Chapitre 66

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Anwa, Deuxième Monde, Marché aux esclaves.

Décidément, il y avait foule, aujourd’hui. Le Commandeur Éric n’aurait jamais songé que la mise en vente des anciennes Iko attire autant de monde avant le jour prévu. Étaient-ils curieux ou avides d’un spectacle macabre ? Les enchères qui se déroulaient selon la règle impériale étaient rares. Et sanglantes. En attendant leur sort, les Iko étaient numérotées et exposées dans des cages individuelles, près de la grande estrade où se déroulerait le spectacle dans trois jours. Nombreux étaient ceux venus se délecter de leur beauté…

À son bras, son épouse Esbeth promenait un regard impassible sur la foule. Cherchait-elle à reconnaitre des membres de sa précieuse Coalition ?

Si elle avait choisi une tenue sombre élégante, le Commandeur s’était contenté de son uniforme gris, brodé des neuf étoiles rouges de son rang sur le cœur. De toute façon, la paire d’ailes qu’il arborait ne permettait aucune discrétion. Autant jouer le jeu.

Le Seigneur Gelmir du deuxième monde avait renforcé la sécurité : une tentative d’escamotage des Iko était toujours possible, même si la Purge avait calmé les ardeurs des plus téméraires. Le souvenir était encore frais dans la mémoire du peuple et des seigneurs.

Éric était ravi que la tâche ne lui ait pas échu, cette fois. En cas d’échec, des têtes tomberaient, c’était certain.

La foule était dense, et ils n’avançaient pas. Quelle plaie ! Si cela n’avait tenu qu’à lui, Eric se serait emparé d’Esbeth et ils auraient pris la voie des airs. Être coincé au sol comme un terrestre… mais sa Dame du Neuvième Royaume adorait les bains de foule ; elle les voyait comme un moyen d’obtenir des informations. Cette fois, il avait cédé, pour lui faire plaisir. Il espérait bien la convaincre des bienfaits de l’altitude, un de ces jours.

–Regarde, murmura-t-elle soudain à son oreille. Ne serait-ce pas le Seigneur Evan, là-bas ?

–Où donc ? grommela-t-il.

Elle se lova autour de lui comme pour un baiser, ses mains pivotant ses hanches pour l’orienter dans la bonne direction.

–Il bifurque dans une ruelle.

–Étrange, confirma le Commandeur.

Il joua de ses ailes pour leur donner un peu d’air et leur offrir une meilleure visibilité. Quelques passants s’offusquèrent avant de pâlir et de murmurer des excuses. Esbeth retint un sourire. La réputation du Commandeur des Maagoïs le précédait. Elle devinait qu’il brûlait d’envie de prendre son envol ; peut-être oserait-elle lui demander, un jour, de lui faire découvrir cette troisième dimension de l’espace ?

–Mais je peux comprendre qu’il préfère une ruelle malodorante à cette foule, continua-t-il. Dommage que nous ne puissions l’imiter.

Reprenant son bras, Esbeth l’incita à avancer de nouveau.

–C’est le quatrième seigneur que j’aperçois, dit-elle. À croire que toutes les Familles viennent en repérage.

–Un évènement si rare mérite le détour, non ?

–Oui. Leurs corps sont suffisamment beaux pour être sacrifiés à Orssanc, après tout. Mais je ne le laisserai pas faire, gronda-t-elle avec une soudaine détermination.

Éric retint un sourire. Il aurait pu trouver pire, en termes d’épouse. Certes, elle était membre de la Coalition, mais elle avait surmonté le choc d’apprendre qu’il était déjà au courant.

Il se souvenait encore de leur longue discussion à ce propos. Peut-être s’était-il trop dévoilé, en révélant que leurs vœux de mariage la protégeaient de lui. Le Commandeur avait beau avoir renié ses origines, il restait incapable de mentir.

Les vœux échangés par les deux époux étaient simples, mais comprenaient assistance et protection. C’était la raison pour laquelle Esbeth avait échappé à la Purge, de ce qu’elle avait compris. Leur alliance était encore fragile, et même si leurs buts divergeaient de prime abord, Esbeth s’était rendu compte qu’ils n’étaient pas si différents.

