06. Gourmandises nocturnes

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Clémentine

Je tamise mes moules dans un silence quasi total, alors que seul le four se fait entendre dans la cuisine. Voilà le seul silence que je supporte, surtout dans ces moments où la remise en question est à l’ordre du jour. Ou de la nuit. Il est deux heures du matin et je suis dans la cuisine du restaurant. Il y a un bordel monstre et j’enchaîne les plats. Sucré, salé, n’importe quoi tant que cela nécessite de la concentration et m’évite de trop cogiter. Autant dire que c’est compliqué pour mon cerveau toujours en surchauffe. Je verse mon appareil dans les petits moules et les enfourne rapidement après avoir sorti les meringues au citron. Elles sont magnifiques, aussi belles que celles que nous faisions avec ma mère.

Ce soir, plus que tout autre, je rêverais de l'avoir près de moi pour me donner des conseils et me réconforter. Ce soir, je voudrais avoir mes deux parents, l'insouciance de la jeunesse et le bien-être qui en découle. Je serais même prête à revivre ces matins où mon père me levait aux aurores pour m'apprendre la cuisine, ou ces nuits où il ne me laissait aller dormir que lorsqu'il était à peu près satisfait de ma production. Je voudrais repartir dans le sud avec Matou et notre truck, profiter du paysage, rire, baiser, cuisiner pour le plaisir sans trop me soucier du chiffre d'affaires. Elle est bien loin, cette période de ma vie.

Matou aussi me manque. Elle n'est pas remontée depuis le décès de mon père, et sa présence pour m'épauler m'aurait fait beaucoup de bien. Elle me manque chaque jour, d'ailleurs. Elle et moi sommes inséparables depuis la maternelle et je crois que c'est la première fois que nous sommes éloignées aussi longtemps. J'ai besoin de ma moitié, c'est de plus en plus difficile ici et je me sens seule. Terriblement seule. Et acculée.

Il y a quelque chose qui ne colle pas avec cette boulette. Quand je disais à Paul qu'il était impossible que j'aie mis deux fois du sel, je ne mentais pas. Mon père m'a appris cette recette quand j'avais treize ans et je l’ai faite un nombre incalculable de fois. Rien n'est laissé au hasard, chaque ingrédient est soigneusement ajouté dans un ordre précis. Quand j'ai goûté ma sauce, je l'ai trouvée légèrement trop salée, et en revenant de ma pause avec Paul, j'ai ajouté un peu de crème et de citron pour rattraper le coup. Ça aurait dû être nickel. Je ne comprends pas et j'en viens à me demander si Hervé n'est pas passé à ce moment-là pour foutre en l'air ma sauce. Oui, je deviens dingue, hein ? Bon sang, je ne m'explique pas ce qu'il s'est passé et ça m'est insupportable, clairement.

Je plonge à nouveau ma cuillère dans la sauce de ce midi dont j'ai gardé un échantillon, comme si j'avais besoin d'une preuve que tout ça n'est pas un simple cauchemar mais une triste réalité. Le client a raison, elle est juste infâme. Le sel, c'est un peu au goût de chacun, mais là, à part pour quelqu'un privé de ce sens, impossible de trouver ça bon, ou ne serait-ce que mangeable.

Je suis épuisée. Je lutte pour ce restaurant depuis quelques semaines seulement et je suis déjà à bout. La promesse que j'ai faite à mon père est tout ce qui me pousse à tenir encore le coup, mais je sens qu'à la moindre galère supplémentaire, je vais craquer. En privé, en public, un peu ou beaucoup, la seule chose qui est certaine, c'est que je vais finir par exploser. Et ça risque de faire mal le Jour J. Heureusement qu’Alexei est arrivé, c’est bien la seule chose positive depuis quelques jours. Il est efficace au service, et quand il a vu à quel point j’étais désespérée ce midi, il est tout de suite venu donner un coup de main. Je me demande si je n’ai pas trouvé une vraie perle, un vrai renfort. Enfin, Hervé a trouvé la perle. Possible qu’il regrette de me l’avoir mis dans les pattes sur le long terme. Bref, j’ai apprécié qu’il m’aide à la préparation de manière efficace. Il est beau et musclé en plus, ça n’enlève rien !

