CHAPITRE 3

6 minutes de lecture

« Un monstre géant invincible… Il en a de bonnes, le Commandeur Suprême… » marmonne le scientifique, avachi dans son fauteuil.

Lorsqu’il se rappelle qu’une caméra l’enregistre en permanence, il reprend une posture digne et s’empresse d’ajouter tout haut, d’un ton admiratif :

« Un monstre géant invincible ! Les bonnes idées surgissent dans l’esprit du Commandeur Suprême comme les fleurs de lotus à la surface de l’étang poissonneux ! Notre Guide Inaltérable est décidément l’homme le plus imaginatif et le plus subtil que la terre ait jamais porté ! C’est une joie de le servir, ah, comme je suis heureux ! »

Au fond de lui, ces pensées intimes prennent une toute autre forme.

« Un monstre géant invincible… Quelle bêtise sans nom ! Cet âne a cinq ans d’âge mental » se surprend-il à penser avant de pousser l’audace jusqu’à imaginer la tête bouffie du Commandeur, coiffée d’un canotier et posée sur le corps d’un cafard géant qui joue des claquettes, une canne à la main.

Il esquisse un sourire, mais se rembrunit aussitôt. Sa raison sonne la fin de cette récréation spirituelle et lui somme de se remettre immédiatement au travail. Lorsque la subversion instille son poison dans l’esprit, il est impossible d’en guérir : l’âme finit par se corrompre entièrement, tout comme le litchi pourri gâte le panier de fruits. Il est indispensable de ne pas se laisser aller à de mauvaises pensées. Le Commandeur Suprême et sa police n’ont pas leur pareil pour sonder le coeur des hommes et repérer les séditieux. Preuve en est tous ces citoyens apparemment innocents qui croupissent dans les camps, au nord. Au pays de la lumière, la liberté de pensée n’est qu’un miroir aux alouettes.

Le Maître a exigé un monstre invincible, il faut donc lui fournir un monstre invincible sans se poser de questions. En deux semaines. Deux semaines au bout desquelles une mort quasi-certaine l’attend… Mais deux semaines pendant lesquelles il vivra. Deux semaines de gagné, en somme.

Kim Soon réfléchit encore, ouvre son cahier d’écolier et écrit en haut de la page, de sa petite écriture délicate : “Projet Monstre géant invincible”.

La première option consisterait à choisir un animal et à en améliorer les capacités à l’extrême. Un “super-animal”. Augmenter ses dimensions, ses proportions, sa dangerosité, sa résistance, allonger son espérance de vie. Sous sa plume, le dessin d’un cafard géant prend forme, sans la tête du Commandeur suprême, le canotier et la canne. Mais le cafard, s’il résiste à tout, même aux radiations, n’est pas un animal agressif. D’un geste appliqué, Kim Soon déchire le papier et le jette dans la corbeille. De nouveaux animaux naissent alors dans le carnet. Un lion surdimensionné aux crocs comme des sabres. Un mamba noir monstrueux dont le venin coagule le sang de sa victime instantanément. Une méduse aux filaments longs de plusieurs centaines de mètres. Une abeille tueuse géante rapide comme l’éclair, au dard démesuré. Un requin blanc survitaminé à la mâchoire capable d’engloutir un paquebot. Mais toutes ces créatures rejoignent le cafard dans sa poubelle en osier. Ces animaux, en dépit de leur dangerosité, ne sont pas invincibles. Tous ont une faiblesse, un talon d’Achille irrémédiable : ils sont incapables de se mouvoir à la fois dans l’air, la mer et sur terre.

Kim Soon soupire. L’idéal serait de croiser deux animaux pour tirer profit des qualités de chacun. De concevoir une chimère.

Il délimite trois colonnes qu’il remplit de noms d’animaux en fonction de leur milieu de vie, souligne ceux qui peuvent évoluer dans deux biotopes distincts et ajoute quelques réflexions personnelles. Au bout d’une demi-heure de travail, il pose son stylo et relit ses notes. On y trouve pêle-mêle : le dauphin, animal violeur et tueur mais diablement intelligent. La loutre, qui viole les bébés phoques jusqu’à la mort. Le crocodile, redoutable carnassier à la mâchoire puissante. La fourmi, capable de soulever plusieurs fois son poids et dont la carapace est ultra résistante. L’araignée et sa toile d’une solidité remarquable. Le cafard, résistant, même à la radioactivité. Le rat, qui s’adapte à toutes les situations. Le canard, une phobie personnelle qui hante Kim Soon depuis le jour où, enfant, l’un d’entre eux lui a mordu la main. Le poulpe, doté de mimétisme et d’une intelligence spectaculaire, sans oublier l’homme, qui a tout de même réussi à dominer la planète grâce à sa fourberie.

