20. L'invasion

10 minutes de lecture

Clémentine

Je vais le tuer. Clairement. Ou l’enfermer dans la chambre froide. Ou le dépecer sur son plan de travail. Faire frire ses couilles ou les faire mijoter pendant des heures dans un bouillon de légumes. Je crois que jamais personne ne m’a autant insupportée, vraiment. Je sais que je suis plutôt sanguine et caractérielle, mais quand même, il pousse le bouchon, le mec. A quel moment est-ce qu’au vingt-et-unième siècle, on considère que l’homme vaut plus que la femme ? A quel moment un employé se permet de surpasser un ordre de son supérieur ? A quel putain de moment est-ce que ce trou du cul se pense meilleur que moi ?

Non, je n’ai pas fait de grande école de cuisine, non je n’ai pas fait les meilleures cuisines de France. Mais, bon sang, jamais je n’ai fait cramer une sauce au camembert, moi ! A huit ans, je savais déjà la faire ! Et sa façon de me parler… Je vais craquer, je jure devant Maïté que mes couteaux vont servir à couper ses testicules qui ne doivent pas servir très souvent s’il est comme ça avec toutes les femmes.

J’en ai les mains qui tremblent, alors que j’aligne les biscuits dans mes coupelles pour le Tiramisu aux trois chocolats. Y a-t-il meilleur dessert que celui-ci ? Hormis la charlotte au chocolat ? Hormis le coulant au chocolat avec cœur de chocolat blanc ? Hormis la mousse au chocolat ? Ouais, et je m’étonne d’avoir des kilos en trop après ça. Enfin, ce sont des kilos agréablement gagnés et bien appréciés si j’en crois les regards gourmands que me jette Alexei, et sa façon de me caresser.

Nous partons totalement en live, tous les deux, mais ça ne fait pas de mal. Ces petits dérapages sont agréables, même s’ils en deviennent frustrants. Clairement, le matin des fameux tags, j’aurais préféré qu’il vienne me retrouver pour papouiller, voire… Mais non, il ne faut pas. J’ai presque envie de le virer, en fait, mais la question persisterait : et après ?

Un bruit dans le restaurant me fait sursauter et je manque de renverser ma mousse au chocolat, la rattrapant in extremis. Je bougonne alors que le Chef Ducon, en face de moi, semble jubiler de me voir aussi maladroite. Petit abruti. Je récupère un torchon et m’essuie les mains en sortant de la cuisine, tombant littéralement sur une tornade de gosses en train de courir entre les tables de mon restaurant. C’est quoi, ce bordel ? Le restau n’est même pas ouvert ! Quand je vois Sonia débarquer à son tour, l’air contrit, les bras chargés de sacs, je comprends que ce service va clairement être une galère. Une de plus ? C’est pas possible...

— Salut Clem… Je suis désolée, ma nounou vient de me lâcher, je n’ai pas eu le choix, c’était ça ou ne pas venir un dimanche midi.

— Heu… Je veux bien l’entendre mais… Tu vas les mettre où ? soupiré-je alors que le petit Medhi vient enlacer mes jambes du haut de ses trois ans.

— On peut pas leur trouver une petite place quelque part dans le restau ?

— Leur trouver une place ? Mais enfin, Sonia, je comprends ta situation, mais on n’est pas une garderie ici !

Medhi tire sur ma veste et tend les bras dans ma direction. Bon sang, les gosses… Je l’adore, celui-là, mais… Les enfants, c’est mignon chez les autres ! Et quatre… Non mais, qu’est-ce qui lui a pris, à Sonia, d’en faire autant ? Malgré toute ma mauvaise foi intérieure, je récupère le petit monstre et lui colle un bisou sur la joue.

— Alexei est de repos ce midi, il pourrait pas donner un coup de main ?

— Je ne sais pas s’il est là, et puis… La notion de repos, c’est de ne pas bosser, non ?

— Si tu lui demandes, il va dire oui, il ne peut rien te refuser. S’il te plaît, tu peux l’appeler ?

— Occupe-toi de tes monstres, qu’ils ne cassent rien sinon je les enferme dans la cave à vin.

Je lui colle son fils dans les bras en ronchonnant et récupère mon téléphone dans ma poche. Qu’elle ait raison ou pas, ça m’ennuie de le déranger pendant son jour de congé, mais je ne peux pas faire avec un seul serveur, pas un dimanche midi alors qu’il y a pas mal de réservations, suffisamment pour que mon sourire ait été de rigueur pendant un bon moment.

— Alexei ? dis-je en l’entendant dans le combiné.

— Da ? Oui, pardon ?

— Désolée de te déranger… Est-ce que tu es chez toi ?

