Nouvelle

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— En oiseau ! Tu te transformes en oiseau ?

Ma tête dodeline. Je crois que j’ai trop bu, mais je sais ce que je dis.

— Je t’assure que c’est vrai ! Toutes les nuits, je me transforme en Dieu oiseau. Je suis enfermé dans une cage minuscule, et une Déesse capricieuse s’amuse à me demander de chanter.

— Et tu chantes ? demande ma jolie compagnie en souriant.

— Bien sûr que non ! Cette sorcière n’obtiendra jamais rien de moi. C’est elle qui m’a maudit, qui m’envoie le jour sur Terre, la nuit me garde derrière des barreaux et me fait oublier ma vie d’humain. Je ne suis alors qu’un pauvre oiseau qui n’a de souvenirs que de sa cage et des ordres qu’elle lui donne.

Je lève mon verre en grimaçant, le bois cul-sec avant de le faire claquer contre le bar et d’en demander un autre. La jeune femme, sans se départir de son sourire, attrape ma main dans les siennes et me force à le reposer doucement.

— Tu en as eu assez.

Elle ne me croit pas. Mais que puis-je y faire ? Je n’ai moi-même aucun contrôle sur la situation. Je ne vieillis pas, et je n’ai pas de famille.

— J’ai méprisé les humains, dis-je en lui caressant la joue d’une main tremblante. Elle m’a puni. Je suis un misérable.

Elle me regarde toujours amusée, mais il y a quelque chose d’agréable dans sa façon de me détailler. Cette fille a un charme fou et je n’aurais jamais dû lui raconter mon secret. J’essaie de la séduire depuis déjà plusieurs mois, et son attitude n’a pas changé. C’est comme si elle m’envisageait, mais qu’elle ne pourrait jamais aller plus loin. Est-ce ma condition qui l’effarouche ? Est-ce que le fait de côtoyer un Dieu sans le savoir, même déguisé en humain, lui interdit de m’approcher ? Peut-être sent-elle que je suis spécial.

— Rentrons, dit-elle en me tirant par le bras.

— Si je m’endors, dis-je en marmonnant, je vais vivre mon cauchemar une fois de plus.

Elle se tourne vers moi, interrogative. Elle ne m’a pas entendu.

— Rien ! Rien, ce n’est rien.

Nous prenons un taxi, elle me raccompagne à ma porte et s’assure, après avoir posé un baiser affectueux sur ma joue, que je ferme bien derrière moi et que je ne compte pas ressortir quand elle aura le dos tourné. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que je suis plaqué contre ma porte d’entrée, que je l’écoute s’en aller avec ma faible perception d’humain, et que je pousse un soupir à fendre l’âme. Je sais qu’il y a quelque chose entre nous, j’en ai conscience depuis notre rencontre. Cette soirée n’a pas été parfaite, mais il y en a eu d’autres, magiques, où j’ai tenté une approche et où elle m’a rejeté naturellement, sans méchanceté. Comme si nous étions frère et sœur, que notre proximité était normale et ne donnait lieu à aucune interprétation malencontreuse.

Après plusieurs heures d’éveil imposé par ma crainte de retourner chez les Dieux, je finis par céder à la fatigue et sombre dans un profond sommeil.

Je me réveille dans une lumière aveuglante et ouvre les yeux sur l’intérieur d’un palais immense que je reconnaîtrais entre mille. Et pour cause : tous les jours, je me réveille ici. Tous les jours, j’attends la Maîtresse. Je ne fais que cela du matin au soir, jusqu’à ce que la nuit tombe, que je m’endorme et que je vive, à l’état d’humain, une vie mystérieuse dont le souvenir m’est interdit.

Je claque du bec pour remuer ma langue pâteuse et pousse quelques piaillements nécessaires à me réveiller complètement.

— Aurais-je entendu le son de ta voix ?

