02. L'andouille à la Normande

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Clémentine

Ne manquait plus que lui, tiens ! Mon regard alterne entre Thor et François Pignon. Oui, mon oncle mériterait un dîner de cons, clairement, et lui, là, le petit blond qui n’a rien de petit… Je me réserve le droit de dire qu’il est moche, juste parce qu’il me sort par les yeux, même si, clairement, la comparaison avec Thor est plutôt un compliment.

— Très cher Tonton ! Je te laisse te charger du contrat pour Monsieur, je dois aller en cuisine. Tu peux lui faire visiter son nouveau chez lui aussi, puisqu’apparemment je n’ai plus mon mot à dire sur quoi que ce soit ici. Rendez-vous dans trente minutes en salle, Alexei. Je vous dépose une tenue sur le canapé de la salle de repos.

— Bonjour ma chère Clémentine ! Tu sais bien que les contrats, c’est à toi de les faire. Je ne suis pas propriétaire, moi, je ne suis qu’associé. Je te dépanne déjà en te trouvant un serveur qualifié, je ne peux pas tout faire non plus. Et bonjour Alexei. Ravi de voir que vous avez su trouver votre chemin !

Qu'il m’agace, à faire son saint, là. On sait lui et moi qu’il rêverait de le devenir, propriétaire. Tu peux monter dessus et pédaler, mon gars, ce restaurant est à moi et jamais je ne te vendrai quoi que ce soit.

— Tu peux le rédiger, je le signerai, je n’ai pas le temps pour ça, dans l’urgence. Il y a un modèle sur le bureau de l’ordinateur, tu n’auras qu’à modifier le nom, le numéro de sécurité sociale, tout ça, tout ça.

J’ouvre la porte de mon bureau et récupère ma tenue dans le petit placard de l’entrée avant de leur fermer la porte au nez pour me changer. J’inspire un grand coup pour tenter de calmer mon palpitant. Je n’aurais pas dû boire autant de café ce matin. Je ne le sens pas, cet Alexei, et j’ai bien peur que mon oncle prépare encore un truc pour essayer de récupérer le restaurant.

Tous les deux sont encore devant la porte lorsque je l’ouvre pour sortir. Je cache au mieux mon agacement. Comme en cuisine, je déteste avoir des gens dans les pattes, et rien de pire que mon oncle ou un petit nouveau pour avoir l’impression de traîner un boulet.

— Vous avez besoin de quelque chose ?

— Tu as refermé ton bureau à clé. Comment veux-tu qu’on fasse le contrat ? me dit mon oncle, goguenard.

Merde… Quelle idée aussi, de lui demander ça ? La provocation n’est pas la meilleure des solutions. Tout comme lui laisser libre accès à mon bureau, et à tous les documents, papiers comme virtuels. Je déverrouille la porte et vais m’installer à l’ordinateur pendant qu’ils entrent. Il ne me faut que quelques secondes pour me relever et tendre une clé USB à Hervé.

— Voilà le modèle. Il y a un ordinateur portable à l’appartement des invités. Tu pourras le faire de là-bas.

— La confiance règne, je vois, me lance mon oncle, visiblement irrité de la façon un peu cavalière dont je le traite .

— La confiance se gagne, cher oncle. Alexei, n’hésitez pas si vous avez besoin d’informations ou autres, que mon oncle ne posséderait pas étant donné qu’il ne s’intéresse à ce restaurant que depuis que mon père est mort.

Je me mords la lèvre pour me taire. A être trop impulsive, j’en viens à régler mes comptes avec Hervé devant un employé. Pas très professionnel. J’entre dans la salle de repos pour récupérer une tenue pour Thor, la lui dépose entre les mains et file en salle, espérant que Sonia est à l’heure aujourd’hui, ce qui, avouons-le, serait à noter dans le calendrier. Voilà le problème avec quatre gosses et un mari plus motivé par sa console que par le reste de sa vie, il faut tout gérer. Grand bien lui fasse si cette situation lui convient, personnellement cela me file de l’urticaire, autant l’idée du mari et des gosses que celle que c’est une excuse valable pour arriver en retard quasiment tous les jours. Mais mon père adorait Sonia et, au fond, elle n’est pas méchante, juste toujours en retard. Chiant à souhait, mais on s’y fait.

J’entre dans la cuisine et bougonne en voyant que mon oncle y a amené le nouveau serveur. Ce lieu, c’est le mien, et c’est le seul où il ne peut rien m’apprendre, puisqu’il n’y connaît rien. Alors, comme il n’a pas de moyen de pression à ce niveau là, il se promène ici comme s’il était le maître des lieux, se permet d’engueuler mon second chef pour un rien, passe parfois le temps du service assis à nous regarder travailler. Sur la chaise de mon père, celle qu’il prenait quand je cuisinais. C’était lui qui m’observait, et voir Hervé à sa place me donne systématiquement des envies de meurtre.

