Chapitre 1/3

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Rien.
Ni la philosophie, ni les raviolis.
Ni le plic-ploc d’une glace à la chantilly, ni le parfum sucré des gouttes de pluie.
Ni les surprises-parties, ni le boogie-woogie.
Rien.

Personne.
Ni les docteurs qui diagnostiquent en chœur son problème de cœur.
Ni les amoureux qui s’échangent des baisers ensoleillés sous un ciel langoureux.
Ni les pessimistes, ni les optimistes, ni les taxidermistes…
Personne.

Depuis sa plus tendre enfance, Eddy Chabrac n’aimait rien ni personne. Et pourtant, cela n’était pas de sa faute.

32 août 1975,

Eddy, sa mauvaise humeur, ses parents, leurs derniers espoirs, tous quittèrent le service de radiologie. L’hôpital grenouillait d’espèces diverses et variées de malades. Des malades de tous âges, des malades de passage, des malades très sages, des malades qui s’échappaient par les fenêtres et se cachaient derrière les nuages, des malades qui attendaient la fin, des malades qui avaient très faim, des malades qui sentaient le vent tourner, des malades qui sentaient mauvais, des malades qui marchaient, des malades qui roulaient…toutes sortes de malades. Eddy jeta un œil inquiet dans le hall. Petits pas cahoteux et sinueux, il s’avança au milieu de ce grand barnum, ramassa son œil, l’épousseta puis le replaça dans son orbite.

Ses parents, Edmond et Églantine, impatients de connaître enfin le diagnostic, se hâtèrent vers l’escalier principal. Eddy lanternait. Il n’aimait ni les hôpitaux, ni les malades, ni les escaliers. De toute façon, l’ascenseur était en panne. Un malade qui roulait était tombé dans l’interstice. Son corps démembré et éparpillé entravait le mécanisme.

Le département de pédiatrie prenait ses quartiers au cent-cinquante-troisième étage de l’hôpital. Un long couloir essoufflé mena Eddy et ses parents jusqu’à l’entrée du service et son comptoir d’accueil. Ce meuble blanc lavabo en arc de cercle était ornementé d’une lampe de bureau, de stylos multicolores de couleur noire, d’un détecteur de mensonge, de plusieurs bannettes en acier alvéolé remplies de formulaires, de tampons encreurs, d’une friteuse, d’une sonnette de réception en cuivre et d’une vieille peau déguisée en secrétaire médicale. Un sacré foutoir.

La vieille peau était vêtue d’un sourire de façade ravalée et d’une blouse blanche médicale par-dessus un pantalon patte d’éléphant et un pull corne de rhinocéros du plus bel effet. Dès qu’elle avait le dos tourné, les formulaires administratifs et médicaux tentaient de se carapater. Ils ne supportaient plus leurs lugubres bannettes ni les violents coups de tampon encreur. Ils rêvaient de liberté, d’autres horizons. Le moindre courant d’air leur offrait l’occasion de prendre le large. Mais la vieille peau, qui était à moitié sourde, ne l’entendait pas de cette oreille. À chaque tentative d’échappée belle, elle bondissait et attrapait au vol les fuyards. Si les novices réintégraient illico leurs bannettes, les récidivistes ne bénéficiaient pas de la même indulgence. La vieille peau les plongeait dans l’huile brûlante de la friteuse pour les dissuader de recommencer !

Eddy étouffa une méchante quinte de toux avec sa main droite. Une foultitude de petits graviers récalcitrants s’échappèrent de son poing et tombèrent au sol en cascade.

Ses parents s’approchèrent du comptoir. Edmond souriait, Églantine essayait. La vieille peau, quant à elle, torturait les formulaires à grands coups de tampon encreur. Les feuilles de papier hurlaient de douleur et imploraient sa clémence. En vain. Edmond se racla la gorge à l’aide d’un grattoir en inox pour attirer l’attention de la tortionnaire. Aucune réaction. Elle continuait ses basses besognes. Il donna alors un coup sec sur la sonnette. Elle sursauta au gazouillis métallique.
— Ouai, ouai, ça va, pas la peine d’faire tout ce raffut là ! s’agaça-t-elle en mâchouillant vulgairement un chewing-gum. Qu’est-ce qui m’veut l’m’sieur ?
Eddy, qui n’aimait pas regarder les gens dans les yeux, l’observa discrètement. La laideur de la vieille peau l’amusa. Elle était aussi moche qu’un vieux cul de babouin. Un nez à triller les lentilles, des yeux en couilles d’hirondelle et une peau aussi ridée que les plaines arides du Groenland.
— Nous avons rendez-vous avec le docteur Amproise Baré. C’est pour notre fils, annonça Edmond.
— Ah…c’est pas bon signe. Doit être vachement malade vot mioche pout venir voir c’toubib là ? s’inquiéta la vieille peau.
Églantine fondit en larmes, des larmes de cristal qui s’écoulaient en un flot scintillant.
— Nous espérons que non, répondit Edmond.
— Formulaire B2 donc, marmonna la vieille peau en farfouillant dans une bannette. Alors… c’est quoi donc son blaze au mioche ?
— Chabrac Eddy.
— Quel âge qu’il a ?
— Dix ans.
— Couleur des cheveux ?
— Noirs, épais avec un épi derrière la tête et très difficiles à coiffer.
— Couleur des chaussettes ?
— Des chaussettes !? s’étonna Edmond.
— Ben oui, les trucs tricotés qu’on met sur les ripatons pour pas avoir froid. Savez pas ce que c’est ? Zêtes bête ou quoi ?
— Rouges et trouées, je crois, souffla Edmond en haussant les sourcils.
— Et les yeux ?
— Deux et marrons.
Eddy restait en retrait, comme absent. Pourquoi se trouvait-il ici ? À vrai dire, il s’en moquait comme de sa première chemise, une belle pièce d’étoffe blanche offerte par la tante Suzanne pour son baptême.
— Des allergies ? continua la vieille peau.
— Aux fruits de mer et aux gens.
— À tous les fruits de mer ? Étonnant c’tallergie là !
— Tous sans exception. Coquillages, mollusques, escargots de mer, crustacés… il n’en aime aucun. Nous sommes vraiment désespérés, répondit Edmond en caressant l’épaule d’Églantine.
— Ok, acquiesça la vieille peau en continuant de remplir le formulaire B2. Y’en a des maladies héréditaires dans vot famille ?
— Oui, l’arrière grand-mère est morte de chagrin.
— Une peine de cœur ?
— Non. C’est héréditaire, je viens de vous le dire.
— Ok, ok. Une signature en bas du formulaire pliz, demanda la vieille peau en retournant la feuille et en tendant un stylo multicolore de couleur noire.
Edmond s’exécuta sans se départir de son sourire.
— Z’avez menti à une de mes questions ?
— Pourquoi aurais- je menti ?
— Ben tous les bonshommes y mentent. C’est bien connu. « Ne jamais croire un gonze », qu’elle me disait ma vioc. M’en vais les examiner vos réponses.

La vieille peau commença ses vérifications. Elle inspecta le formulaire à la lumière de la lampe de bureau. Aucun mot suspect. Elle passa le formulaire au détecteur de mensonge. RAS. Contrariée, elle pointa de l’index la salle de très longue attente, les invitant ainsi à déguerpir.

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