Pourtant, en guise de protestation, elle avait décidé de cesser de prendre la potion qui lui garantissait de ne pas avoir d’enfant, un point sur lequel Eric avait insisté lors de leur union, et la raison de sa présence ici. Mettre la main sur une esclave massilienne ayant des connaissances sur le sujet ressemblait, au mieux, à chercher une aiguille dans une botte de foin. Sans aimant.

Et s’il ne trouvait pas la perle rare aujourd’hui, il devrait revenir. Hors de question qu’il se traine au milieu de la foule si le cas devait se reproduire.

Ils se détournèrent de l’artère principale qui menait à l’estrade des enchères impériales pour rejoindre le secteur du marché consacré aux esclaves domestiques.

Esbeth examina discrètement son époux tandis qu’ils avançaient. Son visage fermé avait du mal à dissimuler le dégoût que lui inspirait ce commerce. Il n’avait jamais caché son aversion pour la propension de l’Empire à exploiter des êtres humains, néanmoins, il ne l’avait jamais exprimée ouvertement. Il avait beau être l’un des plus proches conseillers de l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, il n’appartenait pas aux neuf grandes Familles fondatrices de l’Empire. Et beaucoup considéraient qu’il avait eu bien de la chance, en tant que Massilien d’origine, de ne pas porter un collier d’esclave autour de son cou.

En tout cas, de ce qu’elle avait constaté, il n’avait à son service qu’un nombre minimum d’esclave, dans la limite de ce que son rang exigeait. À l’instar de nombreux Seigneurs, il les traitait correctement ; chacun avait un logement individuel et était nourri et vêtu convenablement. Elle ne l’avait jamais vu exercer son autorité par des coups, mais se demandait par contre comment les esclaves, certains originaires des douze Royaumes, considéraient leur appartenance à une personne qu’ils estimaient être un traitre… Peut-être tenterait-elle de leur poser quelques questions, à leur retour au domaine. Interroger Orys une nouvelle fois.

Éric s’arrêta devant un marchand, et elle sortit de ses pensées.

–Je cherche une esclave ailée, entama-t-il directement comme à son habitude.

L’homme afficha un sourire de circonstance en se frottant les mains.

–Vous avez de la chance, Seigneur Commandeur, je viens justement de recevoir un lot de sublimes jeunes femmes…

–Je ne souhaite pas une gamine, le coupa Éric.

–Bien sûr mon seigneur, blêmit le marchand, vous recherchez quelqu’un avec plus d’expérience… Dois-je vérifier mon stock ou préférez-vous venir regarder vous-mêmes ?

–Je préfère traiter directement avec Maitre Wyn. Va chercher ton patron.

Esbeth retint un sourire comme l’aide s’exécutait avec une courbette. Nul doute que la réputation sulfureuse du Commandeur ne ressortirait pas indemne de cette discussion. Elle devrait peut-être lui demander, un jour, si les ragots qui circulaient sur son compte étaient véridiques. Si elle parvenait à rassembler le courage nécessaire.

Le couple suivit le marchand dans la tente qui abritait ses cages, protégeant ainsi ses esclaves du soleil et offrant un peu de fraicheur dans la fournaise qu’était Anwa. Les cages étaient spacieuses et propres, nota Esbeth d’un œil expert. De l’encens brûlait sur quelques présentoirs, masquant les odeurs indélicates éventuelles. Une chose était sûre, le négociant était de qualité et prenait soin de sa marchandise.

Les premières cages contenaient essentiellement des jeunes femmes, de tous les milieux, de toutes les carnations possibles. Certaines arboraient une posture provocatrice : certainement des esclaves natives d’Anwa même, formées dès leur naissance, fières de leur statut, au contraire de leurs homologues des douze royaumes.

A la surprise d’Esbeth, le Commandeur ne les regarda même pas et le marchand ne s’attarda pas. Il semblait avoir compris les désirs peu communs de son client.