Je me lave les mains sans plus un regard pour lui, enfile mon tablier et prépare mon plan de travail alors que Paul, le second Chef, est déjà à l'œuvre. Je relève finalement les yeux sur mon oncle et mon serveur, en train de discuter comme s’il n’y avait pas de mise en place à faire en salle, et sens mon agacement grimper encore d’un cran.

— Heu… Vous comptez planter une tente dans la cuisine ?

— Je disais à ton nouvel employé qu’il va devoir bosser s’il veut mériter son salaire. Et il me demandait ce qu’il devait faire. J’hésitais à lui faire faire le ménage ou à préparer les tables. Tu en penses quoi ?

— Le ménage est fait après chaque service , donc la préparation des tables me semble être une bonne idée. Toi qui manges souvent ici maintenant, tu connais la mise en place, j’imagine, dis-je sans cacher mon agacement avant de prendre un ton bien plus agréable pour le serveur. Tout est à droite en sortant de la cuisine, Alexei. Sonia ne devrait pas tarder, désolée pour l’accueil, c’est plutôt la course à cette heure.

— En fait, je disais à votre oncle que c’est vous la cheffe et que je devrais vous écouter et pas lui. Donc, j’y vais tout de suite. Vous verrez, je suis efficace ! rajoute-t-il en sortant, me laissant seule avec mon oncle et Paul, habitué à nous entendre nous chamailler.

— Tu aurais pu me prévenir et le faire venir plus tôt, il ne va pas rester longtemps avec cet accueil.

— Ça s'est fait un peu à la dernière minute. Il a de bonnes recommandations en tous cas. Ça devrait te faire du bien. Parce que j’ai l’impression que tu galères. On a encore perdu du chiffre d’affaires la semaine dernière, non ?

— Pourquoi tu poses la question alors que tu connais la réponse ? bougonné-je en épluchant mes légumes.

— Pas sûr que ce soit un boulot pour une femme. Tu ferais mieux de retourner dans ton truck avant de tout couler définitivement ici. Franchement, ça serait mieux pour tout le monde !

— C’est juste le temps que les clients constatent que la carte n’a pas changé, que ça reste la cuisine de Papa. Mais je te remercie pour ta confiance, ça fait plaisir, tant de soutien.

— Je tiens à ce restaurant, moi. Et je ne crois pas que tu aies les épaules pour le job, c’est tout.

— Parce que tu l’as, toi ? C’est quoi ton objectif en récupérant le restaurant ? Cuisiner des pâtes ? m’agacé-je une fois de plus. Ou raser la bâtisse pour en faire un hôtel ? Je me tue à la tâche ici ! Et toi, tu fais quoi à part venir m’emmerder quotidiennement ?

— Il faut faire venir un vrai chef, c’est ça la solution. Tu sais, un mec qui sait cuisiner des choses un peu raffinées ? Désolé, Paul, ce n’est pas contre vous que je dis ça, vos desserts sont excellents !

Je jette un œil à Paul qui a légèrement blêmi. Ne manquerait plus que lui aussi me lâche, et je pourrais mettre la clé sous la porte. Je pose brusquement mon couteau sur le billot et m’essuie les mains en approchant de Hervé.

— Sors de cette cuisine, maintenant ! Tu n’as rien à faire ici, dégage !

— Je te rappelle que la moitié du restaurant est à moi. Je suis ici chez moi !

— Tu es chez toi ? ris-je nerveusement en enlevant mon tablier pour lui coller sur le torse. Très bien, alors cuisine ! Vas-y, fais mieux que moi ! Montre-moi comment faire, oh vénéré Tonton de mes ovaires !

— Je ne suis pas chef, moi. Mais je vais en chercher un. Tu verras, c’est ça qui sauvera le restaurant. Je vais te laisser, parce que c’est pas en gueulant comme tu le fais que le déjeuner va se préparer. Paul, bon courage avec elle.

— Aucun autre Chef ne cuisinera ici hormis Paul ! Je n’en veux pas de ton Chef, fous-nous la paix et retourne à tes occupations, merde !

Je le vois sortir sans se préoccuper le moins du monde de ce que j’ai pu dire alors que Thor revient dans la cuisine. Je le regarde, prête à le mordre aussi, mais il a l’air serein et m’annonce tout sourire:

— La salle est prête, mais si vous voulez vérifier et me dire ce que je ne fais pas de la bonne façon, ça me permettra d’apprendre les coutumes de la maison.

— Sonia n’est pas arrivée ? Vous avez tout fait seul ?

— Je ne l’ai pas vue, non. J’ai improvisé. Je ne voulais pas interrompre votre échange avec votre oncle… Si j’avais su vos relations, c’est auprès de vous que j’aurais postulé directement.

— Ce n’est qu’une excuse pour lui comme pour moi de nous écharper davantage encore, soupiré-je en rejoignant la salle.

