Chapitre 1

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Vies Sorcières
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Elle regarda par la fenêtre, et son cœur se serra dans sa poitrine déjà douloureuse ; la seule position du soleil dans le ciel suffisait à lui indiquer que la mise en terre de son père et la cérémonie qui suivait devaient avoir commencé. Elle crispa ses mains sur sa robe en lin, lutta contre les larmes qui la menaçaient.

La vie était injuste… Perdre un parent avant ses vingt ans était une épreuve terrible, mais ne pas être en mesure de l’accompagner dans son ultime voyage l’était plus encore, elle le réalisait, désormais.

Une grimace modifia ses traits. La foi qu’elle chérissait tant ne lui était cette fois d’aucun secours : pas un de ses passages à l’église ne ramènerait son père ou n’apaiserait l’ire de leurs voisins, des connaissances et amis que de trop nombreuses privations avaient poussés à rechercher des « coupables » attaquables.

Comme si elle percevait l’écho de sa peine, sa mère s’approcha d’elle et posa deux paumes sur ses épaules, qu’elle pressa avec tendresse.

— Il n’aurait pas été fâché par notre absence, Alina. Il aurait compris, n’aurait pas désiré que l’on se mette en danger. Il avait conscience de constituer notre dernier rempart contre cette traque populaire et s’inquiétait plus pour nous que pour lui.

— Je sais, souffla-t-elle. Je regrette simplement qu’il en soit ainsi. J’aurais aimé qu’on accepte de t’écouter, qu’on se souvienne des gens que tu as aidés, de toutes celles que tu as délivrées. Je…

Un nœud se forma au creux de sa gorge et l’obligea à déglutir. Elle détourna les yeux du paysage, puis se retourna.

— Je ne veux pas qu’il t’arrive la même chose qu’aux autres femmes, pas après avoir perdu papa.

— Je nierai jusqu’au bout, Alina, peu importe ce qu’on me fera subir, lui affirma sa mère.

Ses lèvres se pincèrent, tremblantes.

— Es-tu sûre qu’ils viendront te chercher ?

— Hélas, oui. J’ignore quand, mais ils ne me laisseront pas continuer à exercer, c’est une évidence. Cela se produira peut-être aujourd’hui, à la fin de l’enterrement, ou bien dans une semaine, voire davantage. Toutefois, cela se produira.

— Et si…

— Avec ou sans « preuves », enchaîna sa mère, ils débarqueront sous notre toit et m’emmèneront ; certains lanceront de faux témoignages durant la procédure dans l’espoir d’attirer l’attention de Dieu sur la lutte qu’ils mènent en Son nom. Les gens ne pouvaient se contenter longtemps de m’appeler sorcière dans mon dos… La mort de ton père m’a rendue vulnérable, elle m’a ôté la maigre protection dont je bénéficiais. Je suis prête, Alina.

— Mais tu n’es pas une sorcière ! Tu es une herboriste, une guérisseuse et une accoucheuse, il n’y a rien de diabolique là-dedans.

— Je suis surtout une femme. Je crois que c’est ce que signifie vraiment le terme sorcière.

Sa mère l’emmena vers leur table, où une malle usée trônait, et lui confia de quoi la remplir ; d’abord des vêtements, ensuite de la nourriture, et enfin quelques objets familiers.

— Es-tu prête ? lui demanda-t-elle.

Elle secoua la tête.

— Non… T’abandonner à ton sort m’est insupportable. Savoir que tu seras seule, sans soutien pendant ton procès, est une véritable torture.

— Tu n’as pas le choix, répliqua sa mère. Si je suis jugée et brûlée, ils te marieront au premier homme qui t’acceptera, dans l’espoir d’éviter que le Malin ne t’épouse dans ta chair, ou ils te condamneront à ton tour. Sois forte, Alina. Sois-le pour nous deux. Perpétue mon héritage. Les connaissances que je t’ai transmises ne seront pas perdues.

Elle acquiesça avec peine. Elle avait beau exécrer l’idée de partir se cacher, sa mère n’avait pas de vœu plus cher que de la deviner en sécurité. Elle refusait d’augmenter son malheur et ses inquiétudes en lui désobéissant.

— Te rappelles-tu le chemin ?

— Oui, confirma-t-elle d’un ton rauque. Je trouverai la serre et je m’y établirai, je te le promets.

Sa mère la gratifia aussitôt d’un sourire. Un sourire dans lequel elle ne réussit qu’à distinguer la dernière marque de fierté d’une condamnée.

— Va, alors. Va et n’autorise personne à te découvrir ou à s’enfoncer si loin dans la forêt. Deviens aussi insaisissable que le mal qu’ils décèlent en nous, Alina.



Elsa releva les paupières sur un monde sombre. Gauche, elle chercha à tâtons l’interrupteur de sa lampe de chevet, puis l’actionna d’une pression. La lumière de l’ampoule, jaune et vive, l’aveugla un instant.

Elsa détailla sa chambre avec minutie, comme si elle doutait d’y être. Son décor familier la rasséréna un minimum. Malheureusement, il ne suffit pas à apaiser les battements de son cœur, malmené par le réalisme de son rêve. Elle soupira… Il lui semblait avoir effectué un désagréable retour en arrière, une plongée dans la période la plus épuisante de son enfance.

Malgré elle, ses yeux lorgnèrent en direction de son bureau, où sa boîte de somnifère, vide, était toujours posée. Oh ! Elle entendait encore sa nouvelle doctoresse lui affirmer qu’elle n’était pas sereine devant son dossier, qu’elle prenait ces cachets depuis trop d’années, plus par angoisse que par nécessité. Elle la revoyait lui conseiller d’arrêter, face à ses parents heureux de la perspective, et lui assurer qu’elle se rendrait très vite compte du caractère passé des cauchemars qui l’avaient empêchée de dormir enfant.

Un rictus s’imprima sur ses traits. Elle n’avait assisté à rien d’horrible – visuellement parlant – avant de s’éveiller ; pester contre la médecin était injuste, puéril. Néanmoins, une part d’elle sentait que les événements de son songe lui étaient familiers ; elle lui affirmait que se recoucher équivaudrait à s’exposer à ses peurs de naguère.

Dire que les années les avaient pourtant extraites de sa mémoire…

Elsa se massa les tempes. Les secondes s’égrenaient autour d’elle, mais la scène onirique ne s’estompait pas de son esprit. Pire, la moindre image lui offrait le sentiment d’être plus véridique que sa propre vie et se confondait avec elle, car tout ce qu’elle avait aperçu, elle l’avait aperçu par le biais d’Alina – si Elsa ne se concentrait pas, elle aurait juré qu’elles ne formaient qu’une unique personne.

L’appréhension lui fouailla les entrailles. Que devait-elle faire ? En parler à ses parents ? Essayer d’oublier ? Elle se mordilla la langue. Replongerait-elle dans cet univers anxiogène si elle se recouchait ? Avait-elle été victime d’un rêve isolé ou risquait-elle d’avoir un sommeil aussi chaotique que dans sa jeunesse avec l’arrêt de ses médicaments ? Et pourquoi la serre évoquée lui venait-elle sans arrêt en tête ? Elle ne l’avait même pas contemplée !

Elsa souffla.

Elle pressentait que la nuit serait loin de lui porter conseil.

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