Venaient ensuite plusieurs cages peuplées d’hommes ; des combattants, à en juger par leur musculature et leur air martial. Parfait pour les arènes ou pour faire office de gardes du corps.

Ils pénétrèrent dans une autre tente à la suite du marchand. Esbeth nota immédiatement la différence avec la tente précédente : ici, ce n’était a priori que du second choix, en tout cas, physiquement parlant. Les esclaves paraissaient las, peu désireux de plaire, abîmés par leurs conditions de vie.

Une femme-panthère se jeta sur les barreaux de sa cage à leur passage, un feulement rauque sortant du fond de sa gorge ; son effet fut quelque peu réduit par les crocs cassés qu’elle arborait. Ses pupilles verticales étaient comme deux aiguilles noires dans les iris verts. Le Commandeur l’ignora superbement. Elle était belle pourtant, malgré ce défaut, décida Esbeth. Une courte fourrure noire recouvrait l’ensemble de son corps, et ses oreilles pointues étaient hautes sur son crâne. Esbeth savait que les hybrides félins étaient très demandés par l’aristocratie, qui adorait se pavanait en promenant un spécimen au poignet. Elle n’appartenait pas à cette catégorie, pourtant elle la considéra pensivement. Les félins avaient une bonne réputation de combattants.

Leur guide s’arrêta finalement devant une femme aux ailes allant du gris clair au gris ardoise.

–Voilà Irin, dit-il. Quarante-six ans, esclave depuis plus de dix ans, continua-t-il en examinant son registre. Son précédent propriétaire s’en est lassé.

–J’imagine qu’elle ne vole pas, constata Éric, sourcils froncés.

–Oui, s’étonna le marchand, comment l’avez-vous deviné ?

–Il parait évident que ses ailes ont été brisées. Ne parlons pas de ses rémiges raccourcies.

–Possible, concéda le marchand. Je n’ai pas eu trop de détails sur son traitement.

–Elle est amaigrie, remarqua Esbeth. Elle a été exploitée au-delà de ses capacités.

Elle se demandait encore pourquoi certains propriétaires n’entretenaient pas leurs esclaves correctement. La moindre des choses quand on possédait un animal, comme un esclave, c’était d’en prendre soin.

Le marchand acquiesça gravement.

–Tout à fait, ma dame. C’est pour cela qu’elle n’est pas dans la première tente avec les autres ; elle est en remise en forme pour le moment. Tout comme la jeune fille à ses côtés.

Esbeth aperçut alors une autre jeune massilienne, douze ans au plus, estima-t-elle, qui se cachait derrière la plus âgée.

–Il me semble qu’on a cherché à vous avoir, maitre marchand, fit pensivement le Commandeur en détaillant la jeune fille.

–Comment ça ? demanda ce dernier, perplexe.

–Elle ne se cache pas par timidité ; elle a peur. Son mouvement de recul à notre vue… elle a été abusée, c’est une certitude. Regardez ses mains… elle attend un enfant.

Esbeth fut étonnée par sa perspicacité. Elle-même n’avait pas décelé tous les signes.

–Vous êtes observateur, seigneur Commandeur. On m’a vendu la petite comme nubile et vu son âge je ne pensais pas la faire examiner de sitôt, au risque de la traumatiser. Je prends grand soin de mes esclaves, dit-il en réponse au regard surpris d’Esbeth. Ils sont une marchandise très précieuse pour moi. Le seigneur Commandeur pourra vous confirmer leur grande qualité.

–Maitre Wyn est l’un des rares marchands d’esclave que je visite au besoin, confirma Éric.

Fallait-il vraiment qu’elle en découvre chaque jour davantage sur son époux ? Certes, leur mariage avait été rapide, mais elle avait passé des mois à étudier toutes les notes à son sujet dont disposait la Coalition ! Étaient-ils si mal renseignés sur leurs ennemis ? Elle allait devoir aborder le sujet avec ses confrères, même si elle ne savait pas encore comment. Elle n’avait pas encore pu déterminer avec certitudes quels étaient les rares survivants de la Purge.

Près d’elle, le commandeur Éric semblait en pleine réflexion.

–Vous n’avez rien d’autre, j’imagine ?