Face à sa grille, le scientifique hésite longuement. Comme il ne parvient pas à effectuer un choix de manière rationnelle, il décide de laisser le hasard le guider. Comme dit le proverbe, à trop réfléchir, le sage finit par se tromper. Le hasard, quant à lui, permet parfois aux sots d’avoir raison.

Kim Soon ferme les yeux et pointe son crayon sur la feuille à deux reprises. La première combinaison qu’il obtient est “Crocodile / Canard”. Un croconard, capable d’évoluer dans l’eau, sur terre et dans l’air. Carnassier, cuirassé, avec des yeux fous et un bec qui pince fort les petits doigts : Kim Soon imagine aisément à quoi pourrait ressembler la bête. Il hoche la tête et fait une moue. La combinaison n’est pas mauvaise, mais il peut trouver mieux. Le sage ne se contente jamais de la première solution venue.

Son deuxième choix se porte sur l’association “Fourmi / Poulpe”.

Le fourmipoulpe. “Voilà qui sonne bien”, songe-t-il. Un animal social, un autre plus solitaire. Ces deux espèces sont ovipares, intelligentes, faciles à se procurer, capables de développer des stratégies pour attaquer et se défendre.

La fourmi évolue sur terre, mais les futures reines ont des ailes et se déplacent sur de longues distances. Elle est dotée de mandibules tranchants et produit un poison qui, une fois amélioré et concentré, peut se révéler mortel.

Le poulpe quant à lui est un animal marin mais n’éprouve aucune difficulté à se mouvoir à l’air libre, il s’adapte et se fond dans son milieu par mimétisme. Ses trois coeurs, ses huits tentacules et ses neuf cerveaux témoignent de son potentiel. On raconte même que les poulpes construisent des villes au fond de la mer et qu’ils auraient surpassé l’homme depuis longtemps si les adultes transmettaient leur savoir à leur progéniture comme le font les humains.

La complémentarité semble parfaite.

Durant toute la nuit, le scientifique imagine le croisement entre les deux animaux, dessine des dizaines de chimères, compare les ADN, développe ses idées avec la frénésie du chercheur en pleine ébullition, entre des données dans son supercalculateur.

Tout en travaillant, il repense avec nostalgie à son ami Kim Wong qui amenait des mangas à l’école, sous le manteau. Il se souvient des couvertures colorées où trônaient les Kimera, ces fourmis-chimères improbables dont le système reproductif et digestif ne faisaient qu’un. Kim Wong racontait avec passion que la progéniture des Kimera bénéficiait des caractéristiques génétiques de leurs proies en plus de celles de leur mère, ce qui en faisait des animaux invincibles (et parfois très étranges).

Kim Soon soupire et laisse une larme couler le long de sa joue, il en oublie la caméra qui le scrute. Tout avait basculé le jour où le maître d’école était tombé sur un de ces mangas et l’avait confisqué. Le lendemain, la place de Kim Wong était vide et le maître leur annonçait que la famille de leur camarade avait déménagé.

Ce fourmipoulpe, s’il voit le jour, il le dédiera à Kim Wong.

Kim Soon poursuit ses travaux jusqu’au petit matin, sans consacrer une seule minute au sommeil. Il n’a pas une seconde à perdre.

Une fois convaincu de la faisabilité de la démarche, il passe un coup de fil à l’état-major et demande (poliment) à parler au général Kim Jun qui accompagnait le Maître Suprême lors de sa venue. Il tombe sur une musique d’attente composée par le Commandeur Suprême en personne, un subtil mélange de saxophone, de violoncelle, d’accordéon, de synthétiseur et de biniou, à mi-chemin entre la musette, le rockabilly et la gavotte bretonne. C’est finalement le deuxième général qui décroche. D’une voix légèrement ensommeillée, l’homme excuse son collègue qui, à cette heure, dort encore. Puis il note la commande du scientifique pour ses expériences : trois fourmilières (avec reines) ainsi qu’une vingtaine de poulpes, d'ici une heure maximum, histoire de ne pas perdre de temps. Avant de raccrocher, il assure que le nécessaire sera fait pour combler ses désirs et renouvelle ses plates excuses pour l'absence de l'autre général.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Caiuspupus ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0