Ma Déesse entre dans le palais et se dirige vers ma cage avec sa grâce éternelle et ses gestes charmeurs. Elle a le visage d’une perfection de poupée de cire mais son sourire est forcé. Ses lourds cheveux sont noués en une tresse qui descend sur son épaule jusqu’à sa taille et qu’elle repousse de ses deux mains pour être libre de ses mouvements.

— Allons, ne fais pas la tête. Aujourd’hui est un jour spécial. Peux-tu faire quelque chose pour moi ?

Je me dandine sur mon perchoir et tourne la tête sur le côté pour l’ignorer, lui montrant ostensiblement que je n’obéirai que par obligation.

— Il faut que tu ailles me chercher des humains sur Terre.

Elle danse autour de ma cage et chantonne, mais son visage est inexpressif.

— Dans ce groupe d’humains, il y aura cette fille que tu aimes tant.

Je ne vois pas de qui elle parle, mais je comprends rapidement. Je cesse de l’ignorer et cherche dans son regard la moindre preuve de cruauté. Aurais-je pu la deviner si je ne la savais pas présente ? Car elle me demande de ramener des humains pour les transformer en anges, et seuls les mourants sont candidats. Cela signifie…

— Elle n’est pas mourante, dit-elle en devinant mes pensées, mais nous allons jouer à un petit jeu. Si tu la trouves avant moi, je lui laisse la vie sauve. Sinon… je la transformerai en ange.

Je ne réagis pas, mais elle sait ce que je pense. Je suis dans l’incapacité, tout comme elle, de ressentir des émotions. Je sais seulement que lorsque je deviendrai humain à nouveau, je souffrirai de l’absence de cette fille. Et qu’au lendemain, redevenu le Dieu oiseau, je n’en saurai rien car je ne la connais pas. Devrais-je m’inquiéter de devoir supporter, à chacun de mes éveils d’humain, une telle perte ? Ne devrait-il pas être suffisant pour moi de savoir que je ne vais jamais me la rappeler ?

Elle ouvre ma cage avec douceur et je monte sur son fin poignet. Elle murmure dans le creux de mon oreille les noms des humains que je dois ramener tout en caressant mes plumes dorées. Enfin, je m’envole par la fenêtre qu’elle ouvre pour moi et mes pouvoirs se réveillent, rappelant à ma mémoire embrumée cette sensation de toute puissance qui m’étreignait il y a bien longtemps. Je descends sur la Terre, survole les pays et les mers, et je suis envahi d’une inquiétude particulière pour cette humaine dont l’absence, d’ici peu, infligera de la peine à mon âme d’homme. Je décide alors de la trouver en priorité, car cela ne me coûte rien.

Mais quand j’arrive à l’endroit où elle devrait loger, l’humaine est introuvable. Je la cherche encore et encore, visitant toutes les pièces, sondant à des kilomètres à la ronde, mais la jeune femme que j’aime la nuit et que j’oublie à l’aube a bel et bien disparu. Ma Déesse m’aurait-elle devancé ? L’idée que ma conscience humaine puisse sombrer en apprenant sa disparition m’incite à tout faire pour la retrouver. Je passe ainsi ma journée entière, équivalent de la nuit terrienne, à la chercher. À la tombée de la nuit, je reviens au palais, entre dans ma cage et me tourne vers le mur. Je suis dévasté par la peur de ce que je ressentirai dans quelques heures, malgré la promesse d’oubli de demain. Peu m’importe la colère de ma geôlière lorsqu’elle saura que je n’ai pas ramené les autres humains.

Alors que je suis sur le point de m’endormir, elle rentre et s’assied devant ma cage. Elle n’est pas énervée. Je crois qu’elle a obtenu satisfaction : elle voulait m’enlever la seule chose qui, j’en suis certain, soulageait la solitude de mon âme d’humain.