–Hélas non, fit le marchand en écartant les mains. Les ailés sont rares, difficiles à dénicher, même pour moi.

–Mettez-moi ça de côté quelques jours, voulez-vous ? Je dois réfléchir.

–Comme il vous plaira, seigneur commandeur, fit le marchand avec une courbette. Je les mets sous option jusqu’aux enchères des Iko ? J’imagine que vous en serez ?

–L’évènement méritera le détour, à tout le moins, éluda le commandeur. Je repasserai vous voir.

*****

Lieu inconnu.

L’Arköm Samuel prenait une collation avec son amante Rivalia. La jeune femme à la peau crayeuse était bien plus qu’une simple assistante aux yeux de l’Arköm. Sa détermination à progresser, sa compréhension des objectifs de Samuel, son désir pour l’homme trop souvent caché par le rôle du Grand Prêtre d’Orssanc ; tout avait concordé pour la conduire dans son lit. Un divertissement plus qu’agréable au milieu de ses grands projets.

L’effort de la matinée avait été intense ; les fruits secs et autres bouchées spécialement réalisées selon ses consignes par ses serviteurs leur rendraient une partie de la quantité phénoménale d’énergie qu’ils avaient dépensée.

Il ne pouvait cacher la lueur de satisfaction dans ses prunelles. Contre toute attente, ils avaient réussi l’avant-dernière partie de leur plan.

Ah, quand ils sauraient, ces militaires terre à terre… eh bien, il serait trop tard pour eux. Les Familles n’avaient jamais ouvertement remis en cause leur dévotion à la Déesse Orssanc ; mais il y avait bien longtemps qu’ils n’accordaient plus aucun crédit aux miracles que l’Arköm accomplissait quotidiennement. Seule la terreur des sacrifices humains s’assurait de leur dévotion.

Samuel avait depuis toujours démontré son dédain pour la technologie à laquelle les Seigneurs des Familles s’accrochaient avec l’énergie du désespoir. Il fallait être aveugle pour ne pas voir que toute cette belle mécanique était sur le déclin.

Le savoir concernant la production des vaisseaux s’était perdu ; chaque seigneur entretenait jalousement les vestiges de leur immense armada, mais bientôt, ils seraient tous isolés les uns des autres. L’Empire allait péricliter si nulle main forte ne se montrait pour lui redonner sa gloire.

Dvorking s’était révélé utile, au début, mais l’Empereur avait cherché à le doubler, une fois qu’il s’était focalisé sur son absence de descendance, la transmuant en un désir d’immortalité. S’il avait su…

Un sourire carnassier étira ses lèvres fines.

–Arköm, fit un Apôtre en s’inclinant. Elle est réveillée.

Samuel se leva. Bien, les choses intéressantes allaient commencer.

*****

La porte de sa cellule s’effaça dans un sifflement, et Satia lutta contre l’envie de se recroqueviller sur son lit. Elle repoussa sa terreur et enfila le masque de la Durckma : elle apparaitrait sereine et sûre d’elle, quoiqu’elle ressente.

Un homme vêtu d’une toge blanche qui descendait jusqu’à ses genoux pénétra dans la pièce. Le sourire qui étira ses lèvres minces était contraire à la lueur froide et déshumanisée qui habitait ses yeux.

Satia frissonna sans pouvoir sans empêcher.

–Je suis l’Arköm Samuel, Grand Prêtre d’Orssanc, se présenta-t-il.

–J’imagine que c’est à vous que je dois ma présence en ces lieux austères ? répliqua-t-elle. Pourquoi m’avoir emmené au sein de votre Empire ?

–« Mon » Empire ? releva-t-il. Oui, vous êtes plus près de la vérité que vous ne le pensez. Mais vous n’êtes pas là en tant que représentante de votre précieuse petite Fédération ; vous êtes ici pour le sang qui coule dans vos veines, descendante de Félénor.