— Oui, tu veux venir me retrouver ? Je suis tout nu dans mon lit ! rit-il, sans se douter de ce que je vais lui demander.

— Est-ce que tu pourrais enfiler quelques vêtements et venir nous dépanner au service ? dis-je sous le regard un peu surpris de ma serveuse. Je suis désolée, mais Sonia vient de débarquer avec ses quatre mômes parce que sa nourrice a baissé les bras avec les terreurs… Pitié…

— Je descends tout de suite. Pour le service ou pour les mômes ?

— Heu… Pour ce que tu veux tant que les gosses ne passent pas les heures qui viennent à faire la course entre mes tables !

— Ils sont là tous les quatre ?

— Mais oui, bon sang ! Rapplique moi ce joli p’tit cul, pitié !

— D’accord, mais je veux un paiement en nature !

— Tout ce que tu… Non, non, pas tout ce que tu veux ! Bon sang, je vais finir dingue avec vous deux !

— J’arrive, Patronne ! Dans cinq minutes, je suis tout à ton service ! me lance-t-il avant de raccrocher.

Je me tourne vers Sonia qui n’a pas perdu une miette de la conversation alors qu’elle parvient à garder ses enfants près d’elle sans que je ne sache comment elle fait.

— Alexei arrive… Surveille tes Gremlins en attendant, je t’en supplie, ris-je en récupérant de justesse une carafe que Medhi tente d’attraper sur le rebord de la table.

— Je t’avais dit qu’il dirait oui ! Je vais faire le service, en tous cas, et si je peux, je me débrouillerai pour lui rendre service aussi à notre beau dieu Russe.

— Dieu Russe, rien que ça ? Ne lui dis pas, il va prendre la grosse tête !

— C’est pas le genre. Je crois qu’il se rend même pas compte qu’il ruine toutes nos petites culottes ! Quand on en met !

— Sonia ! T’es grave, c’est pas possible ! Encore une qui se pâme devant l’iceberg, j’y crois pas !

— Pourquoi ? Pas toi ? Ce mec, c’est un fantasme ambulant ! Mais un fantasme qui ne voit que toi qui ne fais rien pour en profiter !

Ah oui ? Rien que ça ? Elle est dingue, ça se voit qu’elle ne l’a pas vu au bar l’autre soir, l’iceberg chaud comme la braise qui tripotait ma meilleure amie.

— C’est ça, soupiré-je. J’y retourne avant que ma mousse ne prenne un coup de chaud… Ou que tes bêtises me crament les tympans.

— Farid ! Ne va pas embêter Linguini ! Il a un couteau à la main !

Elle se précipite derrière son garçon de cinq ans qui a l’air subjugué par les mouvements du connard de chef qui m’accompagne. Il est en train de trancher des légumes et le fait si rapidement que mes yeux, pourtant entrainés, peinent à le suivre.

C’est alors que le dieu Russe fait son apparition, vêtu d’un jean noir tout simple et d’une petite chemise qu’il a à peine refermée, on dirait. Il se penche et attrape Farid qu’il fait tournoyer autour de sa tête comme s’il ne pesait rien, et vient le déposer devant Sonia.

— Le babysitter est là. Mais je peux aussi me mettre au service, si vous préférez mesdames !

— Vous vous arrangez comme vous voulez, tant que ces petits monstres ne fichent pas le bazar ici… Merci, Alexei, c’est sympa d’être venu.

— Tu sais bien que tu peux tout me demander, me dit-il en me décochant un sourire si charmeur que j’en oublierais presque de m’occuper de mes desserts.

— J’en prends note, murmuré-je à son oreille avant de l’embrasser sur la joue. Ton paiement en nature.

— Une bien jolie avance, dit-il tout sourire avant de regarder Sonia avec ses deux jumelles pas loin d’elle et ses deux fils qu’elle tient par la main pour éviter qu’ils ne s’éloignent.

Il reprend sous les yeux subjugués des deux jeunes filles qui l’admirent comme s’il venait d’une autre planète :

— Sonia, je te laisse faire le service. J’aime pas travailler avec Jérôme. Il est trop pote avec Linguini à mon goût ! Ça te va si j’emmène tes enfants sur la terrasse ?

— Oh que oui, dit-elle en poussant gentiment ses fils entre eux. Je préfère un service de fou… Bon courage, tu vas en avoir besoin !

— Allez les enfants ! On a un château à conquérir dehors ! Et vous, princesses, il va falloir m’aider car je crois qu’il y a un prince charmant qui s’y cache. Mais il n'apparaîtra que si vous lui faites une danse du ventre. Vous savez en faire ?

Je pouffe en imaginant Alexei en tenue pour faire lui-même la danse du ventre et retourne en cuisine pour poursuivre la préparation de mes desserts du soir. Le Russe semble bien à l’aise avec les enfants et je me demande s’il a des frères et sœurs, ou bien même des enfants. Je sais tellement peu de choses sur lui, c’est fou !

