CHAPITRE 9

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Tous les regards convergent vers la dépouille du Commandeur Pourfendu : d’un côté, le corps inerte, allongé sur le ventre. De l’autre, la tête. Le visage cireux, la langue pendante. Les yeux ouverts, encore menaçants, fixes, accusateurs.

Tous ont chassé le fourmipoulpe de leur esprit, même Kim Soon : leur attention se concentre sur le cadavre. Mille questions se bousculent dans l’esprit de chacun, mais personne n’ose en formuler une seule, de peur que le Commandeur Suprême ne se ressoude devant eux et ne les frappe de son courroux. Il est certainement capable d’une telle prouesse. N’a-t-il pas vaincu un tigre à mains nues lorsqu’il était nourrisson ? N’a-t-il pas déjà été sur la lune dans une fusée de son invention ? N’a-t-il pas, d’un seul regard, fait fondre en larmes le président américain, qui s’est mis à genoux devant lui et a reconnu sa supériorité devant tous les chefs d’Etat ? N’a-t-il pas traversé l’océan Pacifique à pieds secs pour dire aux Américains sa façon de penser ? Les journaux sont formels : rien ne résiste au Commandeur. Alors, pourquoi la Mort ferait-elle exception à la règle ? Et puis, il est tout de même un descendant direct du dieu du Soleil. Or, les Dieux ne sont-ils pas immortels et capables de tous les prodiges ? Le soleil ne tombe-t-il pas derrière l’horizon pour revenir éclairer la terre le lendemain ?

Plus ils y pensent, plus ils sont convaincus qu’iI s’agit probablement d’une mise en scène, d’un tour de passe-passe destiné à mettre leur loyauté à l’épreuve. Aucun doute, le Commandeur Suprême va se remettre sur pied.

Pendant plusieurs heures, ils restent ainsi plantés comme des piquets, sans dire un mot, recueillis et pleins de doutes. Ils n’osent penser à Lui au passé, scrutent les moindres détails de son corps, guettent un mouvement qui ne vient pas.

Quand enfin, à la nuit tombée, l’idée de sa mort se fraie un chemin dans les esprits (la flaque de sang séché, les mouches qui bourdonnent, l’odeur, persistante : les signes commencent à se faire nombreux et insistants), le trouble s’accentue. Mais au lieu de prendre leurs jambes à leur cou, ils restent pétrifiés, comme l’oiseau qui n’ose s’échapper par la porte grande ouverte de sa cage. Démunis face à cette liberté soudaine, ce gouffre insondable qui s’ouvre devant leurs pieds, ils n’osent bouger.

Que faire de la liberté quand on en ignore jusqu’au concept ? Que faire maintenant que personne n’est plus là pour les guider ou les menacer ? Doivent-ils rester, ou partir ? Que va-t-il se passer, à présent ? Que va devenir le pays, sans son chef ? Que doivent-ils faire du corps ? Que vont-ils tous devenir ? Vont-ils être jugés ? Condamnés ? A la torture ? A la mort ? Et leur famille ?

Kim Soon décide de sortir de ce cercle vicieux qui consiste à répondre à des questions par d’autres questions.

  • Je pense qu’il faut avertir l’état-major de ce qui s’est produit. Raconter tout ce qu’on a vu, dans le détail, en toute transparence. Ils sauront quoi faire. Nous n’avons rien à nous reprocher, en plus tout était filmé, lance-t-il avec une assurance qui l’étonne.

Il y a un instant de flottement, puis le général réplique, en bégayant.

  • Mais… euh... c’est moi, l’état-Major, en fait.
  • Parfait ! réagit Kim Soon. Alors, que devons-nous faire, mon général ?
  • Eh bien… euh… c’est une situation inédite… Je dois vérifier.

Le général pose sa grosse mallette sur la paillasse, l’ouvre et en sort un épais dossier classé confidentiel. Il chausse ses lunettes et commence à feuilleter à l’envers, le sourcil froncé.

  • Déportation, Déminage, Délation… Ah, “Décès du Commandeur Suprême”, j’y suis ! fait-il fièrement en pointant du doigt un paragraphe. Bien. Je cite :“Dans la perspective hautement improbable d’un décès inopiné du Souverain Inestimable, il faut respecter la procédure suivante. Petit un, faire constater officiellement le décès par un médecin assermenté.

Le général lève les yeux et s’adresse à l’assemblée en regardant par-dessus ses lunettes.