— Dors, mon bel oiseau, dors…

Je me réveille dans mon lit ce matin, et j’ai rêvé d’une chose qui m’effraie au plus haut point. Je me précipite au dehors à peine habillé, cours dans les rues d’une ville assoupie. J’arrive à la porte de ma dulcinée, sonne d’abord, toque à m’en arracher la peau des phalanges, cogne avec mes poings. Les lumières sont éteintes, aucun mouvement à l’intérieur. Je prends mon téléphone et l’appelle : pas de tonalité ni sur le portable ni sur le fixe, que je n’entends pas sonner à travers la porte. Tous deux indiquent que la ligne n’est plus attribuée. Je hurle dans la rue en ignorant les regards surpris des gens qui s’écartent ou changent de trottoir. J’ai perdu ma bien-aimée. Ma Déesse a gagné.

S’ensuivent des jours tristes et mornes où je vais travailler parce qu’il le faut bien, où mes nuits ne sont qu’une attente interminable dans cette cage divine, où ma Déesse ne se montre pas. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Vais-je continuer ainsi jusqu’à la nuit des temps ? Je suis tout puissant, mais elle m’a fait humain. J’étais immortel et insensible, je suis maintenant tout ce qu’il y a de plus faible.

Un beau jour, assoupi au travail, je rêve d’être le Dieu oiseau. Je m’envole au-dessus du continent, grisé par ma puissance retrouvée, et je pousse un cri d’aigle majestueux en sondant l’infini de l’existence terrienne. Je me réveille comme drogué, désireux de faire cesser ma souffrance. Ne suis-je pas le Dieu oiseau ? Je veux ne plus jamais rien ressentir. Je veux m’envoler par-delà les cieux.

Déterminé, je prends les escaliers de secours jusqu’au toit. J’enjambe la barrière qui me sépare du vide, je ferme les yeux et je me vois, tel que je suis, mes ailes majestueuses déployées au-dessus du vent. J’étends mes bras à l’horizontale et me jette dans le vide. Mais la gravité a raison de moi, et mon corps d’humain chute en piqué. Mon esprit, lui, s’élève au dessus des nuages. Je garde les yeux fermés et je ne pense à rien. Bientôt, je serai libéré.

Mon réveil est brutal et inhabituel. J’ai mal à la tête, j’ai l’impression que je viens de m’endormir, le mouvement de mes ailes m’est douloureux. J’ouvre les yeux sur ma cage en or, je m’apprête à faire jaillir de ma gorge mes premiers trilles, à entendre la Déesse se moquer de moi. « Est-ce bien ta voix, mon bel oiseau ? ». Mais elle n’est pas là, et j’ai le sentiment qu’elle ne viendra pas aujourd’hui non plus. Je baisse la tête. Je serais presque prêt à me rendormir, mais ne suis-je pas maudit ? Je ne trouverai jamais la paix dans le sommeil.

Soudain je me retourne et remarque une chose inhabituelle. Ma cage est ouverte. Je fais face à cette issue que j’empruntais lorsque j’étais dépêché sur Terre, et j’attends inconsciemment que la main de ma Déesse rentre dans ma cage, que son poignet s’offre à mes serres. Mais elle n’est pas là. J’émets un cri de déstabilisation et de gêne avant de m’envoler depuis mon perchoir à travers le palais. À l’instant où je quitte l’espace confiné de ma cage, ma mémoire explose en souvenirs de toutes sortes. Tristes, drôles, romantiques, d’une douceur exquise. Les rencontres que j’ai faites en tant qu’humain me reviennent, et les émotions que j’ai expérimentées en leur compagnie me frappent de plein fouet. Ces sensations, bien que très puissantes et si nombreuses qu’elles en deviennent incontrôlables, devraient me soulager car cela signifie que ma malédiction s’est brisée. Mais pour une raison qui m’est inconnue, je suis inquiet.

Je me pose sur la gigantesque table en marbre tout au fond, seul décor de cette pièce, et j’essaie de comprendre ce qui est en train de m’arriver. Je me souviens de mon travail de Terrien, des derniers jours d’ennui et de désespoir qui ont accompagné la perte de ma chère et tendre. Mon âme en détresse a cherché une échappatoire à cette souffrance. Elle a précipité mon corps mortel à sa perte, et c’est ainsi, je crois, que j’ai été libéré. Mais où est passée ma Déesse ?

