Chapitre 61

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Le Messager Aioros prit quelques respirations pour s’apaiser, avant de pousser les portes du Palais de Valyar. La réunion de l’Assemblée aurait lieu dans quelques heures, et il était hors de question qu’il soit en retard.

Ils étaient arrivés le matin même et Aioros s’était immédiatement rendu dans les bâtiments de la garnison massilienne. Un moyen pour lui de rassurer les Mecers et soldats massiliens présents sur place tout en prenant des nouvelles d’Aïtor et d’Alya.

Le climat était à la suspicion et ses hommes en colère regrettaient de n’avoir agi pour sauver leur Djicam. Pour nombre d’entre eux, la mort d’Ivan était intolérable, et l’Assemblée en portait l’entière responsabilité. Aioros mobilisa tous ses talents pour leur assurer qu’il obtiendrait réparation. La pression sur ses épaules était énorme.

La première impression qu’il donnerait serait primordiale. Aussi Aioros avait apporté un soin tout particulier à sa mise. Son uniforme était impeccablement blanc, ses bottes noires cirées luisaient. Le cercle d’argent, posé sur ses cheveux noirs, indiquait son rang.

Son escorte l’accompagnait. L’Envoyé Itzal, qui tentait de paraitre à l’aise alors qu’il aurait préféré être ailleurs, les Messagers Arcal et Noram qui avaient souhaité assurer sa sécurité, Lizur et Sybil qui avaient géré les affaires courantes en son absence. Il grimpa jusqu’au neuvième étage, jusqu’aux appartements où reposait son père. Appréhension et soulagement se disputaient son esprit.

Ils avaient fait du bon travail, nota-t-il distraitement en entrant dans le petit salon. Rien n’avait changé. Seul le cercueil en bois de chêne dénotait au milieu de la pièce.

–Laissez-moi seul, demanda-t-il d’une voix qui ne tremblait pas.

Respectant son souhait, son escorte se retira dans l’antichambre et ferma la porte. Avec effort, il s’avança. Le chagrin, qu’il avait contenu jusqu’à cet instant, le submergea. Il se laissa tomber à genoux et les larmes dévalèrent ses joues.

–Oh, père…

Son visage figé dans la mort apparaissait serein. Il avait été lavé, rasé, habillé. Les mains croisées sur une épée dont il n’avait plus besoin, et dont il avait tant fait usage pour le bien de la Fédération. À ses côtés, un deuxième cercueil accueillait la dépouille de Fang, son Compagnon. La panthère ailée n’avait eu aucune chance.

Le jeune Djicam laissa le flux de larmes se tarir. La peine était toujours là, mais l’abcès était crevé. Seul le temps mettrait du baume sur cette douleur. Maintenant, il devait s’occuper des affaires de la Seycam massilienne – et faire en sorte que la Fédération ne se fasse pas dévorer par l’Empire.

Il prit une profonde inspiration, et ouvrit la veste du corps. La rigidité cadavérique ne lui permettrait pas d’avoir un visuel optimal, mais il n’avait pas perçu tous les détails lorsque le Wild s’était imposé à son esprit. Plusieurs blessures récentes avaient été recousues sur l’abdomen et le thorax. Aioros pinça les lèvres. Au moins trois étaient mortelles. Les Faucons Noirs méritaient leur réputation.

Aioros rajusta le vêtement avant de rappeler ses conseillers. L’Assemblée se réunissait bientôt ; il devait choisir ses attenants avec soin et décider de ses actions futures. Le moindre détail serait déterminant.

*****

En pénétrant dans le cercle de l’Assemblée, le Djicam Aioros savait qu’il allait attirer les regards – et les conversations. La disgrâce de son père, suivie de sa mort tragique, était encore vive dans les esprits.

Le cercle d’argent sur ses cheveux noirs, Arcal et Itzal un pas derrière lui, il s’efforça de maintenir une apparence d’assurance, et alla saluer cordialement Altaïr, ravi de voir un visage familier. Si les deux hommes portaient un brassard noir à leur bras gauche en hommage à Dionéris, comme l’ensemble des Djicams, Seyhids et serviteurs du Palais, Aioros arborait aussi un ruban noir brodé du symbole de la Seycam massilienne pour son père.

–Bon courage, lui souffla ce dernier.

–Merci, répondit sobrement le Messager.

Les douze Djicams s’installèrent dans leurs loges avec leurs conseillers dans le brouhaha de conversations tranquilles. Le siège du Souverain était drapé d’une étoffe noire frappée du phénix, symbole de la Fédération des Douze Royaumes.