Un bon rangement de la cuisine est nécessaire et je m'y attelle après avoir branché mes écouteurs sur mon téléphone. Pas de Metallica ce soir, un peu de musique classique pour essayer de m'apaiser et éventuellement trouver le sommeil durant quelques heures. Cela me rappelle mes cours de danse, quand j’étais toute jeune, même si cela n’a pas duré très longtemps. J’étais bien trop dissipée pour la prof, qui me voyait davantage dans un cours de rock que de classique.

Un rire s’échappe de ma gorge lorsque j’observe mon poste de travail. Il y a à manger pour tout un régiment et je me dis qu’il serait grand temps que j’invite mes vieilles copines du coin pour une soirée de bonne bouffe et de rires. D’un autre côté, j’apprécie aussi le calme de ma seule soirée de liberté de la semaine, et je ne sais pas si je suis prête à m’en priver. J’aime trop prendre un bouquin et aller me poser sur la plage avec un plateau de fromages et un verre de vin. J’ai cuisiné pour un régiment, mais je n’ai même pas pris d’avance sur le service de demain alors que j’ai toute une cargaison de camembert pour le plat du jour, quelle nouille.

Je sursaute en voyant un visage apparaître dans le hublot de la porte qui mène à la salle et soupire de soulagement en constatant que ce n’est que mon pervers de voisin, qui entre ici comme s’il était chez lui. Voilà, maintenant je me sens plutôt mal à l’aise devant tout cet étalage de nourriture auquel je n’ai même pas touché. Vu la taille de mes hanches, il doit se dire que je fais une petite crise de boulimie nocturne, pour le coup.

— Alexei ? Qu’est-ce que vous faites là ? demandé-je en enlevant mes écouteurs de mes oreilles.

— Clémentine ? C’est vous qui êtes à l’origine de toutes ces bonnes odeurs ? Ça m'a réveillé !

Je constate qu’il doit dire vrai. Il porte juste un petit tee-shirt sans manche, qui met bien en lumière ses bras musclés, et un petit boxer noir tout sexy. Je vois ses yeux encore un peu bouffis, clairement, il n’a pas assez dormi.

— J’aime cuisiner quand je fais une insomnie. Vous devriez vous servir, au moins vous n’aurez pas à cuisiner ces prochains jours. Et, promis, rien n’est trop salé, j’ai tout goûté et gardé un œil sur les gamelles.

— Tout a l’air très bon ! me dit-il en humant les différents plats que j’ai préparés. Mais je ne vais pas manger tout seul dans mon coin, quand même ! Vous prenez quoi ? Je fais le service gratuitement, promis ! rit-il, en me faisant un clin d'œil.

— Je vais prendre une meringue au citron, en attendant les fondants au chocolat qui sont au four pour encore deux ou trois minutes, s’il vous plaît.

— Bien Madame. Avec ou sans chantilly ?

Avant que je puisse répondre, il attrape un torchon qu’il glisse sur son épaule, puis, théâtralement, il saisit une meringue et la dépose telle quelle sur une assiette qu’il m’apporte sur un plateau. Je lui souris et le remercie d’un hochement de tête appuyé avant de poser mes fesses sur le plan de travail en soupirant. J’ai les jambes en compote et un bain me ferait le plus grand bien, mais je risquerais de m’y endormir, pour le coup.

— Désolée de vous avoir réveillé…

— Ce n’est pas de tout repos de dormir chez vous, me répond-il avec son léger accent.

— Je vais me calmer, j’ai du mal à trouver mon rythme de croisière ici, et vous l’aviez bien cherché, ce matin, soupiré-je avant de mordre dans la meringue.

— J’ai rien cherché. Je vous ai trouvée, c’est tout.

— Moui, si vous le dites. Les meringues vous plaisent ?

— Un peu acides, mais avec un zeste de cannelle, ce serait parfait, dit-il en se léchant les lèvres de manière gourmande.

— Ma mère les a toujours faites comme ça. J’aime le côté acide, et je mets moins de citron quand j’en fais pour les autres. Là, je ne pensais pas les partager. Enfin, je ne pensais pas non plus à toutes les manger, ris-je, ayant le besoin stupide de me justifier.

— Pourquoi vous avez fait tout ça ? C’est un peu fou, non ? Il y a de quoi nourrir vingt personnes ! me demande-t-il, toujours incrédule.

— La cuisine m’apaise, c’est tout. J’en avais besoin, ce soir. C’était ça ou la musique à fond, Alexei. Si vous me dites que vous préférez être réveillé une nouvelle fois par Metallica plutôt que par les odeurs de cuisine, je ferai ça, la prochaine fois.

