CHAPITRE 15 : EDEN

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Allongé sur le dos, il repose de tout son poids sur le sable, les bras légèrement en croix. Le bleu profond du ciel le happe au travers de ses yeux mi-clos. Immergé dans l’instant présent, il règle sa respiration sur le timide ressac. Il sentirait presque la rotation de la Terre. De sa main droite il caresse mollement le sable fin, déjà chaud à cette heure-ci. Des gouttelettes d’eau salée ruissellent le long de ses flancs et de sa nuque. Ces doux chatouillis de doigts de fées, aux zigs-zags imprévisibles, l’amusent. Des vaguelettes chuchotantes s’alanguissent à ses pieds, encore et encore, remontant parfois leurs fraîches caresses jusqu’aux mollets. Il se sent bien. Il aime cette sérénité qui l’envahit après chacune de ses baignades matinales. Le calme et la solitude le ressourcent. Il attend le moment précis où les rayons du soleil brûleront un peu trop sa peau, pour partir. Voilà, on y est. Il se frotte les yeux, se relève d’un bond, s’étire comme un chat, face à la mer aux transparences turquoises, puis il prend de grandes inspirations, pour faire entrer en lui ce paysage qui lui procure tant de bien-être. Le sable n’a pas collé à sa peau pourtant encore légèrement humide. Il se dit que cette nouvelle huile de bain est vraiment fantastique. Il n’enfile pas ses tongs tout-de-suite pour prolonger sa communion avec la nature. Son regard s’attarde sur les quelques traces de sel qui se sont formées par endroits sur sa peau hâlée. Il porte ses avant-bras à sa bouche, et lèche les petites trainées de comètes cristallines. Ce geste le plonge immédiatement dans le miel de ses souvenirs d’enfance, lorsqu’il venait ici, se baigner avec sa mère. Il entend encore ses rires l’envelopper d’amour et les paroles, toujours les mêmes, qu’elle prononçait avant de quitter les lieux : « Approche ma poussière d’étoile, que je t’essuie ». Ensuite, elle l’attirait à lui et l’embrassait partout où ça chatouille, effaçant sur sa peau la fine poudre de cristaux blancs.

Il se met en marche, hâtant le pas sur le sable déjà brûlant. Il laisse sur sa droite l’ascenseur aménagé dans la falaise, et choisit de grimper l’escalier taillé grossièrement dans la roche. Les premières marches trop hautes et trop étroites l’obligent à s’aider de ses mains pour les gravir. Il contracte ses abdominaux, gaine ses dorsaux. Il aime ce moment où il sent chacun de ses muscles se remettre en route et répondre au doigt et à l’œil à ses envies d’aller toujours plus haut, toujours plus fort. L’ascension commence sous l’ombre rafraichissante des genévriers et avec la facilité que lui procure la vigueur de sa jeunesse.

Ensuite, l’escalier devient plus étroit, et au détour d’un virage, les marches désormais exposées en plein soleil l’obligent à se rechausser. Ses yeux se plissent. Les arbustes font place à une multitude d’espèces aromatiques accrochées aux anfractuosités de la roche. Thyms, romarins, valérianes, menthes sauvages, ici les plantes poussent comme elles peuvent, les racines ancrées dans la pierre, en compétition les unes avec les autres. Sous la charge du soleil brûlant, les cigales mènent le rythme et les essences parfumées se mélangent, exhalant un délicieux parfum. A mi-hauteur, un promontoire permet de reprendre son souffle.

Le jeune homme s’arrête toujours à cet endroit pour contempler la baie. Ce n’est pas tant la mer qui l’attire, mais l’espace grand ouvert devant lui. Immuablement, c’est aussi toujours à cet endroit que son regard bleu clair s’obscurcit.

Il aime tout chez lui. On ne peut pas lui en vouloir. Ce n’est ni de l’égocentrisme, ni de la vanité, mais tout simplement de la lucidité. Toutes les fées se sont penchées sur son berceau. Une esthétique parfaite qu’il entretient grâce à une excellente hygiène de vie, un caractère des plus aimables lui faisant voir la vie du bon côté en toutes circonstances. Par-dessus tout, son sens de l’humour et de la répartie combiné à une séduisante douceur, le rendent irrésistible. Il est bien conscient d’être particulièrement gâté par la vie. Et pourtant, il n’est pas heureux, loin de là.

Ce qu’il n’aime pas chez lui, c’est son histoire. Cette histoire qui le rend bancal à l’intérieur. Ce gros chewing-gum collé à ses baskets dont il n’arrive pas à se défaire.

Il ne connaît pas son père. Il ne sait rien de lui ou presque rien.

Lorsqu’il était enfant, il réclamait sans cesse à sa mère le récit des circonstances de sa naissance, elle s’exécutait inlassablement :

- Lorsque tu es venu au monde, mon amour, un rayon de soleil s’est posé sur ton visage. Tes cheveux blonds dressés sur ta tête formaient une couronne. C’est pour cette raison que j’ai voulu t’appeler King. Mon petit roi.

Il a longtemps cru à cette jolie histoire, mais une fois, une seule, elle a continué son récit sous forme de confidence. Il s’en souvient encore :

- Tu sais, chacune des lettres qui compose ton prénom est contenue dans celui de ton père…

Ce jour-là, face au flot des questions de son fils, elle a vite compris qu’elle en avait trop dit. Elle n’a plus jamais voulu en reparler.

L’absence est là. Partout, à chaque instant. La litanie des interrogations sans réponse ne lui laisse aucun répit. Est-il encore vivant ? Ai-je sa couleur de cheveux ? Qu’aurait-il fait à ma place ? Est-il encore vivant ?