La Djicam Mickaëla prit la parole. En tant que doyenne, c’était à elle que revenait l’honneur d’ouvrir la séance.

–Bonjour à tous, dit-elle formellement. Aujourd’hui est pour nous un jour de deuil, notre bien-aimé Souverain Dionéris ayant rendu son dernier souffle aux premières lueurs de l’aube. Je vous invite à vous recueillir un instant.

Ensemble, les Djicams inclinèrent doucement la tête. Aioros murmura une courte prière à Eraïm, et ne ressentit aucune honte à ajouter son père à ses prières. Les deux hommes avaient été très proches.

–Aujourd’hui, poursuivit Mickaëla après quelques minutes, nous accueillons également parmi nous deux nouveaux Djicams. Altaïr sey Alcantriz de Vénéré, Aioros sey Garden de Massilia, au nom de mes confrères, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue parmi nous.

Des murmures similaires coururent dans le cercle. Aioros fit appel à toute sa maitrise pour rester serein lorsque le regard de la Djicam se planta dans le sien. Savait-elle ? Il était déterminé à la démasquer, mais sans preuve, il devrait jouer très finement… et elle était bien plus expérimentée que lui à ce jeu-là.

Elle consulta ses notes, présidant tacitement la séance en l’absence du Souverain et de la Durckma.

–Vous avez une annonce à faire, je crois, Djicam Aioros ? Je vous en prie, la parole est à vous, dit-elle en s’asseyant.

–En effet, Djicams, poursuivit Aioros en se levant. Vous ne l’ignorez pas, mon père a été lâchement assassiné dans sa cellule de détention.

Il parcourut lentement les Djicams du regard, sans parvenir à déceler un indice sur un complice potentiel. La Première Prêtresse d’Eraïm avait-elle agi seule ? Non, il fallait au moins deux Djicams pour en incarcérer un autre.

–Des membres des Faucons Noirs sont les auteurs de ce crime, poursuivit-il. J’informe l’Assemblée qu’ils ne resteront pas impunis et que la Seycam massilienne les traquera sans pitié.

–Quelles preuves avez-vous ? demanda Harog, le Djicam du Premier Royaume. Nulle plume noire n’a été retrouvée sur les lieux, or c’est ainsi qu’ils signent leurs méfaits, non ?

Aioros s’obligea à rester calme. Mettre en doute la parole d’un Massilien ! Pensait-il vraiment que son jeune âge le rendait si transparent ?

–Je les ai vus transpercer son corps, dit-il doucement. N’oubliez pas que je suis Messager, comme l’était mon père, et que le Wild unit les Compagnons des Mecers.

Il guettait la moindre réaction de Mickaëla, et ne fut pas surpris de sa parfaite maitrise. Seules ses pupilles se dilatèrent légèrement. Elle était au courant pour le Wild, bien sûr, mais pouvait-elle savoir qu’Aioros l’avait discernée derrière les plumes noires de ses hommes de main ?

–Néanmoins, si vous persistez à mettre en doute la parole d’un Massilien, poursuivit-il, je serai ravi d’en discuter avec vous à l’heure et au lieu qui vous convient.

Le silence tomba sur l’Assemblée. Harog s’était assombri. Le géant de Mouligraï serait certes un adversaire redoutable s’il devait en arriver là, mais la Seycam massilienne avait trop souffert pour qu’il accepte le moindre manquement à l’honneur. Ses hommes comptaient sur lui.

–Ton père était impliqué dans la mystérieuse disparition de la Durckma Satia, répondit enfin le Djicam du Premier Royaume. Vois où cela l’a mené.

–Il n’a fait qu’obéir aux consignes du Souverain Dionéris, Eraïm lui accorde la paix dans les Jardins, rétorqua Aioros en refusant de céder du terrain.

–Et quelles étaient-elles ? intervint Laüdel d’une voix posée.

Dijcam de Sagitta, elle excellait dans la médiation des conflits. Aioros ne savait pas quoi en penser. Les questions directes restaient dangereuses, quand l’honneur méprisait le mensonge. Même si ne pas mentir et dire l’exacte vérité étaient deux notions bien distinctes. Son père avait été doué à ce jeu.

–La Durckma Satia avait subi une tentative d’assassinat de la part de ces mêmes Faucons Noirs, et le Souverain avait jugé préférable de lui faire quitter Valyar pour sa sécurité.

–Cela n’a aucun sens, intervint Mérior, Djicam du Cinquième Royaume, en fronçant les sourcils. Une Guerrière de Perles a été engagée pour lui servir de garde du corps, non ?

