureux. Mais elle a tant changé. Elle est traumatisée. J’ai le cœur brisé quand je la vois comme ça. Pour elle, tu sais, je suis prêt à tout. Mais là, je suis totalement impuissant.

— Les enfants sont pleins de ressources… Avec du temps et de l’amour, elle va aller mieux, j’en suis sûre. Tu vas assurer, Thor, dis-je en passant mon doigt sur son nez pour enlever le reste de crème au beurre. Ça va aller. Et puis… Tu peux compter sur moi si besoin, tu sais ? Vraiment.

— Je sais Clem. Sans toi, je ne pense pas que j’y arriverais. Tu restes dormir avec moi, hein ? Même si on reste sage, j’ai besoin de toi.

— Je suis sûre que tu t’en sortirais très bien, ris-je. Je suis là, mais je n’oublie pas que tu as massacré l’un de mes cupcakes, mon cher.

— Je dois être puni. Toute la nuit, je crois.

— Je vais aller me coucher chez moi, alors. Terrible punition apparemment, ris-je.

— Comme tu veux, me répond-il un peu déçu mais résigné, avant de sourire à nouveau quand sa fille revient. Oh Lisa, te revoilà ! Au lit, ma grande !

Il va vraiment falloir qu’il bosse sa compréhension de l’humour, mon Russe. C’est fou comme il est premier degré. Bon, ok, c’est adorable aussi, de le voir prendre la mouche et bouder un peu.

Lisa se glisse sous le drap après avoir déposé sur l’oreiller à ses côtés deux peluches, un vieux lapin qui a du vécu et un petit chat tout mignon. J’observe Alexei hésiter sur la conduite à tenir et finir par se pencher pour l’embrasser sur le front et lui murmurer quelques mots en Russe. Je vais également lui souhaiter une bonne nuit et me surprends moi-même en me montrant particulièrement tendre et douce avec elle en la bordant et en lui faisant un câlin. Je les laisse en tête à tête et regagne vite fait mon appartement pour récupérer une chemise de nuit dans mon armoire et éteindre les lumières. Je vais me brosser les dents, en attendant Alexei qui tarde à me rejoindre, et patiente pour leur laisser le temps de, peut-être, recréer un genre de rituel du coucher, comme je pouvais en avoir un avec ma mère à cet âge. Lorsqu’il entre à pas de loup dans la salle de bain, Alex semble déjà perdu dans ses pensées. Il me sourit tout en me déshabillant du regard.

— Ça y est, elle dort. Merci Clem de m’avoir permis de l’accueillir ici.

— Pas de problème, c’est normal voyons. Allez, brosse-toi vite les dents qu’on aille se coucher, je suis crevée, y en a qui ont bossé aujourd’hui tu sais, on n’est pas tous allés se balader à Paris, dis-je en lui faisant un clin d’œil.

— On ? Tu m’invites ?

— C’est moi qui viens squatter ton lit, donc techniquement c’est toi qui m’invites… Chez moi, mais quand même !

— Merci, il y en a qui n’ont pas bossé mais qui ont commencé une nouvelle vie, aujourd’hui. Et ça fatigue aussi. Alors, au dodo.

Je l’embrasse sur la joue et sors de la salle de bain doucement. Effectivement, Lisa dort à poings fermés alors que je gagne le coin chambre et me glisse à mon tour sous les draps. Alex me rejoint peu de temps après et m’attire dans ses bras, dans lesquels je me réfugie avec délice. Là, maintenant, alors qu’il me serre contre lui, je réalise que je ne suis sans doute pas la seule à voir notre relation comme autre chose que seulement du sexe. Je ne peux qu’être heureuse de constater qu’il a besoin de moi, et qu’il l’a même verbalisé, lui qui parle si peu généralement, parce que moi aussi, j’ai besoin de lui, de ça. J’ai besoin de ce petit truc qui me permet de continuer chaque jour à lutter pour conserver le restaurant de mes parents, de ne pas baisser les bras et de ne pas m’enfermer totalement dans cette gestion épuisante, avec cette pression quotidienne. Un homme qui me fasse tout oublier, qui me recentre, m’apaise rien qu’en me serrant contre lui.

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