Satia se sentit pétrifiée par la peur. Elle avait eu le faible d’espoir d’être considérée comme un otage de valeur, cette option venait d’être réduite au néant. L’Arköm se moquait de la guerre entre l’Empire des Neuf Mondes et la Fédération des Douze Royaumes. Si elle ne se trompait pas, elle n’était qu’un moyen pour lui de chercher à obtenir l’immortalité. Elle retint un rire amer. Tant de sacrifices pour en arriver finalement là !

Son assistante Rivalia pénétra dans la pièce avec un plateau métallique. Ses cheveux d’un noir intense contrastaient avec la pâleur presque morbide de sa peau et ses lèvres fines étaient d’un rouge écarlate, de la même teinte que ses yeux.

Trois hommes entrèrent à sa suite. Satia ravala sa salive. Torses nus, parfaitement glabres, un tablier noir autour de leur corps, ils n’étaient pas armés mais leur gabarit de lutteurs et leur mine sévère révélaient qu’ils n’étaient pas là pour la décoration.

La jeune femme n’eut même pas le temps de protester ; le premier homme s’était avancé et d’un simple coup, l’avait envoyée voler dans les bras de son compère.

Le souffle coupé, Satia eut à peine le temps de reprendre sa respiration avant qu’une autre main ne s’abatte sur elle.

En quelques secondes, elle bascula dans un monde où tout n’était que souffrance. Une part diffuse d’elle sentait les coups pleuvoir sur son corps ; l’autre constatait les dégâts avec détachement.

Le contact de Séliak l’enveloppa de chaleur, la plongeant dans une douce torpeur.

Quand, bien plus tard, tout s’arrêta soudain, Satia mit de longues secondes à réaliser que c’était fini. Tout son corps était contusionné, chacun de ses membres douloureux. Pourtant, même si les bleus apparaissaient déjà sur ses bras, elle savait qu’elle n’avait rien de cassé, aucun dommage permanent. Un long frisson la parcourut. Des professionnels.

–Bien, dit l’Arköm en se saisissant de la seringue que Rivalia lui présentait. Maintenant que nous nous comprenons, voilà où je veux en venir. J’ai besoin d’un échantillon de votre sang.

Il posa son regard glacé sur elle et elle frissonna de nouveau.

–J’aimerai votre coopération. Notez que je n’en ai pas besoin ; si vous refusez, nous vous ligoterons pour procéder à l’opération. Alors soyez gentille de ne pas rendre les choses plus compliquées.

Satia ravala sa salive. Effectivement, l’Arköm venait de lui renvoyer son impuissance en pleine face. Elle aurait bien songé à se défendre, mais que faire ensuite ? Elle était piégée ici, et son don du Feu ne serait d’aucune utilité contre le métal. Quoiqu’elle tente, elle ne pouvait encore échapper à leur emprise.

–Très bien, murmura-t-elle.

Elle tendit son bras, et sentit à peine l’aiguille pénétrer sa chair. L’opération ne prit que quelques secondes ; chacune lui sembla durer une heure.

–Ce sera tout pour aujourd’hui. Nous nous reverrons bientôt.

La porte coulissa derrière eux et Satia se retrouva seule. Des larmes coulèrent sur ses joues. Qu’allait-elle devenir ?

Elle n’avait pas la force de Lucas, ni l’énergie de Laria. Elle était inutile. Par sa faute, l’Arköm allait accéder à un pouvoir bien plus dangereux que celui de l’Empereur Dvorking.

Personne ne viendrait la sauver ici.

Comment réussirait-elle à s’en sortir ?

Nous allons survivre, et nous allons nous battre, intervint Séliak.

Il n’y a que du métal, ici. Rien n’est susceptible de brûler, et je doute de produire suffisamment de chaleur pour la fondre.

Tu pourrais, pourtant, sur un point précis. Mais je remarque ton étonnement… Laisse-moi accès à tes souvenirs.

Je ne sais pas comment faire… hésita la jeune femme.

Notre lien était présent alors que j’étais encore dans cet œuf, mais il s’est réellement formé quand j’ai éclos. Dans ta panique tu t’es refermée sur toi-même ; il est incomplet, expliqua patiemment Séliak. Tu dois t’ouvrir à moi davantage.

Je vais essayer.