Lorsque je frappe à la porte de chez Alexei, le service du midi est enfin terminé et je viens payer ma dette. L’appartement semble plutôt silencieux et il me fait signe de me taire en m’ouvrant la porte. Je lui tends le tiramisu que j’ai gardé pour lui avec un sourire angélique.

— Ton paiement en nature, dis-je alors qu’il le récupère.

— Chut. Mehdi s’est endormi. Ça fait du bien, un peu de calme. Mmm…. Ça a l’air bon ton dessert !

— Bien sûr que ça l’est ! Ma mère était une fabuleuse pâtissière. Je lui dois mon amour de la pâtisserie et mes formes, je crois, ris-je doucement. Où sont les trois autres ?

— Les filles sont en train de dessiner et Farid a découvert que Candy Crush sur téléphone, c’était le jeu le plus cool de toute l’année !

— Je vois. D’où tu tiens ton amour pour les gosses ? Tu as l’air à l’aise avec eux.

J’ai l’impression que l’Arctique a débarqué dans cette fin d’après-midi pourtant agréable jusque-là. Il est reparti comme il le fait si bien, dans sa Sibérie glaciale et à des milliers de kilomètres de moi.

— Tu n’aimes pas les enfants, toi ? me répond-il avec une question plutôt que de se dévoiler, ce qui a au moins le mérite de le ramener en Normandie.

— Je n’ai rien contre les enfants, je ne suis juste pas très douée avec eux. Je n’ai pas de frères et sœurs, pas de cousins et cousines, et j’ai vite été embarquée dans la cuisine plutôt que d’aller jouer avec les copains.

— Moi, j’ai une fille, lance-t-il avant de se taire à nouveau.

Je me demande si je dois insister ou pas pour en savoir plus alors qu’il reste le regard dans le vide, son assiette à la main.

— Tu m’en parleras quand tu seras prêt, alors. Ou si tu en as envie, dis-je en venant l’embrasser sur la joue.

Je m’étonne moi-même de ne pas être partie dans un interrogatoire total. Évidemment, je suis piquée par la curiosité, mais je ne vois pas l’intérêt de chercher à lui tirer les vers du nez, quand je sais que, de toute façon, il ne dira que ce qu’il a bien envie de me partager.

— Elle s'appelle Lisa, murmure-t-il en portant un doigt sur le tiramisu puis dans sa bouche. Un jour, je la reverrai, je fais tout pour.

Il me regarde alors et je vois la détermination dans son regard, sa force mais aussi sa faiblesse. Il est magnifique et je craque totalement pour lui, pour son côté sombre et froid, pour la passion et l’amour que je devine chez lui. J’avoue que je suis aussi de plus en plus folle de ce regard plein de désir qu’il m’adresse en continuant.

— Ton tiramisu est délicieux, comme le sont les formes dont tu parlais. Tout est à croquer.

— Tu es très doué pour détourner l’attention, beau blond, et changer de sujet, souris-je en récupérant à mon tour du tiramisu pour porter mon doigt à ma bouche.

— Quand Sonia aura récupéré les enfants, j’aurai droit à un deuxième dessert ?

— J’ai des meringues chez moi, si tu veux, ris-je en détournant moi-même le sujet.

— Je viendrai donc me servir à domicile, me répond-il en me tendant son doigt couvert de chocolat.

— Alexei, dis-je, mutine, ce dessert est pour toi, pas pour moi. J’ai assez de hanches comme ça, et toi bien trop d’abdos !

— Tu es parfaite, alors pour entretenir tes hanches, fais-toi plaisir.

— L’objectif, c’est vraiment que je me fasse plaisir ? Ou que tu te fasses plaisir en t’imaginant des trucs pas du tout catholiques ?

— Il y a des enfants. On va réserver ces trucs pour tout à l’heure quand je viendrai réclamer mes meringues, me dit-il, sa voix pleine de sous-entendus qui mettent mes hormones en furie et qui me poussent à attraper son poignet pour venir lécher sensuellement son doigt.

— Tu sais très bien que tu n’auras rien de plus que des meringues et éventuellement un chocolat chaud, n’est-ce pas ?

— Je sais très bien que j’ai envie de beaucoup plus, mais si tu rajoutes un bisou, je signe tout de suite !

— Quel profiteur ! On verra ça, si tu es sage, Bichon !

Je regagne rapidement mon appartement et file prendre une petite douche. Il faut vraiment que je fasse très attention avec cet homme, parce que je ne suis pas loin de craquer… Comme si je n’avais pas un millier de choses déjà suffisamment compliquées comme ça à gérer !

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0