C'était ce nouveau mot...

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La cigarette se consumait au rythme du whisky. Anne avait la peau pâle et transparente des femmes qui dorment peu, légèrement enveloppée, à force de boire, elle ressemblait à ces flans tremblotants incolores et fades qu'on achète dans les boulangeries. Ça faisait maintenant plus de quinze jours qu'elle tenait ce rythme infernal... elle ne dormait plus, et quand elle tentait de reprendre une vie ordinaire, elle se réveillait en sueur au beau milieu de la nuit, avec un pincement au coeur qui la dévorait d'angoisse et lui arrachait des larmes douloureuses.

Samuel était parti. Il ne reviendrait plus. Au début, elle se berçait de la douce illusion que la distance lui ferait réaliser à quel point elle est une femme extraordinaire ; mais cette fois-ci, ça ne marcherait plus : le fil était rompu pour toujours.

Elle rêvait de lui, son image la hantait partout où elle allait, son coeur battait la chamade quand elle croisait n'importe quel individu de taille moyenne, châtain : le français moyen, normal, ordinaire. C'était son Sam, son étincelle, sa drogue. Oui ; elle le savait maintenant, elle pouvait voir les choses en face : elle était tombée dans le piège de l'addiction. La drogue de la dépendance affective, la plus cruelle, meurtrière, autodestructrice.

Et peu à peu, sans s'en rendre compte, Anne était partie à la dérive, devenant de plus en plus obsessionnelle, de plus en plus destructrice, malade de possessivité, elle avait poussé le vice jusqu'à le pousser dans les bras d'une autre, juste pour tester sa fidélité, sa dépendance. Mais Sam était parti, tombé amoureux de cette autre ; "cette autre" murmura Anne, la mâchoire crispée de colère, la gorge nouée et douloureuse. "Cette autre..." C'était ce nouveau mot, il remplaçait pour ainsi dire l'image de Sam. "Cette autre", c'était devenu son péché mignon, son cilice, sa croix. "Cette autre..." murmura-t-elle encore avec une souffrance jouissive qui la faisait sourire de désespoir. Elle avait envie de rire maintenant, de rire hystériquement, à gorge déployer, de tuer.

Ah ! tuer quelqu'un, quelque chose, n'importe quoi, tuer l'objet de sa souffrance ! C'était pour elle la seule échappatoire.

"Voilà !" ajouta-t-elle fièrement, pleine d'orgueil, en regardant d'un oeil malsain et satisfait son verre rempli de whisky à ras-bord. "Ah ! un whisky, mais pas n'importe lequel : le plus cher, bien sûr, le Laphroig dix ans d'âge, car tant qu'à souffrir, autant se saigner jusqu'au bout !"

Maintenant, Anne ne ressemblait plus du tout à ce demi-bout de femme moitié-vivante moitié-morte, mais à une Jézabel, une pécheresse dans toute sa puissance, la personnification du diable fait femme. Son sourire faisait mal à voir, ses yeux, injectés de sang, brillaient de mille éclairs de jais, mauvais, terribles, fous. Sa carnation avait rougi, brusquement, sous l'effet de l'alcool et de l'excitation. Ses doigts jaunis par cette cigarette - qui n'était plus qu'un pauvre mégot au bout de ses lèvres frémissantes, s'accrochaient nerveusement au rebord de la table ; comme si le bois était vivant et donnait à ce pauvre corps de femme les dernières gorgées de vie, l'ultime transfusion de sève qui lui permettront de tenir.

"C'est tout. Il faut tenir. Voilà pourquoi j'écris", dit-elle en scrutant l'amoncellement de feuillets sur la table tachée d'encre qu'elle n'avait plus quittée depuis des jours ; "finalement n'est-ce pas la finalité de nos petites vies minables : tenir ? Pourquoi toutes ces questions ? "

Alors Anne, soudain, laissa échapper un premier soupir, doux, fragile, comme le souffle d'un petit enfant qui se découvre ; et des larmes inondèrent son visage abîmé. C'était un ange : toute trace de mal s'était effacée de son regard, sa bouche était tendue dans un ultime effort pour vivre.

"Seigneur. Ayez pitié de moi."

Épuisée, les muscles fatigués, les yeux las, elle laissa échapper sa plume de sa main droite, et sa cigarette de ses lèvres, et elle tomba dans un profond sommeil.

Le lendemain, quelqu'un vint frapper à la porte, et entra doucement dans le petit appartement mansardé de la jeune femme. C'était Samuel, qui venait demander pardon. Une odeur âcre de tabac froid, d'alcool et de cendres provoqua chez lui un mouvement de recul.

Il vit Anne, de dos, affalée sur sa petite table de bois, une main pendant à son côté.

Il s'approcha prudemment, afin de ménager son sommeil ; en arrivant devant elle, Samuel poussa un hurlement de terreur ! Anne n'avait plus de visage, la cigarette avait tout dévoré : sa poitrine de femme, ses feuillets : son oeuvre et l'oeuvre de Dieu. Les deux étaient partis, ensemble, main dans la main.

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