–La jeune Laria est venue lui enseigner le maniement des armes, nuança Rodrig, Djicam d’Atlantis. La Durckma Satia souhaitait apprendre à se défendre seule, pour ne pas dépendre d’une garde du Phénix qui s’était montrée inefficace à la protéger.

–Son absence s’éternise, dit Mérior, peu désireux d’abandonner le sujet. Deux semaines ? Où qu’elle soit, elle doit revenir prendre le poste qui est le sien désormais. Que pensera le peuple de la Fédération si elle n’est pas là pour assister aux funérailles de Dionéris ?

Le Djicam de Massilia dut s’avouer qu’il marquait un point. Il échangea un regard avec Altaïr, resté silencieux jusque-là. Les deux hommes avaient compté ramener la Durckma Satia avec eux. Elle avait juste disparu pendant la nuit qu’ils avaient passée dans la grotte. Nulle trace d’enlèvement, nulle trace dans la neige… elle s’était juste volatilisée, comme ça, de façon totalement incompréhensible. Seule sa sacoche, dont elle ne se séparait pourtant jamais, subsistait à sa place, à côté d’une couche vide.

–La Durckma Satia était sur Mayar, révéla la Djicam Mickaëla à la surprise générale. Venue se recueillir pour trouver la sagesse auprès d’Eraïm. Malheureusement, le Temple a été attaqué par des Maagoïs, peu de temps après son arrivée. Je n’ai plus de nouvelles du Temple depuis lors.

Aioros se rassit au milieu du tollé que ces mots avaient provoqué. C’était bien joué, son intervention opportune la plaçait de facto dans ses alliés pour tout observateur. Mais si elle savait où se trouvait la Durckma, pourquoi ne pas en avoir fait profité l’Assemblée plus tôt ?

Question que ne manqua pas de soulever la jeune représentante de Déoris, le Quatrième Royaume. La centauresse fit claquer ses sabots pour réclamer le silence.

–Tout comme le Djicam Ivan, je me suis fiée à la sagesse du Souverain, déclara posément Mickaëla en regardant Aioros.

Il aurait voulu l’étrangler là, tout de suite, lui faire ravaler ses bonnes intentions. Au lieu de quoi il afficha un calme de façade et lui accorda un hochement de tête.

–Mais en ces temps de crise, avec l’Empire à nos portes, nous ne pouvons nous permettre d’incertitude, continua la Djicam de Mayar. Je propose donc la nomination de Damien do Ravière, fils de Dionéris, en tant que Souverain.

Elle ne perdait pas de temps, décida Aioros. Les réactions au sein des Djicams étaient variées, comme l’on pouvait s’y attendre.

–Ce jeune blanc-bec ? s’étonna le Djicam de M-555. Hors de question. Il n’a pas été formé à ce rôle.

–Il a été présent quand ses obligations ne le retenaient pas au chevet de son père, nuança Laüdel. Et le peuple le connait. Je vote pour.

–Vénéré vote contre, commenta sobrement le Djicam Altaïr.

–Oh, allez, ne faites pas votre mauvaise tête ! lança malicieusement Damia, Djicam de Déoris, le Quatrième Royaume. Pourquoi pas ? Nous sommes là pour le conseiller et l’orienter sur la bonne voie.

–En l’absence d’informations concrètes sur le sort de la Durckma, je m’oppose à la nomination d’un nouveau Souverain, déclara Aioros.

La Djicam Mickaëla soupira.

–Ne pourriez-vous vous montrer raisonnable ? Ce débat est stérile. La Fédération a besoin d’un dirigeant à sa tête.

–Un dirigeant, justement, intervint Rodrig d’Atlantis. Pas un Seyhid qui enchaine les soirées et pense davantage à son image qu’autre chose.

–Le paraitre est important, à ce poste, objecta le Djicam de Niléa.

–Puis-je me permettre une suggestion ?

–Faites, Djicam Zalma, je vous en prie, autorisa Mickaëla.

–Il s’agit d’une situation d’urgence et temporaire, n’est-ce pas ?

La Djicam de Soctoris attendit que ses confrères acquiescent pour poursuivre :

–Si nous le nommions de façon… provisoire ? Je suis certain qu’il serait ravi de laisser la place à la Durckma Satia lorsqu’elle sera de retour parmi nous. Une sorte de Souverain… intérimaire ?

Songeurs, les Djicams réfléchirent à cette proposition qui paraissait être une alternative intéressante.