  • Y a-t-il un médecin assermenté dans la salle ?

Derrière sa plume d’autruche, la jeune fille au regard maussade semble sortir d’un long sommeil.

  • Oui, moi. Je suis chirurgienne. Mais le Commandeur Suprême, dans sa grande sagesse, a estimé que je serais bien plus utile en brassant de l’air.
  • Parfait, répond le général. Madame, veuillez constater le décès du Commandeur Suprême.
  • Ça me paraît tout de même assez évident : il est coupé en deux.
  • Je vous ai dit de constater, veuillez constater, s’impatiente le général.
  • Très bien.

La jeune femme s’avance avec nonchalance vers le corps immobile, tâte le poignet du Commandeur et prend le pouls, puis se dirige vers la tête, examine les yeux, la section nette au niveau du cou et la croûte de sang séché sur le pourtour, parsemée de larves de mouches.

  • Le Commandeur Suprême est mort. Cause du décès : décapitation, conclut-elle doctement avant de reprendre ses plumes d’autruche.
  • Parfait ! se réjouit le général. Enfin… je veux dire que nous pouvons passer au point numéro deux. Point numéro deux : en cas de décès, le pouvoir revient au descendant mâle le plus âgé.
  • Il n’avait pas de fils, objecte Kim Soon.
  • En effet. Je continue. En cas d’absence de descendant mâle, le pouvoir revient à la descendante femelle la plus âgée.
  • Il n’avait pas de fille non plus, constate Kim Soon.
  • Exact, reconnaît le général. Je continue. En cas d’absence de descendant femelle, les cit...

Le général s’étrangle au milieu de sa phrase. Il blêmit, referme brusquement le dossier et s’appuie sur la table comme si ses jambes ne pouvaient plus le porter.

  • Que se passe-t-il, général ? demande Kim Soon, inquiet, en posant une main secourable sur l’épaule du haut-gradé.
  • Rien, rien, tout va bien. Merci.
  • Vous êtes certain ? demande Kim Soon, prévenant.
  • Vous êtes tout pâle, ajoute la chirurgienne.

Le général s’emporte et passe instantanément du blanc au rouge.

  • Puisque je vous dis que tout va bien ! Si je vous dis que tout va bien, c’est que tout va bien !
  • Tant mieux, alors, répond calmement Kim Soon. Que disait le point numéro trois, général ?
  • Oh, rien. Des broutilles.

Le général extirpe une pipe de sa poche, la bourre avec du tabac, les mains tremblantes et prend un briquet qu’il allume.

  • Vous nous cachez quelque chose, général, réplique Kim Soon en fronçant le sourcil.
  • Mais non, qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demande innocemment le général, un maigre sourire aux lèvres.
  • Parce que vous venez de mettre le feu à votre moustache au lieu d’allumer votre pipe.
  • N’imp...

Lorsque le général réalise que Kim Soon dit vrai, une expression d’horreur s’affiche sur son visage enflammé. Il se met à hurler en courant comme un poulet sans tête, ce qui a pour effet d’attiser un peu plus les flammes qui lui grillent la moustache.

Heureusement, la chirurgienne, magnanime, lui balance un verre d’eau à la figure et tout rentre dans l’ordre.

  • Que dit le point trois ? insiste Kim Soon, sévère.

Acculé, le général se trouve obligé de donner une réponse. Il lève les yeux, fait mine de fouiller dans sa mémoire et répond enfin.

  • Euh.. Ah oui, voilà, je me rappelle maintenant : “En cas d’absence de descendant femelle, les citoyens organiseront une grande fête avec des cotillons, des ballons et des pétales de fleurs et tout le monde se fera des câlins”.
  • Vous dites n’importe quoi ! s’emporte Kim Soon. Donnez-moi ce dossier.
  • C’est confidentiel !

Kim Soon se rue pour saisir le document, mais le général s’interpose. Kim Soon lui tire ce qui lui reste de moustache, le bouscule sans ménagement, s’empare du dossier et lit. Le général tend une main désespérée vers le scientifique, puis baisse les bras, vaincu.

  • Voilà, j’y suis. “En cas d’absence de descendant femelle, les citoyens, dévastés par un indicible chagrin, se verront dans l’obligation de mettre fin à leurs jours. Ainsi, ils pourront rejoindre le Commandeur Suprême dans la Nouvelle République Populaire qu’il dirigera, par-delà la mort, dans leur nouvelle vie”.

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