Il lève les yeux. Un albatros fend le ciel dans un silence rapide.

Voler, ne plus penser à rien.

Si le vent se lève, il enfilera sa combinaison aéro-solaire cet après-midi. Il pousserait bien jusqu’au cap de White Chapel. Il y retrouverait sa bande d’amis.

Pour l’heure, il se remet en route. La faim le tenaille. Il gravit promptement les dernières marches et passe sous un imposant portique en pierres taillées matérialisant l’entrée dans la propriété familiale. Sur le fronton, sous un cercle grossièrement gravé dans le granit, des arabesques en fer forgé forment le mot EDEN. Enfant, il était persuadé qu’à cet endroit précis il franchissait le seuil du paradis. Cette idée le mettait dans un état d’euphorie et de bonheur intense qui lui faisait parcourir les dernières centaines de mètres en courant et en riant.

Les années passant, les choses se sont inversées. Cette frontière de pierre sépare toujours son monde en deux, mais son paradis se trouve désormais du côté de la plage qu’il quitte toujours à regrets. Le portique une fois franchi, il sait qu’il entre dans le monde des apparences, des faux-semblants et de l’hypocrisie. Pas très loin de l’enfer. Ses jambes n’ont plus envie de courir comme avant.

A cet instant précis de sa réflexion, une bonne odeur de langoustines grillées vient chatouiller ses narines. Son estomac lui ordonne de presser le pas, lui faisant oublier l’enfer tout relatif qui l’attend. Les brumisateurs automatiques se sont déclenchés de part et d’autres de l’allée, ressuscitant les fragiles massifs de phalaenopsis adossés aux croisées d’hydrangeas bleus. La fraîcheur vaporeuse lui donne un agréable petit coup de fouet. A l’entrée du jardin à l’anglaise, il crie :

- Vu !

Les feuillages s’agitent, il sourit.

Il contourne l’immense séquoia, immobile sous le soleil. Et continue jusqu’au jardin japonais au milieu duquel une tonnelle gazeuse chapeaute la table du déjeuner sur laquelle quatre couverts sont dressés.

Il approche de sa mère, dépose un baiser sur sa main glacée, puis s’assoit à sa place attitrée. Comme à son habitude, elle lui demande :

- C’était bien ?

Quoi qu’il fasse et d’où qu’il vienne, elle lui pose toujours la même question. Lui, quoi qu’il se soit passé et où qu’il soit allé, lui répond toujours par l’affirmative pour la rassurer et lui éviter d’inutiles tourments.

- Nous attendons ton frère, reprend-elle.

King se tourne pour adresser un léger signe de tête à l’homme qui fait face à sa mère. Celui-ci lui répond d’un signe de la main encore plus discret.

Les minutes s’égrènent rythmées par le gargouillis des fontaines zen qui tentent vainement d’alléger le poids du silence.

Le frère arrive enfin, sans un mot d’excuse ni même un bonjour et s’assoit à la place restante.

- On va se cotiser pour t’acheter une montre, lui lance King.

Le nouvel arrivant ne répond pas tout de suite. Il plante son regard noir dans celui de son frère. A quoi bon expliquer à cette tête de linotte qu’on ne peut pas se permettre de couper le troisième mouvement de la symphonie numéro trois de Brahms. Qu’un albatros passant dans le ciel, donne forcément envie de relire les poèmes de Baudelaire, que lorsque la mer prend cette teinte particulière, les larmes d’émotion sont difficiles à tarir. A quoi bon, il ne comprendrait pas. Alors, pour couper court à toute discussion, il lui jette à la figure un laconique et dédaigneux :

- Ta gueule !

La femme se crispe. Son mari serre les poings. Il sait qu’il a ordre de ne pas intervenir pour corriger les deux écervelés.

King se lève pour embrasser sa mère et lui glisser un « je t’aime » à l’oreille. Elle lui répond : « Moi aussi, mon ange. » Il se rassoit en toisant son frère.

Il sait qu’il a gagné la partie. Son cadet baisse le regard.

Toutes les inimitiés et les tensions étant en place, le repas peut commencer.

Un extraordinaire spectacle se met alors en mouvement, n’étonnant plus aucun des quatre convives blasés par le feu d’artifice culinaire devenu routinier pour eux. Le plateau central de la table s’enfonce comme par magie, puis remonte quelques instants plus tard, recouvert d’une infinie variété de présentations individuelles savamment créées par les équations de la chimie moléculaire au service de l’art culinaire, aux couleurs et aux textures surprenantes,.

Les mets déstructurés et génialement sublimés, s’offrent à la vue, éveillant l’appétit et la curiosité par le plaisir des yeux : crèmes de laitue, granités de St Jacques, nuages de foie gras, croustade de citron vert aux paillettes de langoustines, brumes de chapon, mousses de caviar en coque de tomate… Le plateau tourne lentement laissant le temps à chaque convive de faire son choix avant de saisir les trésors comestibles.

Le manège se renouvelle, jusqu’à la farandole de desserts, bouquet final et succulent. L’apothéose de couleurs et de sucre achève l’appétit des convives. Tous abdiquant, la mère appuie discrètement sur un bouton près de son assiette.

Les gourmandises restantes disparaissent, avalées par la table.

Dans un dernier élan, King saisit un grand verre d’eau fraîche qu’il ira déposer à même le sol, à l’angle de la tonnelle, près d’un grand if taillé en boule.

C’est le moment que choisit Kaylann pour prendre congé des siens et se retirer dans ses appartements.

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