Une idée traverse soudain mon esprit : elle me laissait parfois un mot, écrit de sa main et accroché délicatement au sommet de ma cage. Je vole jusque là et me pose sur l’un des barreaux. À la vue du morceau de papier glissé dans l’anneau qui l’orne, une joie sans nom m’envahit. Je l’attrape dans mon bec, me pose et le déplie avec mes pattes. Je pourrais bien sûr me transformer en humain pour le manipuler plus aisément, mais l’oiseau est ma forme originelle et j’y suis particulièrement attaché.

Mon bel oiseau, ta punition s’achève par le plus glorieux des gestes.

Pour elle tu as péri, Dieu oiseau condamné ;

et l’ange disparu en est vraiment touché.

S’il t’a quitté si vite, je t’en prie n’oublie pas,

que puisqu’il est maudit, il ne te mérite pas.

Ce poème révélateur m’ouvre les yeux sur ce que l’humain de mes nuits n’avait pas encore compris. L’ange disparu n’est autre que la jeune fille de mes rêves et cette dernière, bien que méconnaissable, est en réalité ma Déesse. Ne croyant pas me mériter, elle a cessé de me voir et m’a envoyé sur Terre pour témoigner de la disparition de l’ange qu’elle devient la nuit. L’ange et l’homme se rencontraient pourtant et s’entendaient si bien. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle rompe la magie ?

Inquiet de ne plus jamais la voir, je m’envole par la fenêtre et atteins la surface de la Terre en peu de temps. Pour me fondre parmi les humains je redeviens celui que j’étais, et je me mets à penser que ma malédiction n’était pas de devenir humain pendant la nuit mais bien de retrouver, le jour, ma cage au palais des Dieux. Elle a réussi à me changer au point que je préférerais vivre en homme libre plutôt qu’en Dieu captif.

Fier de cette nouvelle force, je réintègre la société humaine comme si je n’étais jamais mort, me servant de mes pouvoirs pour ne pas éveiller les soupçons concernant ma résurrection. Tous les jours, je vais sonner à la porte de ma dame, je l’attends longuement avant d’aller travailler, et toutes les nuits j’y passe à nouveau avant de retourner au palais des Dieux où la solitude m’accable. Je suis Dieu oiseau, et ma patience est légendaire. Mais la perte de ma Déesse me plonge dans la plus profonde des mélancolies. Où était-elle avant notre rencontre ? Pourquoi est-elle venue me retrouver sur Terre ? Étais-je si mauvais qu’elle ne pouvait m’avouer sa condition ?

Le sentiment de l’avoir trahie ronge mon être au fil du temps, si bien que je quitte un beau jour le travail pour contempler la ville depuis le toit. Je regarde en bas où le mortel que j’étais a fini d’exister, et je comprends que c’est lui qu’elle aimait et qu’elle voulait emprisonner. Il était différent, seul à l’aimer… car en m’éveillant dans ma cage, je la détestais déjà. Y a-t-il plus cruel que l’espoir d’un amour qui naît dans le sommeil de l’être aimé et meurt au petit jour ?

J’enjambe la barrière et je ferme les yeux. Aujourd’hui encore, je veux oublier. J’avais demandé à ne plus rien ressentir, et on s’est moqué de moi. Est-ce encore ma Déesse qui me punit ?

Je plonge dans le vide et me laisse emporter. La chute est courte, le bruit ne vient pas. Des ailes au-dessus de moi, mais ce ne sont pas les miennes. Je lève la tête et vois l’ange sur moi. Mon regard embrasse ses ailes blanches et son sourire divin.

— Ma Déesse, maudis-moi encore, lui dis-je enfiévré.

Ma muse rit aux éclats, replie ses ailes et me remet sur mes pieds.

— Mon bel oiseau, dit-elle en dansant, ton amour pour moi est bien suffisant.

Elle m’embrasse alors et je sais, que je suis maudit… à jamais.

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