Je ne lui dis pas que j’avais aussi un besoin fou de me rassurer quant à mes compétences, ou tout simplement de me sentir proche des mes parents disparus qui, eux, ne faisaient pas ce genre de boulettes.

— Si vous pouviez ne pas me réveiller, ça serait mieux.

Clair, net et précis. Pas un mot de trop. Mon voisin est un homme qui va droit au but et j’avoue que j’ai un peu de mal à le cerner. Il descend et, clairement, il a l’air content de me parler, mais, en même temps, il ne prononce pas un mot de plus que nécessaire. Enfin, hormis sa petite boutade sur le service. Moi qui apprécie l’humour et déteste les silences, on ne peut pas dire que je sois servie, avec lui.

— J’y penserai, mais je ne vais pas m’arrêter de vivre pour vos beaux yeux non plus, dis-je en descendant de mon perchoir pour aller sortir les fondants du four.

C’est vrai qu’ils sont beaux, ses yeux, mais le gars est un mystère et du peu que j’ai pu le fréquenter, il est doué pour cacher beaucoup de ses émotions. Je me penche vers le four pour récupérer les gâteaux, et surprends son regard sur mes fesses lorsque je me relève. Comme ce matin pendant que je faisais mon yoga, j’ai la forte impression qu’il adore cette partie de mon corps et qu’il meurt d’envie de venir la toucher. Je suis ravie que Monsieur le Taiseux aime mes formes et son regard concupiscent a au moins le mérite de me mettre un peu de baume au cœur. Ça fait un moment que je n’ai pas baisé et mes derniers échecs ont réussi à entamer ma fragile confiance en moi. Je me trouve grosse et moche en plus d’incompétente, et le voir me regarder avec autant d’envie me fait énormément plaisir et réveille mon intimité. Comme ce matin, je suis prise d’une folle envie de jouer, et je dépose le fondant devant lui en me penchant exagérément, lui offrant ainsi une vue imprenable sur ma poitrine dénudée sous mon tee-shirt. Il ne perd pas une miette du spectacle, toujours en silence, mais pour le coup, ses yeux sont expressifs, eux, et parlent pour lui. Il a envie de moi et son regard de braise, en contraste total avec la froideur de son physique d’homme de l’est, réveille en moi des sensations que j’ai totalement mises de côté ces dernières semaines au profit de ma vie professionnelle.

— Une nouvelle petite douceur ?

— Oh oui, me répond-il sans hésiter et avec une telle force que j’ai l’impression qu’il dit oui à bien plus qu’à un simple morceau de fondant.

— Crème anglaise ? Glace vanille ? Chantilly ? Tout est fait maison.

— Je veux tout, me lance-t-il en glissant un doigt dans le pot de chantilly avant de le porter à sa bouche pour y goûter d’une manière si sensuelle que j’en mouille littéralement ma culotte.

— Monsieur est gourmand, dis-je en me secouant pour aller chercher crème et glace.

Alors que je lève le bras pour récupérer des petites assiettes dans le placard, je sens tout à coup sa chaude présence dans mon dos et son souffle dans mon cou alors que sa main se pose sur ma hanche. Je ne peux retenir un petit gémissement de plaisir tellement cette proximité m’excite, mais il se contente de tendre le bras pour prendre les assiettes que j’avais du mal à atteindre avant de retourner s’asseoir comme si de rien n’était. Le contact a été bref, mais si intense que j’en ai les jambes qui tremblent. Je ne me reconnais plus tellement j’ai envie de lui sauter dessus.

En essayant de reprendre un peu mes esprits, je dépose les gourmandises devant lui et me sers une boule de vanille avant de déposer deux fondants dans les assiettes. Alexei frôle mon poignet en prenant la cuillère pour se servir en crème anglaise et en met un peu dans mon assiette. Il lèche ensuite la cuillère et j’imagine que ce sont mes lèvres qu’il est en train de passer sous la langue. J’ai l’impression d’être au bord de l’orgasme alors qu’il ne dit rien ou presque et qu’il ne fait pas grand-chose non plus. Mon cerveau, lui, carbure à plein régime, et je dois faire un effort surhumain pour résister à la tentation de lui arracher le peu de vêtements qu’il porte et de le supplier de soulager mes envies.