J’observe les tables de cette grande salle que j’aime toujours autant, malgré les années. Des tables en bois brut, des chaises en tissu gris confortables sur un parquet comme neuf malgré les années, tant mon père avait pris l’habitude de le soigner. Les murs sont clairs, bleus ou marron, le plafond est traversé de poutres, c’est chaleureux, familial tout en étant plutôt classe. La fierté de mes parents. Voilà pourquoi je suis revenue. Pour les photos de paysages prises par ma mère qui sont accrochées sur les murs, pour les souvenirs d’elle et moi dansant sur le parquet fraîchement ciré, pour nos dimanches après-midi pâtisserie dans cette cuisine.

— C’est nickel. Il ne manque que les petits vases sur les tables, j’ai laissé les fleurs du jour dehors.

Je sors récupérer le seau que je suis allée chercher chez le fleuriste ce matin. Papa avait conservé cette habitude qu’avait Maman de fleurir les tables. Qu’importe la fleur, tant qu’elle était bleue, et je ne peux pas me résoudre à faire autrement.

— Voilà, quelques fleurs et ce sera parfait, dis-je en posant le seau sur le plan de travail du coin des serveurs.

— J’en mets une par table ? demande Alexei, toujours aussi peu bavard et direct dans ses questions.

Je me demande d’où vient son petit accent, mais vu sa réserve jusqu’à présent, je ne pose pas la question. Pour l’instant.

— Un vase par table, oui. Et y a de quoi mettre cinq ou six fleurs dedans, dis-je en remplissant un premier vase.

— Ben laissez-moi faire, vous avez sûrement de quoi vous occuper en cuisine.

— J’y vais oui. Vous n’avez pas de question sur le service ? Oh, attendez, murmuré-je en fouillant dans un tiroir pour en sortir un papier. Voilà la numérotation des tables. J’espère que Sonia va daigner se pointer, mais bon, vu la fréquentation ces derniers jours, vous devriez vous en sortir.

— Vous n’avez pas de système électronique ? On note tout sur papier à l’ancienne ?

— Oui, à l’ancienne. Bienvenue dans les années mille-neuf-cents, Alexei, ris-je.

— Pas de souci, je m’adapte. C’est quoi le plat du jour ? demande-t-il, toujours aussi sérieux et efficace.

— Un feuilleté d’andouilles aux pommes et au camembert. Vous connaissez ?

— Non, je sais que les andouilles, ce sont les gens comme votre oncle.

Il prononce ces mots d’un ton le plus sérieux du monde et je mets un instant pour comprendre qu’il vient de faire une blague.

— Croyez-moi, le mot andouille est faible pour qualifier Hervé, dis-je en souriant. Allez, je file en cuisine, sinon les andouilles ne seront pas prêtes. Bon jardinage !

Je retourne en cuisine, un peu plus apaisée depuis que l’andouille est partie. Si je n’ai, d’aussi loin que je me souvienne, jamais eu confiance en lui, aujourd’hui je suis certaine que ce n’est pas à lui que je confierai mes angoisses quant à la survie du restaurant. Jamais je ne lui montrerai une quelconque faiblesse, il s’en servirait dès que possible pour me planter un couteau dans le dos.

Le service se passe relativement bien. Sonia est finalement arrivée et s’est à peine excusée pour son retard. Je ne suis pas aidée. Comment rester calme quand on a déjà un tempérament plutôt sanguin ? Pas avec elle, c’est certain !

Il est quasiment seize heures lorsque nous nous installons tous, comme d’habitude, sur la terrasse, pour manger un bout. Je dépose une assiette du plat du jour devant Alexei et m’installe en face de lui, à côté de ma serveuse.

— L’andouille agréable, goûtez…

— J’ai une faim de loup, je vais la dévorer !

— Mais faites donc, ni Paul ni moi n’en serons offensés, ris-je en plantant ma fourchette dans ma salade normande.

— Vous êtes satisfaite de mon premier service ?

— Crois-moi, Alexei, intervient Sonia avant que je ne puisse répondre, tu aurais déjà entendu parler du pays si ce n’était pas le cas.

— Du pays ? De quel pays tu parles ? l’interroge-t-il, visiblement perdu.

— Elle sous-entend que je vous aurais déjà fait des remarques si je n’étais pas satisfaite. Ce qui, en soi, est faux, puisque je ne lui ai toujours pas fait remarquer que ses retards m’agaçaient.

— Bien, alors ça va.

Il va m’énerver s’il continue à s’exprimer aussi peu. C’est pas très amical tout ça. Je l’observe goûter le plat, sans aucune moue différente de celle qu’il arborait jusqu’à présent. Le mec est tout simplement indéchiffrable. Impossible de savoir s’il aime ou pas ce qu’il mange. Hormis le coup de fourchette généreux, rien ne laisse à penser qu’il apprécie. Est-ce qu’il a ce faciès aussi quand il baise ?

Je pouffe peu discrètement et me morigène d’avoir l’esprit aussi mal tourné. Mais au moins, Thor fronce les sourcils en m’observant. C’est mieux que rien, non ?

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