L'Œil Noir (2/2)

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Ce système est un système agonisant. Il est en train de perdre la partie de poker avec la mort qu’il a engagé dès lors que nous avons eu l’intelligence d’envoyer des Coucou c’est nous ! partout dans l’espace. Et ils continuent à sourire, à parler programme et campagnes comme si tout allait bien. Dans ce cas, quelqu’un peut-il m’expliquer qui sont ces gens qui fuient loin d’ici dans leurs navettes interstellaires ? Je les vois, voguer vers l’espace, au grand malheur de l’Armada qui tente tant bien que mal de les en empêcher. Ils partent ! On les pense fous, mais ils ont raison ! Eux ont ouvert les yeux. Ils sont des centaines, des milliers peut-être, à s’enfuir, à participer à ce sombre Exode sur lequel les gouvernements ferment un joli rideau rouge pour le cacher à ce spectateur béat et ahuri qu’est le monde humain.

Certains, en arrivant dans cet avant-poste, ont été médusés de découvrir autant de vie, dans ce proche lointain. Une autre preuve de cette propagande continuelle des chefs-d’états consistant à ne jamais évoquer leur existence, tant et si bien que les gens oublient. Pourquoi aucunes des images de ces autres mondes – pourtant aussi réelles et flagrantes qu’une tâche de vin sur une robe de mariée – que j’envoie ne sont montrées au grand-public ? Par soucis de protection du peuple ? Ou par refus d’accepter l’inacceptable ?

Seul un dieu tout puissant serait témoin de toutes les horreurs que j’ai contemplées en tant qu’Œil de l’humanité ; mais au vu de ces horreurs, je doute fortement de l’existence même de ce dieu. Car de mon poste d’observateur embusqué, j’ai épié et admiré cet immense champ de bataille tragique qu’est l’univers. J’ai vu la mort, la vraie. Pas celle d’un individu qui s’éteint après une paisible vie emplie de bonheur. Celle de peuples qui en un mortel et funeste ballet céleste s’entre-tuent jusqu’à ce qu’il ne reste d’eux que quelques traces diffuses et vides. Ces combats sont des feux dans l’espace. J’en vois constamment. Des affrontements ont souvent lieu à quelques cinq-cents années-lumière de nous, dans ce qu’on appelle le Couloir de Thanatos, cette zone du Bras d’Orion où transitent des milliers de peuples. Les victimes sont principalement les malheureuses civilisations qui sont nées dans cette contrée meurtrière, des flottilles de fuyards en déroute, des vaisseaux de passage… Les chasseurs sont des immenses armadas conquérantes et colonisatrices, des fédérations qui se battent pour des points stratégiques, des pirates célestes planqués dans leurs rapides corvettes, ou encore, plus sombres et plus dangereux, des Destructeurs Mystiques, ces étranges soldats idéalistes dont le but est le contrôle entier de la Voie Lactée, tout cela pour pouvoir la détruire ensuite. Ce n’est qu’ici qu’une liste non-exhaustive de l’ensemble des peuples qui manifestent leur suprématie à coup de torpilles et d’autres armes de nature quasi-divines aux yeux de nations de faible développement. Car il est impossible de faire la liste de toutes les horreurs qui ont été commises, et qui seront encore perpétrées.

J’ai vu des choses qui dépassent l’imaginable. Des trous-noirs supermassifs qui apparaissent de nulle part, des étoiles qui cessent de briller subitement, des puits temporels qui enferment des peuples dans une boucle sans fin, des cassures dans l’espace-temps traversant plusieurs systèmes, des chutes dimensionnelles, des étrangetés quantiques incompréhensibles… Tout ceci n’est certainement pas dû au hasard. Ces évènements tragiques ont été voulus, prémédités et commandés par des peuples qui n’hésitent pas à se tirer une balle dans le pied pour exterminer une cible.

Ces visions ont été choquantes pour le jeune homme naïf et crédule que j’étais en arrivant ici. J’ai été submergé par cette cruelle révélation. Depuis ce jour-là, je n’ai plus jamais vraiment connu le bonheur. Ma joie était toujours entachée par ce que j’avais vu, comme si j’étais indirectement lié à cet univers, et comme si par conséquent, je souffrais avec lui. Chaque peuple qui mourrait me faisait l’effet d’un coup de poignard dans les tripes. Je vomissais, rejetais toute cette horreur, la repoussant loin de moi. Mais ce n’était pas là mon métier. Je devais la gober, la laisser me prendre, pour faire corps avec elle. C’est ce qui est arrivé. Je suis moi-même devenu une exécration, et j’ai empiré avec le temps pour devenir ce vieux grincheux et acrimonieux qui regarde désormais le ciel avec indifférence et qui ne tolère plus aucune présence humaine.

Je peux néanmoins être le seul à me targuer de réellement comprendre l’Univers. Parce que contrairement aux scientifiques qui le regardent comme un cadavre à disséquer, je vois en lui un immense être vivant, fait de vide et de souffrance, qui à chaque respiration semble s’enfoncer un peu plus encore dans ce long trou qu’est le temps.

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