Satia ferma les yeux. Elle savait bien que c’était inutile pour ce qu’elle s’apprêtait à faire, mais il lui avait toujours paru plus facile de se concentrer ainsi. Elle chercha cette partie de son esprit qu’elle savait liée à Séliak, l’imagina s’agrandir.

Très bien. Tu as été bien formée, observa Séliak. Il y a pourtant quelque chose… qu’est-ce que c’est que ça ?

Quoi ? s’inquiéta Satia.

Et elle sentit soudain toute la puissance de la colère de la phénix.

Qui donc a osé t’imposer ça ?

De quoi parles-tu ?

Avec un effort clairement perceptible, Séliak s’apaisa quelques peu.

Quelqu’un a bloqué ton Don, expliqua-t-elle.

Comment ça, bloqué ? s’étonna Satia. J’ai toujours réussi à maitriser le Feu quand je le désirais. Avec effort, certes, mais n’est-ce pas le lot de tous ?

Non, dit doucement Séliak. Il y a une différence. Tu n’es pas n’importe qui. Le Feu vit en toi comme il vit en nous.

Je ne comprends pas, murmura Satia.

Tu vis avec ce blocage depuis trop longtemps. Je vais le détruire, et tu vas comprendre.

Satia poussa un cri ; puis les larmes coulèrent sur ses joues. Elle comprenait soudainement ce feu qui coulait dans ses veines, aussi naturel que sa respiration. La simple flammèche qu’elle visualisa dans sa main bondit jusqu’au plafond. Satia sursauta avant de la faire disparaitre.

Je n’ai plus aucun contrôle ! s’alarma la jeune femme.

Tu auras toujours le contrôle, contra Séliak. Ton pouvoir était bridé. Tu ne dois pas t’inquiéter. Ta formation est là, même si quelque peu irrégulière. Ton contrôle aussi.

Mon père y a été attentif. J’ai causé… plusieurs incendies involontaires, après le réveil de mon Don. Nous avons beaucoup voyagé et j’ai pu rencontrer de nombreux Maitres des Eléments.

Une bonne chose. Tu vas avoir besoin de tous tes talents.

Mais je n’ai jamais passé les Epreuves.

Séliak eut un petit rire.

Tu n’en as pas besoin.

Mais…

C’est ton blocage qui révélait également ta trace. Et tu sous-estimes ton contrôle. Tu ne vois que tes erreurs, sans te rendre compte que tu te bridais au quotidien. En as-tu si peur ?

Satia déglutit.

Oui. Non. Parfois. Enfin… J’ai tellement peur d’un accident. Que sa maitrise m’échappe.

Elle t’échappe parce que tes émotions prennent le dessus.

Alors je dois les étouffer ? s’inquiéta la jeune femme.

La tâche s’annonçait ardue. Elle se savait prompte à la colère, et n’avait jamais vraiment réussi à s’en débarrasser.

Non, répondit Siléak avec douceur. Surtout pas. Etouffer ses émotions conduit à terme à une catastrophe.

Je ne comprends pas, fit Satia, perplexe.

Il te faut apprendre à les accepter. Les reconnaitre, sans te laisser dominer par elles. Elles peuvent être une puissante source d’énergie, mais en aucun cas ton gouvernail, qui reste ta volonté. Là se trouve la clé.

La jeune femme se leva et fit quelques pas dans la petite pièce. Sa « cellule ». Les paroles de Siléak méritaient réflexion. Depuis son plus jeune âge, son père l’avait incitée à se méfier de ses émotions. Elle avait déjà agi sous le coup de la colère, pour en goûter les amères conséquences ; dû étouffer sa joie pour ne pas susciter une attention inconvenante. Rester caché avait été une priorité ; ne rien faire pour se démarquer des autres avait été sa première leçon.

Comment pouvait-elle changer ses habitudes en un claquement de doigts ?

Lucas maitrisait ses émotions, lui.

Non, intervint Séliak qui suivait le déroulement de ses pensées. Il les masque aux autres, par choix, mais il les vit.

Il n’a pas à se soucier de brûler quelqu’un par négligence, songea Satia avec amertume.