–Et si elle ne revient pas ? énonça lentement Mickaëla en fixant Aioros.

Leurs regards se croisèrent.

–Il me faudra une preuve tangible de sa mort pour que Massilia accepte Damien en tant que Souverain « définitif », dit-il enfin.

Derrière ses yeux violets, il voyait la machinerie s’emballer. À quels calculs se livrait-elle ? Pour qu’un Souverain soit nommé, la Constitution requérait le vote de dix Djicams sur les douze présents. Mais l’unanimité était souhaitée, pour le bien de la Fédération des Douze Royaumes.

Elle parut lui concéder le point.

–S’il n’y a pas d’autres questions… procédons au vote.

Sans surprise, les Djicams s’accordèrent pour accepter Damien en tant que Souverain provisoire de la Fédération. Altaïr se montra le plus récalcitrant.

–Vous pouvez le faire entrer, dit la Djicam Mickaëla au garde devant la porte.

Elle avait donc tout prévu depuis le début, nota le Messager. Il espérait ne pas avoir commis d’erreur. Il n’aimait pas son inexpérience dans ce nouveau rôle. Certes, son père avait depuis longtemps fait connaitre sa décision au sujet de sa succession, et il l’avait assisté depuis, entre deux missions pour les Mecers, tout comme chaque fois qu’il était blessé et avait besoin de repos physique. Mais il était encore jeune, malgré ses trente-deux ans, et s’il savait lire ses ennemis arme à la main, il en était tout autre sur le plan politique. Il aurait dû avoir encore de nombreuses années à s’aguerrir aux côtés de son père, à percevoir les invisibles courants qui reliaient les Seyhids.

Laisse le passé où il est, et regarde vers le futur, lui conseilla Saeros. Tu t’en tires très bien. Tu n’es pas le plus jeune des Djicams. L’âge apporte l’expérience, mais la jeunesse donne la force.

Le jeune Djicam remercia son Compagnon. La précipitation des évènements lui avait fait perdre confiance en ses capacités.

Vêtu de bleu et de blanc, dans des atours à la dernière mode sur Sagitta, Damien fit son entrée. Le fils du Souverain arborait un air modeste, mais Aioros ne s’y trompa pas : dans les yeux bleu clair luisait une lueur de triomphe.

La Djicam Mickaëla lui annonça sa nomination dans un climat tendu. Les Djicams oscillaient entre satisfaction et perplexité. Le Messager s’aperçut qu’il n’était pas le seul à douter de son choix. La décision avait eu lieu dans la précipitation, loin des débats interminables dont ils étaient coutumiers. La Prêtresse les avait manipulés. Encore une fois.

Elle invita Damien à prendre la parole.

–Je vous remercie pour votre confiance, déclara Damien en se dressant de toute sa hauteur. J’espère m’en montrer digne. Et je compte sur vous pour m’aider dans cette tâche difficile.

Des murmures d’assentiments parcoururent l’Assemblée. Le jeune Souverain se montrait sous son meilleur jour, et tablait sur son manque d’expérience pour apparaitre malléable. De quoi donner envie à tout Djicam quelque peu ambitieux.

–La disparition de la Durckma Satia m’attriste profondément, continua-t-il d’un air peiné. Si cela peut vous rassurer, je n’ai aucun intérêt à ce que son absence se prolonge.

Sur un ton confidentiel, il poursuivit :

–Personne n’était vraiment au courant, mais nous étions fiancés.

Aioros se retint de justesse de lui renvoyer son mensonge en pleine face. Fiancés, vraiment ? Il ne serait pas surpris de voir le paraphe de Mickaëla sur un pseudo-document officiel. Les autres Djicams semblaient heureux, surpris, pensifs ; Aioros se demanda si son père n’avait pas sous-estimé les ambitions du jeune homme.

D’un autre côté, si Satia n’avait jamais fait mystère de son aversion pour le jeune Seyhid, elle n’avait jamais non plus évoqué le sujet. Comment démêler le vrai du faux ? Bien des mariages étaient consentis par arrangement réciproque.

Pourtant, Aioros avait été certain qu’il y avait davantage qu’une simple amitié entre la Durckma et son frère. S’était-il trompé ? D’étranges sentiments liaient ces deux-là, il en était persuadé.

Jamais la Durckma n’aurait été si inquiète de retourner sur Valyar si elle avait compté Damien parmi ses alliés.

Durckma, je ne sais pas où vous êtes, mais il va vous falloir revenir vite et bien, si vous voulez qu’il reste quelque chose de la Fédération…

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