— Mmmm, me dit-il en plongeant ses yeux bleus magnifiques dans les miens. J’aime le tout ! La petite touche de chocolat blanc, quelle merveilleuse idée ! C’est la petite douceur qui rend cet instant encore plus merveilleux qu’il ne l’est déjà !

— Rien ne vaut un dessert au chocolat pour réchauffer les cœurs et soigner les âmes, c’est ce que me disait ma mère, dis-je, un sourire aux lèvres à ce souvenir.

— Délicieux, me répond-il, tout à coup pensif, comme s’il était à des années-lumière dans sa tête de cette cuisine remplie de victuailles.

— Merci, dis-je sans savoir si j’ai envie de le ramener ici ou de le laisser se perdre dans ses pensées. On pourrait peut-être se tutoyer, non ? On va être amenés à bosser un moment ensemble, je pense, si le poste vous convient.

— La patronne me convient tout à fait en tous cas. OK pour se dire “tu”.

Je le regarde un instant, dubitative, avant d’éclater de rire.

— C’est la partie folle ou piètre cuisinière qui te convient ?

— Désolé, j’ai parlé sans réfléchir, me répond-il, un peu gêné. Mais tout me plaît bien, je crois. Et tu es une excellente cuisinière. J’ai envie de dévorer tout ce que tu m’offres.

— Hum… La sauce de ce midi te contredit, j’en ai bien peur, soupiré-je en me réinstallant sur le plan de travail pour terminer mon assiette.

— Un accident, ça arrive, me dit-il en ne lâchant pas mes cuisses du regard.

Honnêtement, je ne vois vraiment pas ce qu’il me trouve. J’ai l’impression que mes cuisses débordent de mon corps et que je ne suis que bourrelets et graisse mal répartie. S’il m’arrive de me trouver belle et attirante, c’est grâce à mon visage et à mon décolleté avantageux, principalement. Mais lui, il me regarde comme il admirait son fondant au chocolat, avec envie et désir. Il bande clairement dans son boxer et je n’en reviens pas de provoquer un tel effet chez lui, le mec qui s’entretient clairement en faisant du sport alors que ma seule activité physique se résume à une partie de jambes en l’air de temps à autres et aux nombreux allers-retours dans la cuisine. Motivée par ses yeux gourmands, je continue ma provocation en écartant légèrement les jambes tout en léchant ma cuillère.

— Peut-être, dis-je l’air de rien. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu faire une telle erreur. Mon père m’a appris à être organisée et ordonnée. Ça ne m’était jamais arrivé.

— La fatigue, sûrement. Faut plus y penser. Demain, ça ira mieux.

— Si c’est la fatigue, demain n’ira pas mieux, dis-je en caressant machinalement, ou pas, ma cuisse du bout des doigts.

— Il faut qu’on aille se coucher alors.

J’acquiesce sans répondre et me bouge pour ranger les plats au réfrigérateur alors qu’Alexei me donne un coup de main. J’essaie de garder les idées claires alors que nos corps se rapprochent, se frôlent, et que le mien répond un peu trop à la présence du sien. Après un rapide coup de propre sur le plan de travail, je sors de la cuisine et vais fermer mon bureau à clé avant de sortir dans la petite cour qui donne sur l’escalier menant à nos appartements. Alexei me suit, aussi silencieux que moi, et nous nous retrouvons devant nos vérandas respectives avec pour seul éclairage les rayons de Lune.

— Encore désolée de t’avoir réveillé. Et merci du coup de main, ce midi.

— Tu t’es fait pardonner avec le chocolat. Tout va bien.

— Je prends note que le chocolat te fait tout accepter, souris-je. Bonne nuit, Alexei.

— Oui, tout, murmure-t-il d’une voix un peu rauque. Bonne nuit Clémentine.

J’entre chez moi et file à la salle de bain rapidement. Une partie de moi aurait eu envie de se perdre dans une étreinte sans lendemain avec cet homme à qui je plais visiblement, mais mon cerveau reste clairvoyant : Alexei est mon employé et j’ai besoin de lui. Perdre un nouveau serveur en ce moment serait une galère supplémentaire que je ne peux me permettre. Tant pis pour ma libido et pour mon plaisir, ce qui importe, c’est Le Plaisir Normand plus que le plaisir de la Normande que je suis. Rien d’autre ne compte, j’ai une promesse à tenir.

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