En effet, rit doucement Séliak. Mais crois-tu que les Mecers seraient tant respectés s’ils semaient la mort au gré de leurs humeurs ?

Ils en étaient capables, réalisa Satia. Et pas seulement les Mecers ; tous ceux capables de manier une arme. Les plus respectés n’étaient pas ceux qui dégainaient davantage.

Tout pouvoir – physique, mental, élémentaire – implique un minimum de maitrise. Savoir écouter ses émotions est une force.

Très bien. Comment je fais, en pratique ?

Séliak discerna toute sa détermination. Elle était bien la digne héritière de Félénor.

Comment te sens-tu ?

Satia fut déstabilisée. Son réflexe aurait été de répondre qu’elle n’allait pas si mal ; mais elle devinait que la réponse était plus complexe.

Elle respira profondément et contempla ses mains, qui se refermèrent presque aussitôt en poings rageurs.

J’ai peur. Je me sens impuissante. Frustrée. En colère, aussi.

Beaucoup de négativité, nota Séliak. Compréhensible.

C’est tout ?

Ne te sens-tu pas mieux ?

La jeune femme prit son temps pour répondre.

Vaguement. Un peu. Je sais que tu ne m’abandonneras pas, et c’est un réconfort. J’ai peur de ce qui m’attend, mais je veux croire que je peux m’en sortir.

Bien. Que pourrais-tu faire, une fois libre ?

Sauver la Fédération, répondit spontanément la jeune femme.

Et si la sauver implique de prendre des risques ? De souffrir ?

Satia déglutit. Qui embrassait la douleur avec avidité ? Pas elle, en tout cas. Pourtant, elle souhaitait plus que tout protéger les Douze Royaumes et ses amis.

Elle en avait assez d’être celle qui restait derrière, à être protégée. Sa mère, son père, ses amis… elle avait toujours dû fuir en les abandonnant. Pour quel résultat ? Maintenant qu’elle était prisonnière de l’Arköm, elle n’avait d’autre choix.

La Fédération m’est plus importante que tout. Je ne sais pas si j’aurais le courage, mais j’essaierai de mon mieux.

Alors tu vas commencer à t’exercer.

Et s’ils le remarquent ?

Aucune importance. Qu’y peuvent-ils ?

Que dois-je faire ?

Génère une flamme au creux de ta main. Voilà, comme ça. Maintenant, nourris-la de tes sentiments, et observe son évolution.

Pleinement concentrée, Satia fronça les sourcils et appliqua les conseils de Séliak. Sous la peur et le désespoir, la flamme vacilla, à un souffle de disparaitre. Sous sa colère, elle bondit à en toucher le plafond, et Satia eut un vain mouvement de recul. Quelle puissance !

Avec sa détermination, la flamme brûla haut et clair, forte. Beaucoup plus facile à contrôler dès lors qu’elle avait un but.

Tu avais raison, s’émerveilla la jeune femme.

Ne relâche pas tes efforts. Continue, dit Séliak.

Y a-t-il… un risque pour moi ? s’inquiéta Satia.

Non, s’amusa Séliak. Ton énergie et ta volonté suffisent. N’oublie pas. Tu ES le feu.

Inlassablement, Satia joua avec sa flamme. Elle y essaya toute la palette de ses émotions, du calme à la colère, chercha à les apprivoiser sans s’y noyer.

L’exercice était bien plus complexe qu’elle ne se l’était imaginé ; elle s’arrêta longtemps après, vidée.

Que ressens-tu ? demanda de nouveau Séliak.

Je suis épuisée.

Es-tu à la limite de ce que tu peux faire ? Peux-tu recommencer ? Je dois savoir.

Je ne sais pas. Je crois. Je vais essayer.

Satia se concentra de nouveau. Fatiguée comme elle l’était, c’était plus difficile. La flammèche qui se promenait sur ses doigts disparut quand elle sursauta. La porte de sa cellule s’effaçait, et le serviteur muet se contenta de déposer son repas sur la table avant de repartir, sans même lui accorder un regard.

