CHAPITRE 2 - 2/3

4 minutes de lecture

Eddy zieuta sa montre : 9H00. Il n’aimait pas cette heure là. L’heure de les écouter se plaindre. L’heure de travailler.

Il s’installa à la table de cuisine en formica jaune, de taille modeste voir prolétaire puis passa en revue ses troupes : un téléphone, un cahier d’écolier à grands carreaux, un crayon à mauvaise mine, une gomme résignée, une serviette ultra absorbante et un journal. Sourcils froncés jusqu’au menton, Eddy replaça certains objets au millimètre près. À croire que les fautifs ne respectaient pas leur position uniquement pour le mettre en pétard.

09H05 : Concentré comme un tube de sauce tomate, Eddy fixait le téléphone. Prêt à dégainer.

09H10 : Front ballant sur la table, bras lourdement posés dans le vide, Eddy ronflait comme un phacochère.

10H68. DRING DRING. La sonnerie crépita pour la première fois de la journée. Eddy et son humeur tressautèrent. Le vieux téléphone, un Socotel 63 de couleur grise à cadran rotatif, insistait avec l’énergie du désespoir. En liminaire, il réquisitionna cahier, crayon et gomme. Le combiné spasmodiait à chaque réplique. Eddy décrocha et décocha un allo aussi accueillant qu’un gardien de prison neurasthénique.
— Oui, bonjour, je souhaite parler à Monsieur Chabrac Eddy. Je suis bien au bon numéro ? demanda une voix vieillante et hésitotte.
— Oui.
— J’ai trouvé votre numéro dans le journal…dans l’encart publicitaire au milieu de l’avant dernière page.
Le combiné calé entre l’oreille et l’épaule, Eddy attrapa le journal et humidifia son index avec sa langue avant de tourner la première page. Il répéta ce rituel jusqu’à l’avant dernière. Le bruit vexé du papier froissé s’arrêta soudainement. Un froid glacial mordit son doigt. Des effluves funestes parfumaient cette avant dernière page. La page des avis d’obsèques !

Mélancoliques et tristes, les mots peinaient à retranscrire ces évènements douloureux. Les caractères d’imprimerie refluaient de légères larmes formant ainsi de fines écumes d’encre noire.

Eddy localisa le pauvre encart publicitaire coincé entre l’avis d’obsèque de Jean Rocheteau, décédé à son insu à l’âge de 78 ans et celui de Brigitte Soucaze, née Mirassou, retraitée de la vie à l’âge de 95 ans. Eddy examina de plus près la publicité. Sa publicité.

Vous êtes gentil ? Trop gentil ?
Vos proches ou vos collègues de travail abusent de votre gentillesse ?
Vous en avez assez de vous faire marcher sur les pieds ?
STOP ! Avec Eddy, devenez méchant et reprenez le contrôle de votre vie.

Eddy Chabrac – Thérapeute agréé en méchanceté
Consultations téléphoniques
817 29 36

— Alors, c’est bien vous Eddy Chabrac ?
— Oui.
— Zêtes pas très causant pour un thérapeute.
— Pas à moi de parler, rétorqua Eddy d’un ton monotone. Et puis les longues phrases, ça m’irrite le larynx.
Léger silence décontenancé. La vieille dame se décida enfin :
— Je m’appelle Josette et je vous appelle pour…
Silence gêné et hésitation.
— Vous écoute, insista Eddy.
— C’est Jean-Pierre, mon mari. Depuis la retraite, il dit qu’il peut plus voir ma gueule en peinture.
— Je vois, Monsieur est un amateur d’art…
— Pensez-vous ! Il a même jamais mis les pieds dans un musée, mon Jean-Pierre.
Eddy consignait toutes les informations dans son cahier.
— Hum hum, et quoi d’autre ?
— Avant il était pas comme ça mon Jean-Pierre, sanglota Josette.
Un liquide tiède et sincère jaillissait avec pudeur du combiné et ruisselait le long de son oreille. Eddy épongea le combiné, les états d’âme de Josette et son visage avec la serviette. En passant le morceau de tissu sur sa bouche, il identifia aussitôt le goût acre du chagrin et celui liquoreux de la mélancolie. Aucun doute. Des larmes de tristesse.
— Je le reconnais plus, poursuivit Josette. Il dit qu’il supporte plus ma tambouille, qu’il préférait encore la cantine de l’usine.
Eddy noircissait son cahier d’idées lumineuses. Le plan de bataille pour endurcir cette pauvre Josette s’assemblait comme un puzzle machiavélique.
— L’autre jour, j’ai voulu lui faire son plat préféré, continua-t-elle. Des gencives de lapin en pâté de croute. Il m’a dit que c’était trop cuit et qu’il fallait vraiment être conne comme une valise sans poignée pour rater une recette aussi facile.
— Sans poignée ? s’étonna Eddy. Pas très pratique.
— Le pire c’est qu’on a même pas de valise. Mon Jean-Pierre, il m’a jamais emmenée en vacances.

— Vous m’en voyez désolé, s’en contreficha Eddy.
— Je sais bien que je suis trop gentille, mais j’arrive pas à le fâcher mon Jean-Pierre. Zêtes certain que je pourrai devenir méchante avec vot’programme ?
— Pour sûr, affirma Eddy.
— J’espère, je l’aime tellement mon Jean-Pierre mais je veux plus qu’il me traite comme ça, s’effondra lacrymalement Josette.

En aussi peu de mots que possible, Eddy la rassura sans conviction puis lui demanda son adresse postale afin de lui envoyer son traitement révolutionnaire. À savoir : son ouvrage de référence « être méchant en dix leçons », une solution personnalisée, un baume anti-gentillesse à appliquer sur la poitrine tous les soirs pendant un mois… et la facture bien évidemment.

La journée se déroula ainsi :
au rythme des appels clairsemés,
au rythme des saisons,
au rythme des complaintes,
au rythme des torrents d’amertume,
au rythme des conseils saccadés…
Mais une journée différente des autres. Une journée particulière.
À 18H00 pile poil, pas une seconde de plus, pas une seconde de moins, Eddy débrancha le téléphone. Malgré le retour des quintes de toux et du gravillonnage, il était impatient. Alors qu’il s’apprêtait à mettre les voiles, la tempête frappa à sa porte. Le grondement d’une voix désagréablement familière se fracassa contre ses tympans.

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