Satia serra les poings. Prenaient-ils si peu de précaution parce qu’ils la jugeaient incapable de s’enfuir ?

Sois patiente. Endors leur méfiance. Prends des forces.

La jeune femme acquiesça avant de s’attabler. La nourriture était fade, mais elle aurait besoin d’énergie.

Merci, Séliak.

*****

Plusieurs jours passèrent, rythmés par les visites de l’Arköm et les entrainements imposés par Séliak. Satia tournait en rond entre ses quatre murs ; la phénix lui avait appris la mort de Dionéris, les difficultés de l’Assemblée, la nomination de Damien. C’était tellement frustrant d’être coincée ici, inutile, alors que la Fédération avait besoin d’elle !

La porte s’ouvrit avec un sifflement et Satia bondit sur ses pieds, le cœur battant. Des flammèches s’enroulèrent autour de ses poignets en réponse à sa surprise. Contrariée, Satia les fit disparaitre.

Elle afficha un mince sourire factice comme l’Arköm Samuel entrait avec deux de ses acolytes. Ses Apôtres, se corrigea-t-elle. Ils étaient bien plus que de simples serviteurs et portaient une toge rouge. Ils lui étaient totalement dévoués, elle en avait eu l’expérience.

Eux ne souriaient pas, au contraire de l’Arköm. Mais l’expression du Grand Prêtre d’Orssanc était dénuée de toute chaleur.

Satia frissonna malgré elle. Elle savait ce qui allait suivre.

–Comment allez-vous, ce matin ? demanda Samuel.

–Aussi bien que possible, au vu des circonstances, répondit-elle. Quand pourrais-je voir l’Empereur Dvorking ?

–L’Empereur, Orssanc lui prête sa force, est un homme fort occupé, vous vous en doutez. Il vous recevra quand il l’aura décidé.

Satia en doutait. Cinq jours qu’elle était détenue par l’Arköm Samuel. Elle aurait parié que Dvorking n’était même pas encore au courant de sa présence dans son Empire. Comment réagirait-il en apprenant que l’Arköm l’utilisait à son avantage ? L’empereur usait d’un pouvoir absolu sur les Familles. Elle devait le rencontrer.

–Votre bras, je vous prie.

La jeune femme pinça les lèvres, mais ne se déroba pas.

L’Arköm prit la seringue que lui présenta l’un de ses aides, et l’aiguille plongea dans son bras. Comme les jours précédents, la colère s’empara d’elle face à son impuissance.

Ne la refoule pas, intervint Séliak. Regarde-la. Accepte-la. Elle est légitime.

Merci, Séliak. Je ne sais pas ce que je ferai sans toi.

Ne me crois pas indispensable. Je ne fais que t’aider à révéler tes forces, parce que ton Don a été bloqué et que tu aurais dû avoir toutes ces cartes en main.

Un tintement cristallin, celui de la seringue se posant sur le plateau métallique, ramena Satia à l’instant. L’Arköm la dévisageait, songeur.

–Un problème ? s’enquit-elle.

L’une des Apôtres quittait déjà les lieux, emportant sur son plateau la seringue emplie de son précieux sang violet. L’autre posa son repas sur l’unique petite table de la pièce.

–Cette lueur d’orage, dans votre regard, est nouvelle, dit-il enfin.

–Devrais-je être satisfaite de mon isolement ? rétorqua-t-elle. Devrais-je me résigner ?

L’Arköm croisa les bras.

–Vous êtes protégée. En sécurité. Vous n’avez pas d’allié, ici. Vous êtes seule.

Il se rapprocha, suffisamment pour qu’elle perçoive son haleine mentholée.

–Vous n’êtes rien.

Tu n’es pas seule, rappela Séliak. Résiste et garde courage.

Mais les jours passent et je ne vois aucune issue, rétorqua amèrement la jeune femme. Je ne pourrai jamais faire face à l’armée de prêtres de l’Arkom.

Tu n’es pas seule, répéta Séliak. Crois-tu qu’un Empire suffira à l’arrêter ?

Le cœur de Satia rata un battement tandis qu’un espoir fou naissait en elle.

Il viendra.

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